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La France avait déjà perdu la guerre d'Indochine cinq ans avant Diên Biên Phu

L'état-major et les responsables politiques n'ont pas tenu compte des revers majeurs de 1949 et 1950, qui annonçaient pourtant l'impossible victoire française.

Hanoï, 1951. | manhhai via <a href="https://www.flickr.com/photos/13476480@N07/13072713264">Flickr</a>
Hanoï, 1951. | manhhai via Flickr

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Nous sommes en 1949. Cela fait quatre ans que les troupes françaises en Extrême-Orient arpentent la jungle indochinoise sans qu'aucune évolution décisive ne soit constatée.

L'objectif assigné à ces troupes, composées d'unités françaises et de supplétifs étrangers, tient en une phrase: préserver les intérêts français sur les territoires indochinois contestés.

Mais mois après mois, la tâche se révèle moins facile que prévu. Déjà «enlisées dans une guerre qu'elles ne peuvent gagner à moins de faire un effort immense», comme le souligne l'historien Michel Bodin, spécialiste de la guerre d'Indochine, les troupes françaises vont être durement frappées au cours des années 1949 et 1950.

Le soutien massif de la Chine communiste

Le premier tournant s'amorce par un événement qui pourrait sembler, à l'époque, sans rapport avec la guerre. Pourtant, de l'autre côté de la frontière sino-tonkinoise, l'Armée rouge de Mao Zedong achève de remporter une victoire écrasante contre les armées nationalistes de Tchang Kaï-chek.

Ce 1er octobre 1949, Mao Zedong proclame en grande pompe sa victoire depuis le balcon de la place Tiananmen à Pékin et célèbre la Chine nouvelle, qui a une particularité et de taille: elle est désormais communiste.

Quel impact sur l'Indochine qui, au-delà du fait de partager une frontière de plus de 700 kilomètres avec la Chine, n'a pas grand-chose à voir avec elle? C'est qu'une grande partie des combattants qui se sont soulevés contre la présence française en Indochine partagent un idéal commun avec la Chine de Mao: le communisme.

Le Vietminh, organe politique communiste, organise la résistance contre les troupes françaises en Extrême-Orient. Dirigé par Hô Chi Minh, leader de la résistance communiste retranchée dans la jungle du Tonkin, cette partie nord de l'Indochine où ont lieu la majorité des combats depuis 1946, il s'appuie sur une armée, l'Armée populaire vietnamienne (APVN) commandée par le général Giap. Cette armée tend régulièrement des embuscades aux troupes françaises et parvient à infliger des pertes qui usent le moral des soldats coloniaux.

En cette fin d'année 1949, le scénario que l'état-major français redoutait tant prend finalement forme. Mi-décembre, lors de la Conférence des syndicats vietnamiens, un accord est passé entre Hô Chi Minh et la Chine communiste, qui apporte désormais un soutien massif aux troupes de l'Armée populaire vietnamienne. À cette occasion, Hô Chi Minh déclare: «Nous nous sommes donc définitivement placés dans le camp démocratique, nous nous sommes joints au bloc des 800 millions d'hommes qui luttent contre l'impérialisme.»

«Les succès de l'Armée rouge en Chine influèrent considérablement sur les données du problème indochinois», confirme Michel Bodin.

Un ennemi renforcé

L'entrée de la Chine, certes indirecte, dans le conflit, va en renverser les données. «L'Indochine devient un front chaud de la Guerre froide», estime Michel Bodin. Ce soutien se traduit très concrètement, dès décembre 1949, par la livraison de «50.000 fusils, de 200 fusils-mitrailleurs, de 100 mitrailleuses (DCA) et de 20 mortiers depuis la Chine», détaille l'historien.

Dans le même temps, «les effectifs se renforcent car l'Armée populaire vietnamienne peut recruter, en offrant du riz et des armes», explique Ivan Cadeau, historien militaire spécialiste de l'Indochine. À partir de décembre 1949, «des régiments entièrement nouveaux retournent au Tonkin, munis d'un armement équivalent à celui des formations du corps expéditionnaire français», note le général Yves Gras dans Histoire de la guerre d'Indochine. «C'est le début de la formation des grandes unités», écrira le général Raoul Salan dans ses mémoires sur la guerre d'Indochine.

«À partir du moment où la Chine est dans le jeu, sans effort incroyable de la part du camp occidental, comment gagner cette guerre d'Indochine?»

Ivan Cadeau, officier et historien

Ivan Cadeau raconte ce changement de physionomie du conflit: «L'Armée populaire vietnamienne dispose d'une puissance de feu accrue. L'artillerie, avec cinq, six canons, démolit les fortifications. Cette artillerie permet de faire tomber les postes-frontières beaucoup plus vite qu'avant. L'utilisation des mitrailleuses (DCA) pose également problème. Elles suivent l'axe potentiel d'arrivée des avions français. Cela oblige les aviateurs à prendre de la hauteur, à être moins précis dans les largages voire à ne plus intervenir. C'est aussi à partir de cette date que les premiers avions de chasse sont abattus par des mitrailleuses.»

Ce n'est qu'un début pour les unités du corps expéditionnaire, qui vont aller de Charybde en Scylla.

Michel Bodin précise: «De février à mars 1949 […] partout au Tonkin, on nota une recrudescence des embuscades, des attaques de poste et partout un repli extrêmement rapide des assaillants. L'augmentation de la densité de feu et l'emploi plus fréquent des mortiers, voire de quelques pièces d'artillerie, furent une nouveauté. Toute l'année, la route coloniale 4 [RC 4, à l'extrêmité nord de l'Indochine, longeant la frontière avec la Chine, ndlr] fut le théâtre d'une multitude d'actions. De petits points d'appui succombèrent aux assauts de l'Armée populaire vietnamienne. La plupart des grands ponts furent détruits. Les convois étaient fréquemment assaillis.»

