Société

L'ENA supprimée comme une tête au bout d'une pique

[TRIBUNE] Cette décision de l'exécutif est purement démagogique.

Sur cette photo prise le 14 janvier 2013, l'École nationale d'administration à Strasbourg. | Patrick Hertzog / AFP
Sur cette photo prise le 14 janvier 2013, l'École nationale d'administration à Strasbourg. | Patrick Hertzog / AFP

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Il fallait sacrifier un symbole. Ça aurait pu être l'ISF, le Conseil économique, social et environnemental ou les chauffeurs attribués aux anciens Premiers ministres, ce fut l'ENA. L'ENA qui forme des «trous du cul» comme je l'entends dans mon bar à bières de la rue des Bains à Trouville. Car l'ENA qui forme la noblesse d'État focalise les haines sociales comme les privilèges des chatelains de l'ancien régime. Alors, pour garder la suppression de l'ISF (une réforme clairement inspirée du secteur bancaire que connaît bien l'intéressé), le président de la République a brandi devant le peuple en révolte le scalp de l'ENA. L'ENA supprimée comme une tête au bout d'une pique. Tout cela n'est que pitoyable démagogie.

Avant d'aller plus loin, je me dois d'afficher ma légitimité. La plus importante est que je n'ai pas fait l'ENA. Je ne défends pas un corps dont je suis issu, une caste dont je fais partie, des camaraderies de promotion. Je ne suis mandaté par personne et n'ai demandé l'autorisation de personne. Mais j'ai l'honneur et le privilège d'avoir été membre du jury du concours d'entrée trois années de suite –à l'oral de questions européennes et sous la présidence d'un inspecteur des finances, d'une préfète et d'un président de chambre régionale des comptes. J'ai donc vu, évalué, environ 200 candidats des trois concours actuels, le concours externe réservé aux étudiants, le concours interne réservé aux fonctionnaires et la troisième voie dédiée aux candidats extérieurs, un peu plus âgés qui ont l'ambition de travailler dans la fonction publique.

L'ambition, car il faut reconnaître que les candidats sont moins animés par le service public que par l'ego de faire partie d'une élite intellectuelle incontestable. Mon expérience conduit à cette conclusion: l'accès à l'ENA est un concours hallucinant avec des candidats parfois époustouflants.

Il y a des hommes et des femmes d'exception partout. Les meilleurs des «grandes écoles», des écoles de journalisme, du barreau ou du théâtre, comme les meilleurs ouvriers de France, les commandos marine ou les bosseurs acharnés qui réussissent sans diplôme sont aussi des hommes et des femmes d'exception. Mais il faut comprendre que l'accès à l'ENA constitue une sélection inouïe. Et, j'ose le dire, sans doute supérieure aux autres grandes écoles. Pour trois raisons.

Tout d'abord, l'ENA ne s'adresse pas aux surdoués précoces, qui passent leur bac à 16 ans, suivent des prépas à 18, entrent à Normale ou Polytechnique à 19. Ces derniers sont bosseurs et intelligents sans aucun doute, mais n'ont jamais rien vu de la vie et sont, pendant leur cycle de préparation à Henri-IV ou Louis-le-Grand, dans un tel entre-soi qu'ils savent très tôt, trop tôt, qu'ils font partie de l'élite intellectuelle. Ils en tirent une morgue qui, à 18 ou 19 ans, est insupportable. Les candidats à l'ENA, pour les plus jeunes, ont déjà un ou deux diplômes, Sciences Po et droit ou, de plus en plus, HEC ou Normale, sans compter les candidats entre 25 et 35 ans des deux autres concours. C'est un concours de bosseurs (quinze heures par jour pendant deux ans) mais pas un concours de bleu-bites.

Il ne faut pas seulement recracher un savoir mais avoir du recul, poser les problèmes, soulever les contradictions, en un mot réfléchir.

Ensuite, il faut avoir une idée de l'énormité du champ des épreuves. Ce n'est pas un concours de spécialiste. L'ENA sélectionne des généralistes mais avec des compétences d'experts. L'énarque est un décathlonien de la connaissance. Il faut être économiste, juriste, diplomate, fiscaliste, inspecteur du travail… Imaginez juste un instant être capable de traiter dans un concours: l'acte administratif et le temps, le droit et les mutations de l'État, la déflation, la morale et l'État, la juridiction prud'hommale, le semestre européen, la fiscalité et l'automobile, la guerre du Rwanda, le pouvoir de sanction de l'Union européenne, la politique européenne de la pêche… sous l'appréciation de professionnels qui traitent de ces sujets toute l'année! Enfin, dans chacun des domaines, il ne faut pas seulement recracher un savoir mais avoir du recul, poser les problèmes, soulever les contradictions, en un mot réfléchir et savoir l'exprimer de façon simple et didactique.

L'ENA a évidemment les travers irritants des grandes écoles françaises. L'ENA sélectionne les meilleurs élèves contrairement au système américain où les grandes universités sélectionnent les meilleurs enseignants (des prix Nobel, des anciens Premiers ministres…). L'ENA n'échappe pas à une certaine endogamie même si le principe du concours est égalitaire et à un certain conformisme (surtout sur les questions européennes!). L'ENA est l'illustration d'un système castrateur puisque tout repose sur les places dans le concours. À l'entrée, à la 50e place, on entre, à la 51e, on n'entre pas et on déprime. À la sortie, les six premières places garantissent l'accès aux grands corps qui comptent, avec le titre de noblesse administrative et la carrière qui va avec; au-delà, l'ENA garantit des postes de responsabilité et un bureau (alors que les membres du Conseil d'État par exemple ont la coquetterie de ne pas en avoir!).

Est-ce une bonne formation? En réalité, je l'ignore tant il est vrai que l'ENA est, à mon sens, moins une école qu'un filtre de sélection. Mais pourquoi s'en priver? L'ENA est un vivier de très bons fonctionnaires avec, parfois, des hommes et des femmes époustouflants, lumineux, sachant combiner la puissance de travail et la compréhension des problèmes et des non-dits, le savoir et les questionnements, l'histoire et l'actualité, la réflexion et l'aisance pour la transmettre.

L'ENA peut compter sur des éléments solides, réactifs. Lorsque la Commission européenne transmet des textes aux délégations nationales le soir à 18 heures pour un examen le lendemain à 15 heures, il y a intérêt à disposer de ce genre de fonctionnaires. Exiger un temps minimum de service au service public justement (au-delà des quatre années actuelles), travailler un temps auprès des élus locaux, se confronter aux négociations internationales, me paraît plus adapté que supprimer cette école d'énarques qui n'a que le tort de concentrer les haines sociales de gens qui n'en ont jamais vus.

Des centaines de candidats étrangers veulent accéder à l'école. Ce devrait être un signe! Une fierté même. L'ENA focalise les ressentiments parce qu'on associe l'ENA à la politique et c'est cette politique qui est vomie. Il y a, dans chaque promotion, des indomptables, des moutons noirs et des ambitieux qui sortent des parcours administratifs, mais sélectionner la fine fleur de l'administration est utile. Les énarques portent souvent haut et clair une tradition culturelle typiquement française. Au cours de mes trois années de jury, ce fut un honneur de les repérer. J'ignorais évidemment qu'ils seraient peut-être les derniers d'une espèce en voie de disparition. Aujourd'hui, plutôt que chercher à les livrer en pâture, je les salue. J'espère seulement qu'ils seront dignes et plus courageux que certains.

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