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Japon: les groupes nationalistes et l'empereur, une liaison dangereuse?

L'extrême droite japonaise soutient Naruhito dont les prises de position sont pourtant en contradiction avec ses programmes.

Discours du Premier ministre japonais Shinzo Abe au nouvel empereur Naruhito (hors champ) au Palais impérial à Tokyo 1er mai 2019. | STR / Japan Pool / AFP
Discours du Premier ministre japonais Shinzo Abe au nouvel empereur Naruhito (hors champ) au Palais impérial à Tokyo 1er mai 2019. | STR / Japan Pool / AFP

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À Tokyo (Japon)

S'ils sont très visibles dans l'espace public, avec leurs camions de propagande où se juchent des militant·es qui scandent leurs programmes à tue-tête, la myriade des groupes d'extrême droite japonais –les uyoku dantai restent divisés.

Entre ceux qui sont pour une armée japonaise puissante et ceux qui sont attachés à l'alliance avec les États-Unis, ceux qui pensent que l'«ennemi» est à Séoul tandis que d'autres le voient à Pyongyang ou à Washington, cette sensibilité politique est plus diverse que ses moyens d'expression stéréotypés. Une chose les réunit malgré tout: leur soutien affiché à l'institution impériale et au souverain assis sur le trône du Chrysanthème. Problème: il n'est pas certain que les derniers membres de la lignée Yamato partagent leur point de vue.

Constitution versus révisionnisme

Le 30 avril 2019, Akihito a officiellement abdiqué pour devenir «empereur honoraire» mettant fin à l'ère Heisei qu'il avait inaugurée à son arrivée au pouvoir en 1989. Peu connu à l'étranger –il n'a sans doute jamais été autant médiatisé que le jour où il a renoncé à son trône– ce souverain discret a gagné le cœur de la plupart des Japonais·es par son attitude posée et pacifique (Heisei signifie d'ailleurs «accomplissement de la paix»).

 

 

Et si la Constitution lui interdit toute expression politique, il a effectué quelques prises de paroles remarquées sur des sujets symboliques (lui permettant de rester dans son rôle), mais ayant de facto une portée politique au Japon. Des prises de position qui entrent en opposition frontale avec le programme de la plupart des groupes d'extrême droite nippons.

 

 

Akihito était ainsi un opposant déclaré à tout révisionnisme historique qui reviendrait sur les responsabilités du Japon pendant la guerre. Le 125e emmpereur du Japon avait ainsi exprimé ses «profonds remords» dès 2015 devant le président philippin, réitérant même son propos en 2018 lors de la dernière cérémonie en souvenir de la guerre qu'il a dirigée. «Éprouvant de profonds remords, je souhaite sincèrement que jamais ne se répètent les ravages de la guerre», avait-il annoncé devant l'assistance.

Une phrase forte pour celui qui est le fils de Hirohito, l'empereur du Japon de la Seconde Guerre mondiale, et qui exprimait, sans le dire explicitement, une probable opposition à toute révision de l'article 9 de la Constitution du Japon annonçant que le pays «renonce à jamais à la guerre». Et ce n'était d'ailleurs pas une première pour Akihito qui dès 2001 avait brisé un tabou au moins dans la frange la plus conservatrice: les origines coréennes supposées de la dynastie impériale.

Interrogé lors de son anniversaire en 2001 sur la Coupe du monde conjointement organisée par le Japon et la Corée du Sud, l’empereur avait déclaré ressentir une forme de «parenté» avec la péninsule, expliquant que la mère de l’empereur Kanmu –qui a régné de 781 à 806– était de souche coréenne. Une telle supposition faite par des historien·nes ou des journalistes leur avait valu les menaces de plusieurs groupes d'extrême droite. Akihito, toujours, a en outre toujours refusé de célébrer les rites shinto dans le sanctuaire de Yasukuni où sont honorés les hommes tombés pour le Japon, ce qui inclut aussi les criminels de guerre.

L'empereur plutôt que la politique

Pour autant, les groupes d'extrême droite se sont refusés à critiquer ces positions. Pour eux, l'institution impériale fondée sur une histoire remontant, selon les mythes fondateurs, à 2.600 ans est plus importante que ces seules considérations politiques. Et, comme l'explique Mitsuhiro Kimura, président du groupe Issuikai, l'empereur n'est tenu qu'au respect de la loi qui, elle, n'est pas gravée dans le marbre. «L'empereur doit respecter la Constitution. Mais nous, nous voulons justement changer la Constitution et son article 9 pour que le Japon se dote d'une armée même si nous restons partisans de son caractère purement défensif.» Une position en cohérence avec le discours d'intronisation de Naruhito le 1er mai lors duquel celui-ci a promis «d'agir conformément à la Constitution», et, a priori, quelle que soit celle-ci.

