Boire & manger

Le California roll est-il vraiment un sushi?

Petite histoire du plus américain des plats japonais (ou l'inverse).

Il remplaça le poisson cru par de l'avocat puis cacha l'algue nori derrière un rideau de riz en roulant le sushi à l'envers. | Valentin B. Kremer via <a href="https://unsplash.com/photos/UTUENGAbNg0">Unsplash</a>
Il remplaça le poisson cru par de l'avocat puis cacha l'algue nori derrière un rideau de riz en roulant le sushi à l'envers. | Valentin B. Kremer via Unsplash

Temps de lecture: 8 minutes

En 1971, Hidekazu Tojo quittait son Japon natal pour rejoindre Vancouver. Jeune, ambitieux et formé à l'art de la préparation des sushis, c'était le candidat parfait pour Shigeru Hirai, qui recherchait un jeune chef pour travailler avec lui. Hirai offrit à Tojo un contrat de deux ans dans son petit restaurant de sushis, Maneki, dans le quartier japonais de Vancouver. Il n'y avait à l'époque à Vancouver pas beaucoup de restaurants japonais. Et encore moins nombreux étaient ceux qui proposaient du poisson cru.

La clientèle japonaise raffolait des sushis de Tojo. Les Canadiens locaux, en revanche, n'appréciaient que les plats cuits.

«Je les voyais manger des salades d'épinards, de la tempura et du poulet teriyaki, qu'ils avalaient à toute vitesse, me raconte-t-il autour d'une tasse de thé dans le restaurant qu'il tient aujourd'hui, Tojo's. Mais les sushis… ils ne voulaient même pas y goûter. Ils ne mangeaient pas de crabe cru, pas de thon cru… Si c'était cru, il ne le mangeaient pas.»

Tojo dans les Montagnes rocheuses lors d'un séjour en Alberta (Banff, Jasper, Calgary, Edmonton) vers 1972 ou 1973. | Photo fournie par Momoko, la fille de Tojo

Connaissant la popularité –on pourrait même dire l'omniprésence– des sushis aujourd'hui dans le monde occidental, il est difficile d'imaginer une époque où les gens refusaient de manger du poisson cru. C'était pourtant le cas dans l'Amérique du Nord des années 1970. Pour un expert en sushis tel que Tojo, voir sa clientèle bouder sa spécialité jour après jour ne pouvait que le pousser à chercher une solution.

Mais pour cela, il lui fallait d'abord comprendre pourquoi sa clientèle refusait ne serait-ce que d'y goûter.

La guide et l'enquête

Tojo finit par quitter la familiarité du quartier japonais pour prendre la tête d'un nouvel établissement, Jinya, sur West Broadway, artère très fréquentée et cosmopolite de Vancouver. C'est là qu'il commença à fréquenter l'une de ses clientes régulières, Mami Yamaguchi, une jeune hôtesse de l'air qui travaillait sur la compagnie aujourd'hui défunte CPA Airlines. À la différence de la majorité de la clientèle de Tojo, Mami était elle-même japonaise. Elle parlait plusieurs langues et n'avait pas peur de goûter aux sushis de Tojo, ce qui ne manqua pas de le séduire. Elle devint, d'une certaine manière, son interprète culturelle, en l'emmenant notamment dans les restaurants prisés de Vancouver, comme William Tell, où il put constater que le public canadien appréciait les produits de la mer (comme par exemple le crabe de Dungeness), du moment qu'ils étaient cuits.

Guidé par Mami, Tojo commença à explorer les marchés aux poissons locaux dans le but de comprendre ce qui pouvait pousser la population canadienne à fuir ainsi le poisson cru.

Tojo alla voir les rayons de poisson des supermarchés Safeway ainsi que les marchés locaux de Granville Island pour voir où les gens achetaient leur poisson. C'est là qu'il découvrit que les marchés canadiens s'embarrassaient beaucoup moins de présentations que les marchands japonais auprès desquels il avait l'habitude de se fournir.

«Pas de décoration. Une très mauvaise odeur. Une odeur de poisson, se souvient-il. Lors de ma formation, quand j'allais au marché, ça sentait la pastèque, la pastèque fraîche. Ou le concombre. Grosse différence. Mais là, au Safeway? Ah! Ça puait! C'était ça, la raison.»

La question qui obsédait Tojo trouvait enfin une réponse: c'était à cause de l'odeur qu'on ne mangeait pas de poisson cru au Canada.

Remplacer, cacher, faire chanter

Tojo décida de créer un sushi que la population locale apprécierait. Il ne s'agissait pas tant d'une concession que d'un reste de sa formation à Osaka, où il s'était fait connaître pour ses créations omakase, c'est-à-dire adaptées à la clientèle en fonction de ce qu'il y avait de frais et de disponible.

