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James Bond survivra-t-il au Brexit?

Comment le divorce avec l'Europe pourrait faire caler les Rolls-Royce de l'espionnage.

Pendant la Guerre froide, l'Information Research Department, chargé de la propagande anti-soviétique, répondait point par point aux mensonges du KGB: une technique qui pourrait faire la différence contre les fake news. Le siège du MI6 à Londres (Royaume-Uni) le 31 mai 2007. | Bertrand Langlois / AFP
Pendant la Guerre froide, l'Information Research Department, chargé de la propagande anti-soviétique, répondait point par point aux mensonges du KGB: une technique qui pourrait faire la différence contre les fake news. Le siège du MI6 à Londres (Royaume-Uni) le 31 mai 2007. | Bertrand Langlois / AFP

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Des romans de John Le Carré à l'increvable popularité de James Bond, la Grande-Bretagne a et cultive depuis belle lurette l'image d'une usine à espion·nes particulièrement performante. Cette réputation n'est pas qu'un mythe. Que ce soit pendant ou après la Seconde Guerre mondiale, le travail méticuleux des officiers du renseignement britannique ont été l'une des principales sources de pouvoir du Royaume-Uni durant des décennies.

Un pouvoir, avec sa charpente, aujourd'hui menacé par le Brexit, qui promet nombre de répercussions sur les services de renseignement britanniques: la Grande-Bretagne sera isolée des institutions de l'Union européenne (UE) qui ont été favorables à sa sécurité nationale et cela pourrait aussi mettre en péril la relation de choix qu'entretiennent les services spéciaux et les États-Unis, désormais enclins à tisser des liens plus étroits avec Bruxelles. Mais si le Brexit est désormais inévitable, ce sont des turpitudes auxquelles le Royaume-Uni peut encore échapper.

Enigma, pierre fondatrice du MI6

Les services de renseignement britanniques –le MI5, chargé du renseignement intérieur; le MI6, qui s'occupe du renseignement étranger et le GCHQ, focalisé sur les signaux (ROEM)– n'ont de cesse d'être vantés comme les Rolls-Royce de l'espionnage, que ce soit au sein des frontières du royaume ou à l'international. Mais cela n'a pas toujours été le cas. Des documents déclassifiés montrent qu'avant la Seconde Guerre mondiale, les agences d'espionnage britanniques ressemblaient davantage à de vieilles guimbardes qu'à des voitures de luxe. Le MI5 et le MI6 ont été créés en 1909 et au début de la Première Guerre mondiale, en 1914, les ressources de ces deux services ne valaient pas tripette: l'effectif total du MI5 s'élevait à dix-sept personnes, gratte-papier inclus. La situation ne s'était guère améliorée au tout début de la Seconde Guerre mondiale, en 1939. Un historique interne du MI5 montre qu'à la veille de la guerre, sa section de contre-espionnage ne comptait en tout et pour tout que deux officiers responsables de l'ensemble de l'Empire britannique et du Commonwealth. Les MI5 et MI6 ne savaient même pas comment s'appelait le service de renseignement militaire allemand, l'Abwehr.

Bien entendu, les services de renseignements britanniques ont finalement connu des succès sans précédent contre les forces de l'Axe. En grande partie, ces victoires furent imputables aux exploits de Bletchley Park, où des décrypteurs britanniques et alliés allaient avoir raison d'Enigma, la célèbre machine de chiffrement allemande. Un exploit qui leur permit d'obtenir davantage d'informations sur le Troisième Reich que pratiquement n'importe quel autre pays dans l'histoire. (Selon certains spécialistes, le ROEM britannique installé à Bletchley Park aurait même raccourci de deux ans la Seconde Guerre mondiale).

Circulation de l'information à partir d'un message d'Enigma intercepté. | Ted Coles via Wikimedia

Une main heureuse qui se prolongea après-guerre. À une époque où la puissance de l'Empire était sur le déclin, l'espionnage britannique permit à Londres de boxer au-dessus de sa catégorie. Une réalité qui s'explique principalement par la sagacité du gouvernement britannique, capable de maîtriser la perception que les autres pays se faisaient de ses compétences. Whitehall allait ainsi cultiver l'image d'un espionnage haut de gamme en dévoilant au compte-gouttes des secrets sur Bletchley Park et autres exceptionnelles réussites de la période 1939-1945 –à l'instar du «Système Double Cross», grâce auquel le Royaume-Uni put mettre la main sur bon nombre d'espion·nes allemand·es qui seront transformé·es en agents doubles. Comme le résumait laconiquement Sir J.C. Masterman, directeur de ce dispositif de contre-espionnage: durant la Seconde Guerre mondiale, le renseignement britannique a «activement dirigé et contrôlé l'espionnage allemand au Royaume-Uni».

