Société

Le droit au village, ou la fatigue d'être mobile

C'est le grand paradoxe français: alors qu'une bonne partie de la population aspire à vivre à l'abri du tumulte de la ville, l'étalement urbain se fait au prix d'une augmentation de la mobilité.

Vue sur La Défense depuis Cergy Pontoise, le 27 avril 2017. | Ludovic Marin / AFP
Vue sur La Défense depuis Cergy Pontoise, le 27 avril 2017. | Ludovic Marin / AFP

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Les chiffres sont là: l'Insee considère qu'en France, une personne sur quatre (24% exactement) fait partie de la grande famille des périurbain·es –et encore, les critères retenus ont tendance à minorer cette proportion.

Spécialiste de la question périurbaine, le chercheur Éric Charmes revient dans La revanche des villages, un essai court et précis paru en début d'année 2019, sur cette passion française à propos de laquelle tout le monde pense avoir un avis éclairé: l'extension du mode de vie urbain dans les villages, le prolongement de la ville à la campagne.

Du néorural au périurbain

Après plus de cinquante ans d'expansion de la ville, qui se diffracte (plutôt qu'elle ne s'étale, le terme couramment employé) «en une myriade de villages, de bourgs et de petites villes», «les villages périurbains sont là», constate Éric Charmes qui, plutôt que de condamner leur existence, cherche dans ce livre des solutions permettant de les intégrer à l'aménagement du territoire.

Détail qui a son importance, le titre évoque le «village» et non le «périurbain», notion qui n'est mentionnée qu'en sous-titre de l'essai. Ce glissement sémantique est conforme à la carte mentale de la France par ses résident·es: alors même que plus personne ne passe «l'intégralité de sa vie quotidienne à l'intérieur d'un village», les habitant·es du périurbain continuent à se raccrocher à cette notion et considèrent majoritairement vivre à la campagne et non en zone périurbaine, une catégorie statistique qui reste étrangère à la supposée vraie vie.

Durant plusieurs décennies, cette extension de la ville à la campagne a prospéré sans être désignée comme telle. L'une des explications de ce décalage est qu'une autre mythologie, beaucoup plus positive, a fait écran à cette réalité périurbaine: celle de l'utopie du retour à la terre et au village, qui a marqué les premières générations de «rurbains».

En s'engageant dans la réanimation des villages, les périurbain·es ont cassé le jouet des hippies.

La terminologie parle d'elle-même: le «néorural» ne convoque absolument pas la même imagerie que le «périurbain» –dreadlocks, ateliers céramique, fromage de chèvre et combi Volkswagen pour le premier; maison Phénix, barbecue, zones commerciales et «gilets jaunes» pour le second.

Une différence majeure entre ces deux figures types est que la première cherchait la rupture avec la vie urbaine, quand la deuxième ne fait que s'en extraire la moitié de la journée et reste dans l'orbite du monde urbain.

En découle un paradoxe: les villages reconquis par cette nouvelle population deviennent de la ville hors les murs. Et une ironie: en s'engageant massivement dans le maintien ou la réanimation des villages, au besoin en construisant de nouveaux quartiers, les périurbain·es ont cassé le jouet des hippies.

C'est là toute la finesse du raisonnement de l'auteur: on reproche aux périurbain·es, sous couvert d'écologie, d'avoir voulu vivre plus près de la nature. Si on poussait le raisonnement dans ses retranchements ultimes, il faudrait condamner la vie villageoise au nom de la protection de la nature, puisque les villages les plus éloignés des métropoles, les plus ruraux, sont aussi les plus énergivores, ceux qui reposent le plus sur les déplacements automobiles.

Énergivore et moche, mais plébiscité

En urbanisme, le périurbain est un problème. «Comme la question des banlieues a pu être réduite à celle des ménages immigrés et pauvres des grands ensembles, la “question périurbaine” semble se réduire à celle des accédants modestes à la propriété», note Éric Charmes.

Le chercheur rappelle qu'historiquement, la sociologie et l'urbanisme ont plutôt déprécié ce choix. La figure du périurbain est passée du statut de victime –du patronat et de l'État, qui l'aiguillonnent vers la propriété individuelle à des fins de paix sociale, période bourdieusienne– à celui de coupable –période actuelle de la condamnation morale du périurbain, pour son bilan énergétique défavorable comme pour le style de vie et le rapport au monde supposément individualiste qu'il promeut.

