Culture

«Être vivant et le savoir» ou le parti pris des êtres

Le film d'Alain Cavalier avec son amie Emmanuèle Bernheim devait être une quête autour de sa propre mort. Mais une autre fatalité est venue bouleverser ce projet, et le porter sur les rivages du tragique.

Ex-voto, bricolage, des bouts de choses quotidiennes peut-être un peu chargées de magie, pour avoir affaire à l'abîme. | Pathé
Ex-voto, bricolage, des bouts de choses quotidiennes peut-être un peu chargées de magie, pour avoir affaire à l'abîme. | Pathé

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Au dernier Festival de Cannes, ce fut un événement singulier et un peu en marge puisque présenté hors compétition. Le nouveau film d'Alain Cavalier, Être vivant et le savoir est de toute façon un cas à part, y compris dans l’œuvre déjà si personnelle, si marquée par les partis pris de réalisation de son auteur.

Pourtant ce documentaire au ras du quotidien semble de prime abord reprendre les caractéristique désormais habituelles du signataire du Filmeur, petite caméra portée, pas d'équipe de tournage, voix off du réalisateur accompagnant les images en train de se faire.

Mais c’est pour explorer des chemins inédits, chemins que n’avaient certes pas prévus les deux protagonistes de cette étonnante aventure de vie et de mort.

 

Cavalier avait prévu de tourner un film avec son amie l'écrivaine Emmanuèle Bernheim. Plus exactement une adaptation du livre où elle raconte la mort de son père, parti en Suisse mettre fin à ses jours, Tout s'est très bien passé.

Elle devait jouer son propre rôle et Cavalier celui du père. Par petites touches légères malgré la gravité du sujet, se met en place un projet tout frémissant d’amitié, de plaisir des deux complices à jouer avec cette perspective du travail en commun, d’approche attentive des possibilités d’évoquer une situation telle que la mort d’une personne très aimée.

À ce moment, la relation entre personnes (Alain Cavalier, Emmanuèle Bernheim), personnages (Emmanuèle Bernheim, son père) et situations évoque en partie le tandem de fiction déjà initié par Cavalier dans Pater, avec Vincent Lindon. Emmanuèle et Alain s'amusent presque à l'idée de jouer, comme on dit pour les personnes qui jouent la comédie et pour les enfants. Sauf qu’ils vont jouer à la mort. La mort bien réelle d’un proche de l’une d’entre eux. D’autres ombres passent, celles qu’a évoqué le prologue du film, consacré à la relation d’Alain Cavalier avec une autre amie, atteinte d’une maladie incurable, durant ses derniers instants. Il s’y déploie d'emblée quelque chose d'indicible, qui flotte entre tendresse, rituel, révolte et sagesse. Ça, qu’on recouvre du mot de «deuil» comme d’un linceul, justement, pour ne pas voir le réacteur atomique qui rougeoie là.

Avoir filmé en face la mort de ses proches

On se souvient alors que Cavalier fait partie de ces rares cinéastes qui aura su, qui aura voulu filmer la mort en face, et d’abord celle de ses propres parents. Un cinéaste qui, c'est tout aussi rare, aura véritablement pris au sérieux ce qui se trafique dans le fait de tuer des gens, fussent-ils des personnages de fiction.

Il en a d’ailleurs fait un court métrage, Faire la mort, où il questionne ses propres utilisations de la souffrance et du meurtre comme matériau dramatique et spectaculaire dans ses propres films de fiction, et la place de «ses» morts –les corps sans vie de son père et sa mère successivement apparus dans son cinéma.

Ce questionnement ricoche sur la présence de la mort dans nos vies, présence pas nécessairement sinistre, bien au contraire, comme on l’a vu avec l’évocation d’une femme très aimée, Irène, mais aussi, très différemment, à propos des cycles de la nature, des mythes et de nos relations intimes avec eux, dans Le Paradis.

La proposition d’Alain Cavalier à Emmanuèle Bernheim prend dès lors l’apparence d’une continuation, avec un petit air de pacte faustien. Mignonne allons voir si la camarde se laisse un peu filmer par le travers, avec le secours de ton expérience, et de ton écriture –l'autrice de Tout s’est très bien passé a évidemment vécu ce qu'elle décrit avec une pudeur qui est celle d'une artiste de la littérature en même temps qu'un témoignage de première main.

