Tech & internet / Économie

La Silicon Valley était un rêve, elle est devenue cauchemar

Slate publie les bonnes feuilles de «The Valley - Une histoire politique de la Silicon Valley», de Fabien Benoit.

Mark Zuckerberg, patron de Facebook, lors de sa dernière keynote, le 30 avril 2019 à San Jose. | Amy Osborne / AFP
Mark Zuckerberg, patron de Facebook, lors de sa dernière keynote, le 30 avril 2019 à San Jose. | Amy Osborne / AFP

Temps de lecture: 4 minutes

Des premiers chercheurs en informatique aux oracles transhumanistes, le journaliste Fabien Benoit a retracé l'histoire de la Silicon Valley. Une enquête sur des inventions, mais surtout sur des visions politiques.

Son ouvrage, The Valley, est sorti le 2 mai 2019 aux éditions Les Arènes. Nous en publions ici un extrait.

Le titre est de la rédaction de Slate. 

On ne démarre pas une journée sans café, dans la Silicon Valley comme ailleurs. Ce matin-là, au HanaHaus, à quelques mètres de l’Apple Store sur University Avenue à Palo Alto, il faut être patient pour avoir sa dose de caféine.

Mon voisin dans la file d’attente n’en peut plus. Après avoir trépigné et parlé dans sa barbe un long moment, il sort son téléphone. «OK, Google, dit-il en portant l’appareil à sa bouche, tu peux baisser ma note pour le HanaHaus.»

J’assiste quelque peu médusé à la scène. Je ne devrais pas, cela fait un moment que je parcours la région. J’ai croisé des voitures sans chauffeur dans les rues, visité des laboratoires de robotique, parlé intelligence artificielle, réalité augmentée, biotechnologies et transhumanisme, et en fin de compte, je suis dans le lieu où –supposément– s’invente le futur. On dialogue avec son téléphone et on ne dit pas un mot au serveur qui prend votre commande. CQFD.

Si la Silicon Valley préfigure ce que sera le monde de demain, il y a de quoi avoir quelques réserves.

Une société low cost

Le journaliste Mike Malone m’a beaucoup éclairé sur la région et son histoire. Il la connaît comme sa poche. Il l’a vue évoluer, changer. Et comme tout le monde ici, il se plaît à imaginer les prochaines avancées technologiques qu’elle concevra.

«Les machines deviennent plus intelligentes chaque année, explique-t-il. Les humains gagnent un point de QI tous les dix ans, les machines c’est un point par an, voire plus. Dans vingt ans, les machines seront plus intelligentes que 95% de la population. On va se rendre compte que les robots ne nous remplacent pas seulement dans les tâches manuelles. Prenez les radiologistes, ils vont disparaître. Les machines seront plus efficaces que les hommes. Les conducteurs de poids lourd eux aussi vont disparaître, remplacés par des camions sans chauffeur qui circuleront en convoi. Les juristes? Ils seront remplacés par des algorithmes. De nombreux métiers vont disparaître définitivement, et les gens qui vont perdre ces emplois n’en retrouveront jamais. Tous les autres jobs qu’ils seront en mesure de faire auront disparu aussi. Et si vous êtes suffisamment arrogant pour penser que vous êtes à l’abri, vous vous trompez! Ensuite, qu’est-ce que vous faites quand 60% ou plus de la population est sans emploi? C’est là que vous voyez arriver l’idée d’un revenu universel dont on parle beaucoup dans la Silicon Valley. Donnons 25.000 dollars par an aux gens pour vivre. Avec ça, vous ne partirez pas beaucoup en vacances, vous ne pourrez pas vous acheter une voiture. Mais à vrai dire, vous n’en aurez certainement pas besoin. Vous n’irez pas au supermarché, vous serez livré par drone. Vous n’aurez pas beaucoup de dépenses à part louer votre appartement. L’éducation sera peu coûteuse. Elle se passera en ligne, sur internet. Vous ne voyagerez pas et vous n’irez jamais voir les pyramides en Égypte, mais vous pourrez les voir depuis votre salon en réalité virtuelle. Tout sera gratuit, vous n’aurez qu’à regarder cinq minutes de publicité toutes les heures. Le futur ressemblera peut-être à ça, quelques rares personnes profiteront encore des avantages d’un salaire, le reste aura une vie très low cost.»

Le scénario de Mike Malone me fait froid dans le dos mais semble en phase avec la pensée des patrons et prophètes de la Silicon Valley. Une vie low cost pour la majorité, une vie d’opulence pour quelques rares élus. Une élite pour diriger. Ce mouvement est en fait déjà à l’œuvre.

Naviguer sur Facebook, ce n’est pas naviguer sur le Web. C’est rester prisonnier de l’écosystème façonné par Mark Zuckerberg et ne pas en sortir.

L’informatique et internet ont été des rêves. Des rêves de liberté, d’émancipation, d’égalité, et pour l’heure, ils sont en passe d’être dénaturés et confisqués. De lentement glisser vers la dystopie. Sacrifiés sur l’autel du profit et de la cupidité. Car si l’essor des technologies numériques a eu des effets positifs indéniables, facilitant la libre expression, la communication, la collaboration et l’accès à la connaissance, il a délaissé les aspirations et utopies originelles.

Les années 2010 ont vu une hyper-concentration des pouvoirs au profit de quelques acteurs. Google s’accapare 90% des recherches dans le monde. Facebook compte plus de 2 milliards d’utilisateurs actifs. Ces deux géants ont une influence sur 70% du trafic sur internet.

Les années 2010 ont aussi été synonymes de désenchantement quant aux intentions de ces multinationales. Affaire Snowden et espionnage massif des citoyens, revente des données personnelles à l’insu des utilisateurs, jeu d’influence sur les élections, fake news, culte du secret et opacité à tous les niveaux… Désormais, la liste est longue.

Ces entreprises, de fait, ne rompent en rien avec les mauvaises pratiques de leurs aînées. S’ajoute à cela, le projet, totalement contraire à l’esprit d’internet et de ses créateurs, de rétrécir l’espace dans lequel nous évoluons, de refermer et de clôturer le vaste territoire que représente le Web.

Comme l’avait fait remarquer le chercheur Evgeny Morozov dans un article paru en 2012, nous ne parcourons plus le Web mais le voyons à travers le prisme –réducteur– des réseaux sociaux et, aujourd’hui, des applications. Nous ne flânons plus sur le Web, nous n’explorons plus cette immense contrée qu’il a été jadis, nous naviguons dans un périmètre toujours plus réduit, borné par nos amis ou par les frontières posées par les concepteurs d’applications.

Naviguer sur Facebook, ce n’est pas naviguer sur le Web. C’est rester prisonnier de l’écosystème façonné par Mark Zuckerberg et ne pas en sortir. Prisonnier d’une bulle.

Il faut également mentionner la volonté des grands acteurs du numérique de mettre fin à l’égalité de traitement des données sur le réseau, de s’attaquer à la fameuse «neutralité des réseaux», principe historique et fondamental d’internet. Les contenus des grands acteurs du Web prendront ainsi le pas sur les autres.

Internet a déjà été privatisé et des oligopoles surpuissants se sont constitués. Certains parlent même d’un «Trinet» (Google, Facebook et Amazon) qui aurait remplacé internet, quand d’autres constatent qu’internet est «cassé» et qu’il faut le réparer. Les fameux GAFAM ne sont pas le numérique ni internet, mais les écrasent de leur poids démesuré.

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