Énergivore, favorisant l'entre-soi, moche, le périurbain paré de tous les défauts a pourtant été préféré au choix de bâtir la ville en continuité des agglomérations existantes. Pourquoi? Avant tout parce que c'est le choix plébiscité par la population elle-même, souligne Éric Charmes. Et ce en dépit de la perplexité des spécialistes de la ville, dont la philosophie est souvent contenue dans la célèbre formule du philosophe et sociologue Henri Lefebvre, celle d'un «droit à la ville»: «Pourtant, quelque chose ne colle pas. Beaucoup d'attentes des habitants des campagnes urbaines sont en décalage avec les idéaux portés par le droit à la ville.»

C'est même, poursuit Éric Charmes, «parce qu'ils voulaient résider à la campagne, “tranquilles”, à l'écart des villes et de leur effervescence», que tous ces gens se sont installés à bonne distance des cœurs des métropoles.

Plutôt qu'un droit à la ville en partie anachronique et en décalage manifeste avec l'aspiration d'une grande partie de la population –l'auteur note que la maison individuelle est un rêve de ménages modestes plus encore que de classes supérieures–, il faudrait instaurer une sorte de droit au village. Car dans un monde d'où tout semble nous échapper, l'endroit où l'on a choisi de résider apparaît comme un lieu refuge, une oasis, «une base, un espace à partir duquel se construit ou se recharge la confiance nécessaire à l'ouverture à l'inconnu».

Vue d'Aulnay-sous-Bois. | Suaudeau via Wikimedia Commons

Dans La revanche des villages, Éric Charmes se tient sur une ligne de crête entre deux postures extrêmes de la pensée urbaine, qu'il renvoie dos à dos: l'éloge de la France périphérique, qui se protège de l'altérité, et la doctrine symétrique, célébrant une mixité qui serait l'apanage des métropoles.

L'auteur de cet ouvrage vif, informé et iconoclaste sur la France périurbaine discute sans naïveté ni mépris l'idée d'un droit au village, en pointe les atouts comme les possibles dérives: l'entre-soi de petites communautés et le risque de «clubbisation» du territoire.

Territoire à deux vitesses

Paru lui aussi au début de l'année 2019, un autre essai, Mobilité, la fin du rêve, permet d'associer la question de la mobilité à celle de l'expansion périurbaine.

Le sociologue Éric Le Breton y ausculte l'injonction à être mobile et la géographie schématique de la mobilité, dans laquelle il distingue deux types de territoires et trois groupes de mobiles.

Les métropoles concentrent toutes les innovations efficaces: les métros et les tramways, les vélos en libre-service et leurs applis de géolocalisation ou de guidage, les parking relais et bientôt les véhicules autonomes.

Conséquence, «la voiture assure 50% des déplacements quotidiens à Rennes, contre 48% à Grenoble, 43% à Nantes et 42% dans la métropole lyonnaise». Sa part modale est également devenue minoritaire à Paris, et la mandature Hidalgo restera probablement dans les esprits comme celle de la politique de réduction de la présence automobile.

L'autre famille de territoires, plus hétéroclite, regroupe «quartiers sensibles et périurbain, rural et petites agglomérations», des espaces qui ont tous en commun d'être très dépendants de la voiture.

À ce «territoire à deux vitesses» correspondent trois communautés profitant inégalement de la société mobile. S'ils ne constituent pas une projection parfaite des catégories sociales, ces groupes de mobiles recoupent la stratification verticale en de nombreux points.

Logiquement, les «métropolitains» (qui habitent les centres denses des grandes agglomérations) sont ceux qui bougent le plus, à la fois à l'intérieur de leur périmètre de vie quotidienne et en dehors, dans le cadre de leur travail ou pour leurs fréquents séjours de vacances.

Au fil de leur parcours de vie, ces métropolitain·es ont apprivoisé une portion importante du territoire: études dans une métropole, premier job dans une autre et allers-retours avec la région parisienne.

Éric Le Breton note en leur sein une composante non négligeable de personnes birésidentielles, qui travaillent en semaine dans une ville et rejoignent le domicile familial le week-end.

Conjointement à l'offre de mobilité développée au cœur de chaque grande agglomération, les moyens de transport sont effectivement extrêmement performants dans ce que l'auteur nomme l'armature métropolitaine, c'est-à-dire le réseau qui relie les métropoles entre elles: autoroutes, lignes TGV et navettes aériennes domestiques forment des couloirs intermétropolitains empruntés par les dirigeant·es d'entreprise, les cadres sup' et les membres des classes créatives –le TGV étant devenu, selon la formule d'Aurélien Bellanger, «le métro des CSP+».

