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Aux États-Unis, le Temple satanique défend bec et ongles la laïcité

Ce mouvement non théiste qui se bat contre l'influence du courant chrétien conservateur vient d'obtenir le statut officiel de religion.

La statue de Baphomet réalisée par le Temple satanique devant le capitole de Little Rock en Arkansas, le 16 août 2018. Image tirée du documentaire <a href="https://www.youtube.com/watch?v=27RtJp-rhHk"><em>Hail Satan?</em></a>. | Via Magnolia Pictures
La statue de Baphomet réalisée par le Temple satanique devant le capitole de Little Rock en Arkansas, le 16 août 2018. Image tirée du documentaire Hail Satan?. | Via Magnolia Pictures

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Fondé par deux amis en 2013, le Temple satanique a initialement été conçu comme une blague, un doigt d'honneur fait au conservatisme chrétien américain.

L'une des premières actions du Temple avait été d'organiser une pseudo-messe satanique dans un cimetière, afin de rendre lesbienne –post mortem– la mère de Fred Phelps, le fondateur de la Westboro Baptist Church, une secte chrétienne connue pour son homophobie virulente. Des couples homosexuels s'étaient embrassés près de la tombe et le cofondateur du Temple, Lucien Greaves, avait frotté ses testicules contre la stèle.

La police locale avait engagé des poursuites et Vice avait publié un article intitulé «La police du Mississippi veut arrêter les satanistes qui rendent les morts gays».

Militantisme et messes noires

Depuis, ce mouvement satanique non théiste –il ne s'agit pas d'adorer Satan, mais de défendre la raison, la science et la liberté d'expression– s'est considérablement assagi et s'est fait connaître pour un activisme politique plus sérieux.

Le Temple compte désormais plus de cent mille membres, organisé·es en dix-huit sections, dont une au Canada. En avril 2019, l'organisation a obtenu le statut officiel de religion aux yeux du fisc américain et a fait l'objet d'un documentaire intitulé Hail Satan?, qui sortira en France à l'automne 2019.

Selon Chalice Blythe, membre du Comité national du Temple satanique, le nombre d'adhérent·es a beaucoup augmenté depuis l'élection de Donald Trump en 2016. «Les fanatiques religieux actuellement au gouvernement veulent amenuiser la séparation entre l'Église et l'État, déplore-t-elle. Or le Temple satanique a de nombreuses campagnes de défense des droits de nos membres face à ces attaques, notamment dans le secteur des droits reproductifs et du droit à l'expression publique, et ces efforts sont remarqués et appréciés par le public en général.»

Les satanistes ont par exemple intenté un procès (en cours) contre les restrictions anti-IVG mises en place dans l'État du Missouri. D'après le Temple satanique, la loi de l'État constitue une violation des croyances satanistes selon lesquelles la vie ne commence pas à la conception.

Leur objection légale est calquée sur le cas de Hobby Lobby, une entreprise dont la direction a récemment obtenu le droit de ne pas rembourser la contraception de ses employées, en avançant que cela constituerait une violation de sa foi chrétienne.

Comme beaucoup de membres du Temple, Blythe utilise un pseudonyme pour éviter toute discrimination et échapper aux menaces de mort ou de viol parfois reçues par les satanistes.

Elle précise que cette religion non théiste n'est pas juste un prétexte au militantisme politique. Le Temple a sept principes fondamentaux, qui correspondent à un certain esprit des Lumières.

On peut y effectuer des rituels, à l'image de la «messe noire», décrite comme «une célébration du blasphème, vu comme une expression de liberté personnelle». Ceux qui vont trop loin sont rapidement condamnés: lorsqu'une directrice de section de Detroit a appelé au meurtre de Donald Trump lors d'une cérémonie, elle a été exclue du mouvement.

Un rituel satanique à Los Angeles. | Via Magnolia Pictures

Statue itinérante de Baphomet

Mais c'est bien le combat contre la présence du christianisme dans l'espace public américain qui a fait connaître le mouvement et qui est retracé dans le documentaire de la réalisatrice Penny Lane.

Leur premier coup d'éclat a eu lieu en 2012 en Oklahoma, après qu'un monument représentant les tablettes des Dix Commandements a été érigé devant le parlement de l'État à Oklahoma City. Le Temple satanique a déclaré que si les chrétien·nes avaient le droit de placer leurs symboles dans l'espace public, alors les satanistes devaient pouvoir y ériger leur propre sculpture.

Les membres ont lancé un appel aux dons pour financer la création d'une statue en bronze de Baphomet, une déité à tête de chèvre représentant Satan, avec un torse inspiré par Iggy Pop et deux enfants adorateurs à ses côtés.