Lors de son discours d'intronisation, le nouvel empereur en appelle à la paix mondiale. | Palais Impérial à Tokyo, le 1er mai 2019. | STR / Japan Pool / AFP

C'est cette Constitution que Shinzo Abe a promis de changer même si la manœuvre est complexe. Elle nécessite d'obtenir un vote au deux tiers dans les deux chambres (ce qui ne devrait pas constituer un obstacle pour le parti conservateur au pouvoir, en théorie) et un référendum –qui serait une première au Japon– et qui semble, lui, loin d'être gagné.

«C'est Shinzo Abe qui a demandé que soit annoncé le nom de “Reiwa”. Le nouveau souverain n'a même pas été consulté. C'est irrespectueux.»

Mitsuhiro Kimura, président du groupe Issuikai

Mais le groupe Issuikai, suivi sans doute par le reste de l'extrême droite, pourrait ne pas soutenir Shinzo Abe. Non pas à cause de son projet, mais du fait de l'attitude du Premier ministre, que l'on soupçonne de ne pas prendre en considération l'institution impériale. «Dans le passé, c'est l'empereur qui choisissait le nom de son ère. Là c'est Shinzo Abe lui-même qui a demandé, par la voie du porte-parole du gouvernement, que soit annoncé un mois avant le nom de “Reiwa”. Le nouveau souverain n'a même pas été consulté. Cette manière de faire n'est pas respectueuse de l'empereur.»

Officiellement, c'est un panel d'expert·es qui a fait plusieurs propositions au gouvernement et aux représentant·es des deux chambres qui a choisi le nom de Reiwa, sans l'aval de l'empereur. Une décision considérée comme politique, alors que ce nom sera celui sous lequel le souverain restera dans l'histoire (les Japonais n'utilisent plus, en principe, le nom de naissance de l'empereur une fois que celui-ci est monté sur le trône). Un casus belli pour l'extrême droite nationaliste qui reproche en outre que le terme de Reiwa –qui peut potentiellement se traduire par «harmonie ordonnée»– ait un sens politique, alors que les propositions de Banna ou Banwa (qui signifient «harmonie parfaite») faite par le panel d'expert·es ont été rejetées. Ce débat, austère et purement formel en apparence, explique une partie du désamour d'une extrême droite qui préfère un empereur en désaccord plutôt qu'un gouvernement «irrespectueux».

Le retour de la noblesse?

Autre sujet de rupture avec une droite japonaise qui soutiendrait pourtant la remilitarisation et un certain révisionnisme comme les groupes de uyoku dantai, la question sensible de l'accession d'une femme sur le trône. Si la dynastie impériale connaît un relatif renouveau avec l'arrivée de Naruhito sur le trône, la génération suivante ne compte qu'un seul héritier, le prince Hisahito, 12 ans actuellement. Si par décès ou empêchement il ne peut exercer sa fonction, ou si lui-même n'a pas d'enfant mâle, la dynastie pourrait s'éteindre.

Pour parer à cette éventualité, le parti libéral-démocrate auquel appartient Shinzo Abe a lancé un groupe d'étude en 2005 –le prince Hisahito n'était pas né à l'époque– qui penchait pour l'acceptation des femmes sur le trône. Inenvisageable pour l'exrême droite pro-impériale. «Nous étudions une autre possibilité, celle de réintégrer dans l'aristocratie japonaise [abolie en 1947, hormis pour la famille régnante] onze familles qui pourraient donner des maris aux princesses de la famille impériale, augmentant ainsi les possibilités d'hétitiers mâles pour ne pas que la lignée s'éteigne.» 

Ces groupes témoignent d'une caractéristique de l'extrême droite japonaise: la méfiance envers la classe politique aux manettes.

Une solution qui n'a visiblement jamais été envisagée par les conservateurs au pouvoir qui ne voient sans doute pas d'un bon œil la résurgence d'une noblesse japonaise et qui se contentent très bien d'une famille impériale se réduisant comme peau de chagrin –a fortiori si ses positions politiques vont à l'encontre de ses projets militaristes– tant qu'elle ne meure pas.

Si de l'extérieur le paradoxe semble donc flagrant entre le programme politique de l'extrême droite japonaise et les rares prises de position de la famille impériale, la plupart des groupes nationalistes ou patriotiques n'y voient pas une question majeure, leur soutien étant plus important que les désaccords apparents. La plupart de ces groupes, par leur mode d'action marginale et leur volonté de se démarquer de la droite japonaise classique malgré des accords sur la remilitarisation ou le rôle du Japon pendant la guerre, témoignent d'une autre caractéristique de l'extrême droite japonaise: la méfiance envers la classe politique aux manettes.

Le groupe Issuikai, qui avait notamment invité Jean-Marie Le Pen à une conférence au Japon en 2010, est ainsi l'héritier du Tatenokai, le groupe de fidèles à l'écrivain Mishima qui s'est suicidé en 1970 après un «coup d'État» raté dont le but affiché était de restaurer l'autorité de l'empereur. Si le mode d'action a bien changé –le militantisme de rue, le lobbying et la publication de revues plutôt que le coup de force et le seppuku– le soutien indéfectible à l'institution impériale et le mépris de la «politique politicienne» restent les mêmes.

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