Omakase pourrait se traduire en japonais par «Je m'en remets à vous». Mais c'est bien plus qu'un menu. C'est un rituel construit autour des ingrédients présents en cuisine, qui changent sans cesse, tout en tenant compte des désirs de la clientèle. Les chefs omakase n'ont généralement pas de menu prédéfini en tête: ils le construisent au fur et à mesure, en s'adaptant en fonction ce qui plaît ou non. Cela nécessite, en d'autres termes, une certaine forme de confiance entre les clients et le chef.

«Avant, on ne mettait que de la sauce soja. Mais quand on a découvert la mayonnaise, on en a mis avec la laitue, les tomates, les concombres…»

Hidekazu Tojo

La particularité de l'omakase de Tojo était de ne pas concevoir son environnement, l'Amérique du Nord, comme une contrainte. Prenez, par exemple, son plat préféré, l'unagi (anguille), qui était difficilement trouvable à Vancouver. Afin de le mettre à sa carte, il décida d'utiliser la peau d'un poisson disponible en abondance au Canada, le saumon, et de la cuisiner avec l'assaisonnement traditionnellement réservé à l'unagi.

Et c'est, en effet, de cette manière qu'est né le California roll de Tojo: en partant d'ingrédients disponibles et facilement accessibles, et en cherchant ce que souhaitait vraiment manger sa clientèle. C'est aussi simple que cela. Tojo ne se souvient pas du jour exact, ni même des circonstances, qui l'ont conduit à inventer le California roll. Il se rappelle, en revanche, que beaucoup de personnes se plaignaient de devoir manger des algues. Un jour, inspiré par ce qu'il avait vu chez William Tell, il remplaça donc le poisson cru par de l'avocat et du crabe local cuit. Puis, il cacha l'algue nori derrière un rideau de riz en roulant le sushi à l'envers. Enfin, pour faire chanter le tout, il ajouta un peu de mayonnaise.

«Je viens d'une famille très pauvre, explique-t-il. Après la guerre, nous n'avions rien à manger. Nous mettions de la mayonnaise avec des légumes du jardin. C'était un peu occidental, ça changeait. Avant, on ne mettait que de la sauce soja. Mais quand on a découvert la mayonnaise, on en a mis avec la laitue, les tomates, les concombres… J'adore mettre de la mayo!»

Qui est le père?

Pour dire la vérité, sur la carte du restaurant de Tojo, le California roll s'appelle «Tojo Maki», pas «California roll». Tojo ne s'était encore jamais rendu en Californie à cette époque (un détail sur lequel il a insisté plusieurs fois auprès de moi). Mais même si ce n'est pas sous le nom de «Tojo Maki» que s'est fait connaître le California roll, Tojo maintient que c'est bien lui qui l'a inventé.

Et lorsque je lui ai demandé pourquoi je devrais croire sa version de l'origine du California roll, il m'a simplement répondu: «Au Japon, il y a le sens de l'honneur. Un bon chef ne copie jamais. Jamais.»

L'autre théorie est que le California roll serait né dans les années 1970 en Californie, dans le quartier de Little Tokyo, à Los Angeles. D'après cette version des faits, un dénommé Kanai Noritoshi, à la tête d'une société d'importation d'alimentation japonaise baptisée Mutual Trading Company, lança ce qui fut alors considéré comme le premier sushi counter, Kawafuku, où il aurait inventé le maki californien. Le cuisinier en chef de Kawafuku, Ichiro Mashita, revendiqua également la paternité du California roll après l'ouverture de son propre restaurant, Tokyo Kaikan.

Tojo a lui aussi tenté de faire valoir sa place dans l'histoire du California, mais après la bataille, au début des années 1990. Pour ce faire, il a appelé son avocat, Barry Joe, qui travaille avec lui depuis quarante ans. Malheureusement pour lui, le dépôt d'une recette est extrêmement difficile à faire respecter. Et surtout extrêmement onéreux (plusieurs milliers de dollars ou presque par an pour une recette comme celle du Tojo Maki).

Vous avez dit «authentique»?

Pour le commun des mortels, bien entendu, savoir qui a vraiment créé le California roll importe peu. Mais l'idée que des gens souhaitent en revendiquer l'invention témoigne bien de son succès commercial, de son omniprésence. Ce succès n'a, bien entendu, pas été sans susciter de critiques, comme celles de la cheffe Hiroko Shimbo, autrice de The Sushi Experience. «Le California Roll n'est pas un sushi japonais. Il a été créé pour convenir au public américain, assure-t-elle. Les gens l'appellent “sushi”, mais ça n'en est pas un. C'est un autre plat.»

J'ai demandé à Hiroko Shimbo si elle le trouvait authentique.

«Non, m'a-t-elle répondu. Ce qui fait que ce n'est pas authentique, déjà, c'est que le nori se met toujours à l'extérieur, quand on fait des rouleaux au Japon. Et, bien entendu, il y a une raison à cela: ça maintient l'humidité et l'onctuosité du riz (et rend le nori un peu caoutchouteux). C'est comme ça que l'on fait au Japon.»