Lorsqu'en 2015, la Cour suprême d'Oklahoma a fini par statuer que le monument des Dix Commandements était contraire à la Constitution de l'État, qui interdit l'utilisation de l'espace public pour promouvoir la religion, la statue de Baphomet –qui pèse plus d'une tonne– a été envoyée à Detroit.

Elle est actuellement exposée au nouveau siège du Temple satanique à Salem, la ville du Massachusetts connue pour ses procès en sorcellerie au XVIIe siècle.

En 2018, le monument a brièvement été placé devant le capitole de l'Arkansas à Little Rock pour protester contre l'érection d'autres tablettes des Dix commandements.

Une foule de résident·es en colère a manifesté avec des rosaires, de l'eau bénite et des pancartes «Satan n'a pas de droits» ou encore «Klaxonnez si vous rejetez Satan».

Des manifestant·es anti-satanistes en Arkansas. | Via Magnolia Pictures

Ce genre de réaction est typique des malentendus autour des satanistes, note Chalice Blythe, qui souligne que pour le Temple satanique, Satan n'est pas une entité réelle qu'il faudrait adorer avec des sacrifices: «Nous sommes athées et nous nous inspirons du Lucifer littéraire romantique de Milton, qui incarne la rébellion ultime contre la tyrannie, ainsi que des valeurs des Lumières comme la raison, la science, le progrès et la liberté.»

Aux États-Unis, l'hystérie anti-sataniste n'est pas de l'histoire ancienne. Dans les années 1980, le pays a été saisi d'une «panique sataniste», attisée par le courant chrétien conservateur.

Plusieurs employés de crèches avaient été accusés d'avoir participé à des rituels sataniques violents et mis en prison. Encouragés par des enquêteurs et psychologues, de nombreux enfants avaient fait des dénonciations qui se sont avérées fausses, basées sur des techniques d'hypnose destinées à accéder à des «souvenirs» traumatiques –des pratiques que le Temple satanique combat.

Trolling sophistiqué

Le décalage entre les fidèles au Christ qui croient avoir affaire à des fanatiques du diable et les satanistes qui répondent en termes juridiques très sérieux est l'un des ressorts comiques du documentaire Hail Satan?.

Plusieurs scènes sont particulièrement cocasses, comme celle où le cofondateur du Temple décrit son projet de statue de Satan au conseil municipal de Little Rock. Il explique que le monument serait placé à côté des Dix Commandements, en donne les dimensions exactes et précise ses motivations: «Nous essayons d'éviter qu'un point de vue religieux particulier coopte le pouvoir et l'autorité des institutions gouvernementales.»

Il s'agit d'une forme sophistiquée de trolling, qui met le camp conservateur face à ses contradictions vis-à-vis du droit: favoriser certaines convictions religieuses plutôt que d'autres est une violation du premier amendement de la Constitution américaine.

C'est pourquoi lorsqu'un comté de Floride a approuvé la distribution de bibles à l'école publique en 2014, le Temple satanique a réussi à faire distribuer des livres de coloriage satanistes, qui contenaient des messages comme «Vous avez le droit de ne pas croire en Dieu» –ce qui a ensuite convaincu le comté d'arrêter toute distribution de bibles.

Et lorsqu'une école publique d'Oregon a mis en place un club extrascolaire chrétien en 2016, les satanistes ont lancé leur propre club, qui promouvait non pas le diable, mais le raisonnement et la science.

Club sataniste dans une école publique. | Via Magnolia Pictures

Le Temple satanique a également obtenu plusieurs victoires dans le domaine des décorations de Noël, en suivant toujours le même raisonnement: si une crèche est exposée dans une mairie ou un parlement local, alors les satanistes doivent pouvoir y mettre leurs symboles.

En 2014, un ange tombant dans les flammes était exposé au capitole de Tallahassee en Floride à côté d'une crèche, et en 2018, une statue de serpent avec le message «la connaissance est le plus grand des dons» était placée au sein du parlement de l'Illinois.

Les membres du Temple participent à ces actions politiques, qui font partie intégrante de leur «religion». Beaucoup ont grandi dans des environnements religieux conservateurs et trouvent dans ce mouvement une façon de se libérer de l'emprise d'une certaine forme de superstition. Au-delà de l'athéisme, le Temple satanique leur offre une mission et une identité sociale.

C'est ainsi que Penny Lane, la réalisatrice du documentaire Hail Satan?, décrivait l'attrait du mouvement dans une interview: «Ils prennent le meilleur des valeurs laïques et des Lumières et ajoutent un peu de mythologie, d'art, de rituels, de communauté. Tout ce qu'il y a de positif dans la religion, mais en rejettant l'obéissance aux idées irrationnelles.»

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