Pendant la Guerre froide, les espion·nes britanniques allaient parfaire encore un peu plus leur réputation. Les capacités techniques du GCHQ étaient de premier ordre et les territoires d'outre-mer britanniques se révélèrent des plus utiles pour collecter du ROEM pour le Royaume-Uni et les États-Unis. La Grande-Bretagne put également tirer son épingle du jeu grâce à d'exceptionnelles opérations d'espionnage et de contre-espionnage.

Durant la crise des missiles de Cuba en octobre 1962, quand le monde frôla l'Armageddon nucléaire, les informations fournies par Oleg Penkovsky –posté au cœur du renseignement militaire soviétique et travaillant conjointement pour le MI6 et la CIA –donnèrent à Washington des informations cruciales sur le statut des missiles russes à Cuba. En particulier, les renseignements récoltés par Penkovsky –nom de code «IRONBARK»– montrèrent à quel point les missiles soviétiques n'étaient pas encore opérationnels et, dès lors, combien de temps Washington pouvait consacrer à l'escrime diplomatique avec Moscou. Quelques années plus tard, le MI6 réussit à recruter un officier supérieur du KGB, Oleg Gordievsky, qui devint rezident (chef de poste) à Londres et offrit secrètement à la Grande-Bretagne et aux États-Unis un aperçu sur les intentions et les capacités de l'Union soviétique.

 

 

Pendant la Guerre froide, de tels exploits ont permis au renseignement de galvaniser la puissance de la Grande-Bretagne, ce qui l'a ainsi aidée à conserver sa place de choix dans la communauté internationale, malgré le déclin de son pouvoir économique et militaire. Les liens entre le GCHQ et la NSA furent si étroits qu'on aurait pu croire à deux branches d'un même appareil de collecte de ROEM, massif et transatlantique. Grâce à cette relation, Londres eut ses entrées à Washington. Des archives de la Richard Nixon Presidential Library, par exemple, montrent que des agents des services de renseignement britanniques eurent accès aux plus hauts responsables politiques de Washington, dont Henry Kissinger, et purent même suivre et préparer des réunions du Conseil national de sécurité –chose inimaginable pour les officiel·les de n'importe quel autre pays.

Des dossiers déclassifiés voici près de vingt ans montrent que, dans les années 1960, la plus haute instance britannique d'évaluation du renseignement, le Joint Intelligence Committee, n'allait cesser de répéter aux Premiers ministres successifs que l'adhésion à l'Europe était essentielle pour l'avenir stratégique de la Grande-Bretagne: c'était le seul moyen de préserver leurs relations privilégiées avec Washington, qui voyait le Royaume-Uni comme bien plus précieux à l'intérieur de l'Europe que sans elle. Selon les archives de la John F. Kennedy Presidential Library, les États-Unis considéraient Londres comme un allié de confiance, parlant la même langue et capable de dompter les membres les plus turbulents de l'Europe. Après son adhésion en 1973, la Grande-Bretagne eut également son mot à dire dans les grandes décisions européennes –un atout de poids pour les États-Unis sur le plan du commerce ou de la stratégie militaire.

Craintes pour la sécurité du pays

Si le Royaume-Uni quitte l'UE, il y a de bonnes raisons de penser que Washington y verra un allié d'une importance stratégique moindre. Il se pourrait même que les responsables américains en viennent à se demander si les États-Unis ont vraiment besoin de la Grande-Bretagne ou s'il ne vaudrait pas mieux renforcer leurs relations avec l'UE en matière de renseignement.

Les partisans du Brexit soulignent à juste titre qu'après avoir rejoint l'Europe, les agences de renseignement britanniques ont toujours travaillé avec les membres de l'UE de manière bilatérale, et non avec l'UE dans son ensemble. Par conséquent, quitter l'Union ne devrait faire aucune différence. Mais cette façon optimiste de voir les choses ne tient pas compte de l'impact réel du Brexit sur la sécurité nationale britannique. Le Royaume-Uni a bénéficié de son intégration à Europol ou au Système d'Information Schengen, et a profité de leurs informations en matière de terrorisme, de trafic d'êtres humains et autres crimes graves.

Ce sont de telles données qui ont permis à la police britannique et au MI5 de retrouver les officiers russes qui avaient tenté d'assassiner un ancien espion russe, Sergei Skripal, à Salisbury en 2018. Si le Royaume-Uni quittait l'UE, la Grande-Bretagne perdrait l'accès à ces informations –une des raisons pour lesquelles, avant le référendum sur le Brexit de 2016, d'ancien·nes responsables des services de renseignements s'étaient publiquement opposés à la sortie de l'UE, nuisible selon eux à la sécurité du pays. Depuis lors, ces craintes n'ont été que renforcées. Vu la rancœur diplomatique actuelle de l'UE, il est de moins en moins probable que Grande-Bretagne puisse s'en tirer avec des dispositions alternatives comparables.

Recruter des agents haut placés dans des cybergroupes étrangers constituera toujours un moyen essentiel de révéler leurs secrets.

