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Je n'étais pas très motivée par l'élection européenne et ses trente-quatre listes et puis, un soir, je suis tombée sur un documentaire diffusé par Arte: Les enfants d'Erasmus-Comment le programme a changé leurs vies, co-écrit par ma collègue Isabelle Maradan. Je me suis souvenue de mes années Erasmus.
Erasmus, c'est ce programme qui permet depuis trente-deux ans à des millions de jeunes originaire d'Europe de partir étudier à l'étranger.
Décliné depuis en Erasmus+, le dispositif s'est élargi et c'est heureux: il s'adresse désormais aussi aux stagiaires, aux étudiant·es sans diplôme, permet aux jeunes inscrit·es dans la filière professionnelle de partir et s'ouvre aux candidatures extra-européennes. Le documentaire suit le parcours de cinq étudiant·es dont Sulyvan, en bac pro chaudronnerie industrielle, parti en Lituanie pour apprendre le métier de carrossier. Le film interroge des personnes qui ont bénéficié de l'expérience Erasmus et des experts.
L'Union fait la force
L'éducation est une prérogative qui reste nationale mais l'Europe a changé la donne, en particulier dans le supérieur: c'est par exemple dans le cadre de l'harmonisation européenne qu'on est passé du système deug-maîtrise-DEA au système LMD (licence-master-doctorat). Moins connue, la stratégie de Lisbonne place au cœur des engagements européens l'éducation et la formation et, aujourd'hui, la stratégie Europe 2020, qui formule cet objectif rappelé par le site Toute l'Europe: atteindre «un taux moyen de décrochage scolaire devant être inférieur à 10% et celui du taux moyen d'adultes entre 30 et 34 ans avec une éducation de troisième cycle devant atteindre au moins 40%».
L'Union a de fortes ambitions éducatives et fait en sorte que le nombre de personnes diplômées augmente un peu partout sur le continent.
Erasmus m'a offert l'opportunité de passer une année à Lisbonne où j'ai pu apprendre à parler le portugais –à le comprendre, au moins–, à prendre une certaine indépendance et à étudier dans un contexte totalement différent. Des expériences très bien racontées dans le documentaire: il s'agit à la fois de s'autonomiser, d'étudier dans un autre cadre académique ou de profiter de moyens d'apprentissage, comme le fait Sulyvan dans le film. Le jeune homme va mettre à profit son échange pour apprendre son métier autrement.
Il s'agit aussi une expérience politique en soi: vivre ailleurs, c'est se confronter à un autre modèle.
L'aventure est aussi intellectuelle: on découvre sa discipline autrement, on échange avec des étudiant·es d'autres latitudes, on découvre et questionne les stéréotypes nationaux, comme le dit très justement Loukas Tsoukalis, politologue grec, interrogé dans le documentaire, qui montre une chose importante: Erasmus ne ressemble pas à la caricature des city break vendus dans les pubs des compagnies low cost ou de la vie étudiante contée par L'Auberge espagnole.
Il s'agit aussi une expérience politique en soi: vivre ailleurs, c'est se confronter à un autre modèle social, à un autre fonctionnement des services publics, à d'autres rapports sociaux. Découvrir l'étranger permet de mieux comprendre son propre pays, la diversité et les différences qui marquent le vécu européen, diversité d'une Union de plusieurs pays dont le destin peut être lié sans que le continent ne s'homogénéise. À voir le documentaire, l'Europe n'a pas l'air d'avoir trouvé son unité culturelle –les citoyen·nes européen·nes n'existent pas (encore) vraiment.
Budget triplé
Si Erasmus participe à la construction de ce sentiment européen, le programme est encore largement perçu comme élitiste. Le choix d'Isabelle Madaran de suivre un élève de milieu modeste comme Sulyvan est une manière de plaider pour son élargissement.
Pour ce faire, le nerf de la guerre reste l'argent, celui que l'Europe veut bien y investir. Dernièrement, les parlementaires de Strasbourg ont triplé le budget d'Erasmus: il atteindra 45 millions d'euros en 2021. Pour le Slovène social-démocrate Milan Zver, rapporteur du projet: «Les programmes européens doivent être accessibles à tous les citoyens de l'Union, quel que soit leur contexte socio-économique. Mon but premier est de faire d'Erasmus+ le programme numéro un en terme d'inclusion. Nous avons rendu ce programme plus équitable et plus inclusif. Le Parlement devra se battre avec fermeté pour tripler le budget total. Voilà pourquoi il est extrêmement important d'obtenir un soutien appuyé des groupes politiques.»
Les programmes internationaux demeurent réservés à une élite fortunée.
À mon sens et dans un monde idéal il faudrait sans doute aller plus loin, comme en rêve le journaliste Derek Scally, correspondant à Berlin pour le quotidien irlandais The Irish Times et étudiant Erasmus en 1999: «On devrait offrir un billet d'avion à tous les jeunes de 18 ans» pour que la nationalité «prenne un autre sens pour eux»… et pour ne pas qu'Erasmus soit perçu comme un privilège réservé aux plus nantis: depuis 1987 Erasmus n'a concerné «que» 9 millions de personnes. Une chiffre qui peut paraître élevé mais qui reste faible comparé au nombre d'étudiant·es européen·nes depuis 1987.
Alors que la mobilité internationale est très valorisée dans nos sociétés, elle reste inaccessible à la majorité des gens et des jeunes. Erasmus a cet immense mérite: celui de démocratiser les études à l'étranger. Les programmes internationaux demeurent réservés à une élite fortunée –on le constate encore s'agissant des études aux États-Unis ou au Canada qui distinguent la population la plus favorisée. (Qui peut payer un an à McGill à ses enfants?). Partir dans un pays plus proche n'est pas moins inintéressant et peut se révéler fort utile, comme le montre le documentaire.
Si je glisse un bulletin dans l'urne, ce dimanche, ce sera finalement grâce à Erasmus.
Le documentaire Les enfants d'Erasmus-Comment le programme a changé leurs vies, d'Angeliki Aristomenopoulou et Andreas Apostolidis, co-écrit par Isabelle Maradan et Yuri Averof, est disponible en streaming sur le site d'Arte jusqu'au 13 juin 2019.