À la gare Montparnasse, le 3 avril 2017. | Patrick Kovarik / AFP

De nos jours, ces espaces centraux métropolitains –la commune-centre et sa banlieue immédiate– accueilleraient selon les calculs de l'auteur 40% de la population, la majorité restante se répartissant dans les couronnes, des plus denses au périurbain éloigné. De sorte que le tout-métropole, qui se justifiait à une époque où la dynamique de peuplement était au regroupement dans les cœurs agglomérés au détriment des villages vidés par l'exode rural, continue de donner le la de l'innovation en matière de mobilité, alors même que l'exode urbain a rééquilibré le peuplement en faveur des couronnes périurbaines d'abord proches, puis plus éloignées des villes-centres.

La pratique majoritaire de la mobilité est donc celle d'un deuxième groupe, celui «des personnes et des ménages qui vivent l'essentiel de leurs vies à l'échelle d'un et un seul bassin de vie, urbain ou rural».

Ce sont les «navetteurs», rompus aux trajets pendulaires domicile-travail, «parents-taxis» qui déposent les enfants à l'école en semaine et aux diverses activités de loisir le samedi, le tout dans un périmètre d'une cinquantaine de kilomètres, qui correspond à l'échelle des aires urbaines.

Nous retrouvons ici nos périurbain·es, dont le droit au village a pour contrepartie une mobilité pendulaire structurant de plus en plus leur quotidien. Leur vie ne se déroule pas en dehors de la ville-centre: elle est faite de trajets qui passent par celle-ci, mais peuvent aussi s'organiser autour de zones périphériques d'activités, commerciales ou de bourgs secondaires.

Viennent enfin les membres du troisième groupe, celui des insulaires, nommés ainsi «car ils sont, métaphoriquement, bloqués sur une île entourant étroitement leurs domiciles, sans avoir les moyens d'en sortir».

L'exclusion n'était pas aussi éliminatoire quand la vie s'organisait dans un rayon d'une poignée de kilomètres autour du domicile.

Ces insulaires ont des profils très divers. L'auteur estime qu'ils représentent deux à trois Français·es sur dix –ce qui est énorme–, des habitant·es de grande banlieue parisienne sans voiture aux jeunes de commune rurale sans permis de conduire, en passant par les migrant·es coincé·es dans leur quartier faute de savoir lire un plan ou d'utiliser les dispositifs de transport collectif, sans oublier les personnes âgées ou handicapées qui ont des difficultés à se mouvoir.

Il y a certes toujours eu des populations exclues de la mobilité, mais cette exclusion n'était pas aussi éliminatoire quand la vie s'organisait dans un rayon d'une poignée de kilomètres autour du domicile. Alors que «les quartiers ouvriers comme l'ensemble paysan du village et des écarts offraient le nécessaire», à présent, «la proximité n'offre rien» dans de nombreux territoires.

Fin du rêve mobile

Ouvrant son essai sur «le grand récit de la mobilité» des Trente Glorieuses, qui faisait du transport un outil au service de l'émancipation et d'accès au confort moderne, Éric Le Breton note qu'un récit antagoniste le remplace depuis quelques années, qui se construit autour de «la catastrophe écologique»: la mobilité pollue, empoisonne, tue, pille les ressources des pays pauvres, inonde les espaces naturels de touristes...

L'auteur porte enfin une autre critique, plus existentielle, de la mobilité: «Nous vivons dans une société “dispersée”, où nous devons nous partager entre plusieurs lieux de vie où sont inscrites les multiples dimensions de notre identité.» Comment dès lors «donner du sens à une dispersion géographique trop forte» de nos vies individuelles?

«Le problème auquel nous sommes confrontés est de maintenir une cohérence identitaire dans cet éparpillement de nous-mêmes», insiste Éric Le Breton, pour qui «la mobilité ne libère pas l'individu. Elle le scinde, elle le partitionne, elle le brise et elle l'épuise».

Le paradoxe est total: de plus en plus de personnes aspirent à une fixité résidentielle, mais elles ne l'obtiennent qu'au prix de longs et fréquents déplacements, de plus en plus onéreux et polluants.

Les Trente Glorieuses, la fonction émancipatrice de la mobilité dans des sociétés démocratiques et libérales ou l'éloge de la vie urbaine semblent décidément appartenir à la préhistoire de la France moderne.

La Revanche des villages
Essai sur la France périurbaine

d'Éric Charmes

Éditions du Seuil

Paru le 3 janvier 2019

Prix: 11,80 euros.

 

Mobilité, la fin du rêve?
d'Éric Le Breton

Éditions Apogée

Paru le 6 mars 2019

Prix: 11 euros.

 

 

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