Après le Brexit, les services de renseignement devront s'adapter. Le cyber-espionnage est le domaine le plus prometteur. Le GCHQ est déjà un leader mondial en matière de renseignement numérique. En 2013, les fuites d'Edward Snowden allaient dévoiler à quel point le GCHQ travaillait en étroite collaboration avec la NSA et exploitait des plateformes internet pour collecter des informations. Et si son rôle a été largement sous-estimé, c'est le GCHQ qui a visiblement été le premier à identifier un groupe de hackers russes, Fancy Bear, et à alerter les renseignements américains à son sujet –groupe qui allait ensuite pirater les boîtes mail du Comité national démocrate en 2016.

La Grande-Bretagne serait avisée de renforcer son avantage concurrentiel sur le plan des technologies numériques –et c'est ce qu'elle est déjà en train de faire. À l'instar du MI6, le GCHQ et le nouveau National Cyber Security Centre se sont mis à recruter et à former des expert en cyber-renseignement. Ce qui indique aussi que l'espionnage humain à la papa –le territoire du MI6– aura son importance dans ce nouvel univers numérique: recruter des agents haut placés dans des cybergroupes étrangers constituera toujours un moyen essentiel de révéler leurs secrets.

L'histoire montre que les espion·nes britanniques sont capables de transformer une situation lamentable en stupéfiants succès.

Avec la stratégie nationale de cybersécurité 2016-2021, c'est la première fois que la Grande-Bretagne a fait publiquement état de ses capacités de piratage offensives. Des capacités que les services de renseignement britanniques vont probablement renforcer pour mener des cyberattaques contre des menaces étatiques ou non –comme ce qu'auraient fait Israël et les États-Unis avec le virus Stuxnet, découvert en 2010, qui visait le programme nucléaire iranien. L'histoire montre que les espion·nes britanniques sont tout à fait capables de transformer une situation lamentable, comme celle du début de la Seconde Guerre mondiale, en stupéfiants succès. La cyberguerre leur offre de nouveau cette opportunité –d'autant qu'elle n'exige pas une puissance militaire conventionnelle exceptionnelle, ce que la Grande-Bretagne aurait du mal à s'offrir vu la longue période d'austérité dans laquelle elle est plongée.

Lutter contre les fake news, leur meilleur atout

Pour les services de renseignement britanniques, un autre domaine de future croissance pourrait être les actions clandestines, avec un accent mis sur la lutte contre la désinformation. La multiplication insidieuse des fake news diffusées en ligne par des régimes autoritaires –Chine, Iran, Corée du Nord, Russie– constitue aujourd'hui un défi majeur pour les sociétés occidentales. La plupart n'ont toujours pas de stratégie pour y faire face. Mais la Grande-Bretagne pourrait trouver un modèle d'action dans son histoire récente. Pendant la Guerre froide, l'Information Research Department, chargé de la propagande anti-soviétique, répondait factuellement, clairement et rapidement aux mensonges du KGB. Soit une bonne technique face à la désinformation actuelle; la Grande-Bretagne serait inspirée de l'adapter à l'ère des réseaux sociaux.

En outre, les services de renseignement britanniques pourraient commencer à espionner l'UE. À l'extérieur, personne ne sait si et à quel point c'est déjà le cas –les documents sur le sujet, s'ils existent, doivent être déclassifiés. Mais on sait que la Grande-Bretagne espionne depuis longtemps ses alliés: durant les deux conflits mondiaux, des décrypteurs britanniques allaient intercepter et lire des communications américaines avant l'entrée en guerre des États-Unis. Ces dernières décennies, avec l'extraordinaire coopération politique offerte par l'adhésion à l'Union européenne, il a sans doute été trop dangereux pour la Grande-Bretagne d'espionner l'Europe –et vice versa.

Que pourront offrir les renseignements britanniques que les autres n'ont pas?

Mais une fois qu'elle aura quitté l'UE, la Grande-Bretagne sera libérée de ces contraintes. De fait, depuis le début des négociations sur le Brexit, on a pu entendre dire que les services de renseignement britanniques ciblaient les négociateurs de l'UE. Que ces rumeurs soient vraies ou non, il semble tout de même peu probable que ces deux parties se jettent à corps perdu dans l'espionnage réciproque après le Brexit. Les menaces extérieures communes, notamment la Russie et la Chine, et la perspective glaçante d'une nouvelle guerre froide, font que les agences britanniques et européennes auront plutôt tout intérêt à continuer de coopérer.

Avec le Brexit, les services de renseignement britanniques devront répondre aux questions difficiles qu'ils n'ont pas eu à affronter depuis la Seconde Guerre mondiale: que peuvent-ils offrir que les autres n'ont pas? Que le Brexit ait lieu en même temps que la cyber-révolution permet cependant aux Britanniques de conserver un semblant de pouvoir à l'international. L'investissement dans le renseignement numérique est la meilleure solution qui s'offre à Londres –voire la seule– pour s'extirper du bourbier stratégique dans lequel le Brexit l'a placée.

Cet article a initialement été publié sur le site Foreign Policy.

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