Médias / Monde

Haïti: les médias en mode survie

La chronique de Reporters sans frontières.

Temps de lecture: 3 minutes

«C'est avec la graisse du cochon qu'on cuit le cochon». Le proverbe créole prend tout son sens dans l'Haïti de l'après séisme. «On fait avec les moyens du bord». La leçon vaut particulièrement pour les journalistes de Port-au-Prince et des villes proches situées sur l'épicentre du tremblement de terre, comme Jacmel, Léogâne (détruite à 90%) ou encore Petit-Goâve.

Un mois après le séisme, Haïti pleure ses morts dans une certaine effervescence. Le 12 février, décrété journée de deuil national, donne lieu à un œcuménisme inattendu entre catholiques, pentecôtistes et vaudou. «C'est merveille, merci à toi Papa (ici Dieu - ndlr)», chantent ces dames en blanc de deuil, dont le mouvement de prières subit bientôt la brèche d'une poignée de jeunes en colère contre la lenteur de l'aide humanitaire. L'humeur d'une Haïti encore bien loin de la résilience se résume assez à l'esplanade du Champ de mars, hier symbole d'indépendance pour la première République noire du monde, aujourd'hui véritable ville dans la ville faite de bâches et de tentes de fortune face au Palais national éventré.

Les moyens manquent, mais perdure le destin, une notion clé dans la culture vaudou. «La trajectoire de l'individu est en soi tracée, mais il est toujours possible de négocier avec les divinités», nous explique le sociologue Laënnec Hurbon, un spécialiste en la matière. «Si j'ai survécu, c'est que je dois vivre», confirme un journaliste haïtien encore étonné d'avoir réchappé d'un tel choc. Quant à la négociation avec les divinités, «eux qui savaient mais n'ont rien dit» (blague haïtienne en ce moment très courue), elle implique déjà de s'arranger avec ce qu'elles ont laissé: les moyens du bord.

Patrick Moussignac a trouvé sa providence dans la rue, face à l'immeuble de la station Caraïbes FM qu'il possède et dirige. Disposant d'une solide équipe de journalistes, ce patron de presse à l'esprit rapide s'est bâti une réputation nouvelle sur un réflexe: déménager presto son studio sur la chaussée, au contact du public. Très prisé de la presse internationale après le tremblement de terre, il signe désormais des autographes aux soldats brésiliens de la Minustah. Caraïbes FM tient pourtant à un fil, ce fil tendu entre le studio sous tente et ce bâtiment fissuré que l'on regarde avec crainte. Elle doit aussi sa survie à «l'échange de services» entre le patron et ses annonceurs, une denrée rare pour les médias haïtiens. «Au lieu de faire payer le maçon dont je diffuse l'annonce, il me fournit en échange du ciment gratuit», explique l'homme-orchestre. Patrick Moussignac garde le sourire.

A Port-au-Prince comme à Petit-Goâve ou ailleurs, les directeurs de rédaction se font menuisiers ou charpentiers. Arrive la saison des pluies et les bâches ne suffiront plus à protéger les tables de mixage. A Cité-Soleil, le bidonville de la capitale aux quarante quartiers, le directeur administratif de Radio Boukman, joue du marteau et de la scie pour installer un local en bois. Obligée comme les autres, de revoir à la baisse ses plages de programmation, la station a augmenté ses effectifs contre toute attente. «En fait, nous avons fusionné notre service des sports et notre service culture, et ajouté d'autres collaborateurs à l'équipe de la salle des nouvelles. Nous étions cinq journalistes avant le séisme. Maintenant, dix», se félicite Hilaire Jean-Lesly, le jeune directeur de la programmation.

A Petit-Goâve, Radio Echo 2000 s'est refait le visage dans une jolie casemate vert bouteille, jouxtant l'ancien siège en dur, toujours debout mais fissuré et promis à la démolition. La station s'est surtout associée, dès le 14 janvier, à ses seize concurrentes de la région en un Réseau des Médias de Petit-Goâve, destiné à durer un an. Fonctionnant chacune à 50% de leurs capacités depuis le 12 janvier, les stations présentent en relais trois heures de programmes entièrement consacrés au séisme. Il s'agit d'informer des conséquences du séisme, de relayer les besoins des populations mais aussi de sensibiliser ces dernières à certaines règles sanitaires, voire à indiquer les réflexes à prendre en cas de prochaine magnitude 7. Cet objectif occupe d'ailleurs les deux premiers tiers du programme commun «spécial séisme», le dernier relevant de l'information générale. Le Réseau a choisi comme support l'antenne bien nommée de Radio Men Kontré («mains jointes» en créole), dont une voiture abrite le studio.

«Aucune des douze sections communales de Petit-Goâve n'a été épargnée et la ville a subi 70% de destructions. La reconstruction prendra du temps mais au moins, le Réseau y participe», assure le secrétaire général du Réseau et directeur de Radio Préférence, Guyto Mathieu. Michelène Hilaire, directrice de Men Kontré et coordinatrice du Réseau en veut pour preuve les "venues à l'antenne des représentants municipaux, mais aussi de la Minustah, de l'armée américaine et des ONG internationales".

Sans local depuis le 12 janvier, Gotson Pierre, le coordinateur de la petite agence en ligne Alterpress, devra compter avec l'aide extérieure, notamment pour relancer le développement du son et de la vidéo sur son site. Mais le journaliste veut aussi voir plus large: «Si les médias sont des acteurs de la reconstruction, alors il faut aller là où l'information passe et remonte le moins, c'est-à-dire les camps de déplacés. C'est pourquoi je mets en place un projet de télécentre et cybercafé mobile à destination de ces populations sans moyens de communiquer ni de recevoir les nouvelles», explique-t-il. Très nombreux à Léogâne, jusqu'au Champ de mars et l'enceinte même de la Primature (siège du Premier ministre) à Port-au-Prince, ces camps suscitent une inquiétude grandissante avec la venue de la saison des pluies. Le rôle des médias haïtiens reste crucial dans l'anticipation d'une menace sanitaire d'ampleur. Leur art de la débrouille donne à espérer mais la meilleure volonté n'y suffit pas. Le cochon du proverbe est bien maigre.

 

Benoît Hervieu, Bureau Amériques de Reporters sans frontières

LIRE EGALEMENT SUR HAITI: Trop de journalistes à Haïti?, Haïti: le rôle humanitaire des médias et  Haïti n'est pas le pire pays du monde.

Image de Une: Camp de tentes à Port-au-Prince Carlos Barria / Reuters

cover
-
/
cover

Liste de lecture