Pendant que Hiroko Shimbo me parlait, je n'ai pu m'empêcher de m'interroger: l'authenticité ne serait-elle pas une chimère? Les premiers remakes interculturels de plats classiques datent des débuts de la mondialisation elle-même. Tout le monde connaît le doner kebab, inventé en Allemagne par des immigrés turcs dans les années 1970, mais l'on peut aussi citer la soupe anglaise mulligatawny, qui vient d'un plat indien baptisé molo tunny. Et même la tempura n'existe que grâce aux Portugais (même si elle est désormais si ancrée dans la tradition japonaise que la considérer d'une autre origine semblerait presque relever de l'hérésie).

«Si vous mangez du poulet, c'est pour avoir le goût du poulet. Pas celui de la sauce»

Hiroko Shimbo

«Lorsqu'un nouveau plat arrive dans un pays depuis un autre pays, il est toujours légèrement modifié pour plaire à la population de ce nouveau pays, m'explique Hiroko Shimbo. Au Japon, les gens aiment les bagels mous et quelques entreprises se sont donc mises à produire des bagels mous, spongieux. Ce sont des bagels “à la japonaise”. Mais ici, en Amérique, personne n'accepterait ce type de bagels.»

C'est peut-être ce qui a permis au California roll de perdurer. Le sushi japonais a été légèrement réajusté: du poisson cuit à la place du poisson cru, un peu de sauce en plus et le nori caché sous le riz. Mais qu'est-ce qu'un vrai sushi? Même s'il a été créé pour les Américains, n'est-ce pas encore un sushi? Certes, peut-être pas pour une spécialiste comme Hiroko Shimbo, mais un sushi tout de même (sans lequel certains des meilleurs clients de Tojo ne seraient peut-être jamais revenus dans son restaurant).

Mais ce qui fait l'authenticité d'un sushi, a poursuivi Hiroko Shimbo, c'est avant tout «le respect du goût de chaque ingrédient. Quand on cuisine, on n'ajoute pas d'épices ou autre chose pour cacher le goût. Mettre de l'huile, c'est cacher le goût des ingrédients. Quand on cuisine, on essaie de garder les vraies saveurs des ingrédients à la fin de la préparation. Si vous mangez du poulet, c'est pour avoir le goût du poulet. Pas celui de la sauce».

Certains diront que c'est exactement ce que fait le California roll, du moins s'il est bon. L'équilibre des ingrédients, les subtilités de la température du riz, la fraîcheur du nori, la quantité parfaite de mayonnaise… c'est tout cela qui fait la qualité d'un bon California roll. D'après la définition de Shimbo, il y a donc peut-être une version du California roll qui est authentique et une qui ne l'est pas.

Ambassadeur de bonne volonté

L'approche créative omakase de Tojo a entraîné de nombreuses autres formes d'adaptations, comme le Golden Roll, qui remplace l'algue nori entourant le riz par une fine crêpe d'œuf. Ou encore sa version du sashimi de thon, qui est mariné à l'avance afin d'éviter au client le risque d'un mauvais équilibre entre poisson, wasabi et sauce soja. Cette volonté d'inciter sa clientèle à essayer toujours plus ses sushis est omniprésente dans la carte de Tojo. Et si l'on peut y voir un côté gadget, ce sont en fait des manières intelligentes d'attirer le public vers la palette de saveurs à laquelle il fait appel.

Tojo à Jinya, avec une commande à emporter pour son client, Paul Belserene. | Photo fournie par Momoko, la fille de Tojo

Paul Belserene, l'un des clients les plus réguliers de Tojo, ne supportait pas l'uni (oursin) avant de goûter la préparation qu'en fait Tojo. Aujourd'hui, il ne peut plus s'en passer. Belserene se souvient que Tojo, ayant remarqué son «hésitation par rapport à l'uni», lui a fait un uni shiso temaki, en plaçant l'oursin sur une feuille de shiso afin d'en masquer la texture. «L'amertume de la feuille de shiso, le craquant du nori, la douceur et l'umami voluptueux de l'oursin…. Ça a été ma porte d'accès à l'oursin», raconte Belserene.

Grâce à Tojo, il est désormais impossible de faire plus de deux kilomètres dans Vancouver sans tomber sur un restaurant de sushis. En 2016, le ministère japonais de l'Agriculture, des Forêts et de la Pêche l'a promu ambassadeur de bonne volonté de la cuisine japonaise en récompense de son travail de chef ayant repoussé les limites du sushi.

Je lui ai demandé s'il pensait qu'il aurait pu recevoir cette distinction sans le California roll. «Je ne sais pas, m'a-t-il répondu, un brin mélancolique. Je marie les goûts américains avec la cuisine traditionnelle japonaise, par touches. C'est ma manière de faire. Parce que, sinon, les gens ne comprennent pas.»

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