Le ver est dans le fruit, selon Ivan Cadeau, qui s'interroge: «À partir du moment où la Chine est dans le jeu, sans effort incroyable de la part du camp occidental, comment gagner cette guerre d'Indochine?»

Mais alors, que faire? Continuer à combattre? Évacuer?

Excès de confiance

Dès 1949, un rapport «aux conclusions peu optimistes suggérait l'évacuation» des postes-frontières, rappelle Ivan Cadeau. Pendant un an, l'état-major a tergiversé sur l'option à choisir. Le commandant Ivan Cadeau décrit l'état d'esprit d'alors: «Dans les états-majors, on a du mal à prendre la température réelle sur le terrain. À ce moment-là, il n'y a pas de fatalité. Les renseignements montrent bien que l'adversaire a changé de nature. Mais tant qu'on n'y est pas confronté... C'est un problème d'excès de confiance. On estime que six ou sept bataillons du corps expéditionnaire peuvent faire face à un adversaire même renforcé. Ils n'ont pas pris la véritable mesure de ce changement, même s'il est sous leurs yeux en noir sur blanc.»

Pourtant, «il y a 20.000 soldats de l'Armée populaire qui ont été entraînés, équipés, et formés par les Chinois», souligne Michel Bodin.

Cette mauvaise lecture de l'état-major français se paie cash, fin septembre 1950. Alors que l'évacuation des postes-frontières est décidée tardivement, tout au long de la frontière sino-tonkinoise, les troupes françaises en Extrême-Orient sont prises dans une embuscade gigantesque, qui va durer du 30 septembre au 18 octobre 1950.

La route coloniale 4 devient un enfer. Chargées de civils, de matériel, engoncées dans une jungle surplombée de part en part par des pitons d'où affluent massivement les soldats de l'Armée populaire vietnamienne, les troupes françaises subissent une défaite sanglante et des dégâts humains extrêmement lourds: sur les 5.000 hommes qui composaient les neuf bataillons déployés sur place, les pertes s'élèvent à 1.800 tués et à 2.500 prisonniers.

«Des unités sont décimées, raconte Michel Bodin. Ce sont des chiffres comparables à Verdun.» «C'est une gifle, convient Ivan Cadeau. Un vent de panique s'est emparé de l'état-major.»

Le tournant de 1950

L'onde de choc va se propager jusqu'en métropole, où la guerre d'Indochine n'intéressait encore pas ou peu. Le 19 octobre 1950, le député Pierre Mendès France monte à la tribune de l'Assemblée nationale. Il prend alors la mesure de la gifle que vient de subir la France dans sa colonie d'Indochine. Selon lui, dès lors, deux options s'offrent au pouvoir français: «La première consiste à réaliser nos objectifs en Indochine au moyen de la force militaire. Si nous la choisissons, évitons enfin les illusions et les mensonges pieux. Il nous faut pour obtenir rapidement des succès décisifs trois fois plus d'effectifs sur place et trois fois plus de crédits et il nous les faut très vite.»

À l'époque, cette option paraît peu crédible. La charge très lourde de la guerre est déjà sujette à polémique en métropole, comme l'écrit Hugues Tetrais, historien spécialiste de l'aspect économique du conflit: «Les dépenses militaires en Indochine s'envolent entre 1949 et 1951: 138,4 milliards de francs en 1949, 182 milliards en 1950, 322,3 milliards en 1951. Avec une poussée de 57% en 1949 par rapport à l'année précédente, de 20% en 1950 et, à nouveau, de 47% en 1951, le coût de la guerre fait entrer celle-ci dans une nouvelle époque.» Et d'ajouter que la France connaît déjà un déficit budgétaire de 800 à 1.000 milliards de francs (environ 122 à 152 milliards d'euros).

«On ne sait pas faire la guerre, on ne sait pas faire la paix non plus. Donc, on nourrit la guerre»

Michel Bodin, historien

Pour Mendès France, il ne reste qu'une seule solution et elle est politique: «Rechercher un accord, un accord évidemment, avec ceux qui nous combattent.» Négocier la paix avec Hô Chi Minh? L'idée de Mendès France ne passe pas.

«À l'époque, cette voix n'est pas entendue, estime Ivan Cadeau. Le pouvoir politique n'entend pas et ne peut pas envoyer des renforts conséquents en Indochine.» «Il faut se replacer dans le contexte. Nous sommes dix ans après la défaite de 1940, renchérit Michel Bodin. Ce pays qui avait été une si grande puissance est malmené. Une partie du pouvoir politique n'est pas prête à quitter l'Indochine. On ne peut pas céder. On va donc continuer à faire la guerre sans donner les moyens. On ne sait pas faire la guerre, on ne sait pas faire la paix non plus. Donc, on nourrit la guerre.»

L'aide américaine, fournie dès 1950, ne suffira pas à renverser la vapeur. En 1954, quatre ans plus tard, des milliers de soldats mourront dans la vallée de Diên Biên Phu ou seront faits prisonniers. Avec le recul historique, Ivan Cadeau tire un constat amer: «Même si l'armée française avait gagné à Diên Biên Phu, il y aurait eu un autre Diên Biên Phu plus tard, à moyens égaux. La France ne consentait pas à renforcer ses troupes. Tout n'était pas fait pour sauver Diên Biên Phu. Il n'y a pas eu de volonté politique.»

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