Des notes en vue d'un film d'après un livre, vraiment? | Pathé

On croirait donc de prime abord qu'il s'agira d'un nouveau chapitre de cette quête qui, sous l’apparente légèreté affectueuse et souriante de ses réalisations, habite le cinéaste Alain Cavalier, quête au long cours de celui qui fut aussi l'auteur du dépressif Ce répondeur ne prend pas de message et du terrible Libera me.

Mais on est loin du compte. Du compte à rebours. Peu à peu, durant cette phase de mise en place de l’adaptation filmée du livre d’Emmanuèle Bernheim, se fait jour un autre projet, bien plus troublant.

Sans que cela soit formulé de manière aussi frontale, on comprend qu'il s'agit pour le réalisateur non d'un rôle de composition, mais d'une manière d'approcher sa propre mort. Avec toute la délicatesse du monde, sans manipuler personne, il s’agit de rien moins que d'utiliser le destin d'un autre (le père d'Emmanuèle) comme une sorte de répétition.

Le cinéma et l'amitié doivent ainsi fournir les rites d'une rencontre vivable avec sa propre mort. Le cinéma, ce cher vieux bouclier d’Athéna qui dévie le regard de la Gorgone, parce que nul ne peut regarder sa propre mort en face. L’amitié, au sens le plus élevé du mot, parce qu’elle seule peut créer les conditions d’une semblable expérience. Le cinéma et l’amitié pour pouvoir véritablement jouer à «je suis mort».

On est là, à nouveau, du côté de la mythologie: dans toute la quotidienneté triviale de leurs relations, de leurs conversations, entre une balade près de la mer et la préparation de légumes dans la cuisine, Emmanuèle et Alain sont des sortes de héros fourbissant les armes de la fiction et de l’affection pour aller affronter les véritables juges de l’enfer.

La mort avait deux coups d'avance

Mais le putain de monde réel a d’autres méandres, d’autres abîmes. La rencontre avec la mort viendra par d'autres chemins, infiniment plus cruels. Au bord de la mer, sur le vieil échiquier du Septième Sceau, elle a deux coups d’avance.

Le premier puis le deuxième cancer d'Emmanuèle Bernheim sont diagnostiqués.

Avec une douceur infinie, vibrante de tendresse et d'émotions, Cavalier et son amie, chacun à une place fatalement différente, parcourent ce chemin qui mène à l’inéluctable, prenant de court les intrigues et les scénarios.

Un chemin qui s'affirme aussi, quand même, chemin d'intelligence, d'affection et d'humour –sans rien éluder de cela qui approche. Elle va, pas bien, et puis pire. Cavalier ne filme pas la maladie, il filme une femme vivante qui a affaire à ça, en elle. C’est très secret, même si rien n’est tu. Les regards, les inflexions de voix, les mots qui ne trichent ni n’exhibent.

Filmer alors n’est plus montrer, noter les paroles au téléphone s’avère une charge de réel plus que suffisante. Sur la table, les natures mortes ne font que trop honneur à leur nom.

Le cinéma, lorsqu’il prend ainsi le parti des êtres, est capable comme rien d’autre de se charger des électricités contraires et inséparables de la vie et de la mort. Des figures religieuses, artistiques, végétales, enfantines, animales, en porteront la trace, l'écho, la réverbération, entre musique et soupir, et sourire.

Végétales, enfantines, comiques, les inventions de signes qui raniment le dialogue avec le grand silence qui vient. | Pathé

Mais, bien sûr, cette histoire si personnelle n'était pas seulement leur histoire. Au-delà de ce qui s'est joué entre Emmanuèle, Alain et la Camarde, Être vivant et le savoir est aussi une formidable invitation à éprouver et à questionner, au plus intime de chacun de ces êtres qui sont à la fois des êtres humains, des vivant·es, qui lisent parfois des romans et se rendent au cinéma, toujours de futurs morts. Et figurez-vous que, aussi émouvant soit le film, ce n’est pas triste.

Être vivant et le savoir

d'Alain Cavalier, avec Emmanuelle Berneheim et Alain Cavalier

Séances

Durée: 1h22. Sortie le 5 juin.         

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