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12 juillet 2024. Il fait étonnamment frais dans la capitale. Le ciel est bas, les cols remontés. Il faut espérer que le temps s'améliore pour les Jeux olympiques, qui se profilent à la fin du mois.
Sur l'île de la Cité, autour du chantier de Notre-Dame qui dure depuis cinq ans et le terrible incendie de 2019, Emmanuel Macron vient d'arriver. C'est le grand jour: l'inauguration de la nouvelle flèche de la cathédrale.
Réélu deux ans plus tôt, le président la contemple. Parce que c'est son projet. Elle est encore recouverte de son immense linceul blanc, visant à protéger les travaux de la nouvelle structure et les soustraire aux yeux curieux de la population parisienne. Peu savent ce qui s'y cache, même si des fuites dans la presse évoquent du «moderne».
Après les interminables palabres d'usage, le président s'approche et coupe le cordon, laissant le voile tomber. C'est l'effroi dans l'assistance. En guise de nouvelle flèche, un plug anal vert fluo géant! Le même que celui de la place Vendôme, réalisé par l'artiste américain Paul McCarthy dix ans auparavant, en 2014.
Immédiatement, des cordons de CRS entourent la cathédrale, qui font face à des contestataires ivres de rage. Des catholiques intégristes s'aspergent d'essence et menacent de s'immoler si cette ignominie n'est pas détruite sur le champ. Les caméras du monde entier sont braquées sur l'île de la Cité. L'association «Oui à l'art, non à l'obscurantisme» se dit satisfaite du résultat et plastronne sur tous les plateaux télés.
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«Techniquement, on peut tout faire»
Ce scénario cauchemardesque, beaucoup le brandissent depuis le 17 avril 2019 et l'annonce du Premier ministre Édouard Philippe de «doter Notre-Dame d'une nouvelle flèche adaptée aux techniques et enjeux de notre époque».
Ceux qui suggèrent de revisiter #NotreDame lors de sa reconstruction (type art contemporain avec un plug anal en lieu de la flèche), allez mourir svp
— Jonathan Moadab (@Moadab_RTfr) 16 avril 2019
Je me gausse de lire çà et là les types qui se sont extasiés devant un plug anal géant et qui passent leur vie à sacraliser le laid nous expliquer que l'on va rebâtir #NotreDame. Par pitié, restez loin de cette reconstruction.
— Clément Bourbonnais (@ClementBrbns) 16 avril 2019
Ce serait furieusement progressiste et délicieusement subversif d'ériger, en lieu et place de cette flèche (ajout un peu kitsch de Viollet-Le-Duc...) une tulipe géante de Koons, un "Vagin de Notre Dame" de Kapoor ou encore un plug anal XXL dans le goût Mc Carthy #ArtContemporain
— -Marc- (@Marc_12345) 17 avril 2019
Plus que cette caricature, la question est de savoir s'il est vraiment possible de faire ce que l'on veut avec la future flèche. «Une fois les vestiges stabilisés, techniquement, on peut tout faire. Y compris des choses absurdes», reconnaît Florence Babics, architecte du patrimoine passée par l'école Chaillot, fondée par un disciple de Viollet-le-Duc –celui-là même qui a doté la cathédrale de sa flèche effondrée le lundi 15 avril.
«Il est possible de mettre des éléments contemporains, mais il existe un cadre juridique pour empêcher des travaux dénaturants. Et je pense que ce serait le cas ici», s'amuse de son côté Marie Cornu, juriste spécialiste du droit du patrimoine culturel et directrice de recherche au CNRS, à l'évocation du plug vert fluo.
Il existe de fait plusieurs mécanismes pouvant poser de nombreuses contraintes au futur projet. Le premier est législatif et se trouve dans le livre VI du Code du patrimoine, à l'article L621-9: «L'immeuble classé au titre des monuments historiques ne peut […] être l'objet d'un travail de restauration, de réparation ou de modification quelconque, sans autorisation de l'autorité administrative. Les travaux autorisés […] s'exécutent sous le contrôle scientifique et technique des services de l'État chargés des monuments historiques.»
Concrètement, le ministère de la Culture va contrôler et donner des autorisations de travaux, en disposant d'avis de spécialistes. Les travaux sont ensuite strictement encadrés, comme l'explique Marie Cornu: «Le contrôle scientifique et technique [CST] va garantir que les travaux respectent le statut de ce monument protégé au nom d'un intérêt public. Les travaux ne doivent pas compromettre la conservation. Le CST est un levier contraignant. C'est une modalité de vérification visant à s'assurer que tout se fait dans de bonnes conditions.» Enfin, les travaux seront supervisés par l'architecte en chef des monuments historiques. «Tout cela assure une triple garantie du statut légal», poursuit la juriste.
Garde-fous administratifs et internationaux
Autre levier de protection, la Commission nationale du patrimoine et de l'architecture, constituée d'expert·es représentant les différentes disciplines. Elle doit donner un avis sur tous les projets de travaux d'entretien ou de réparation faute desquels la conservation d'un immeuble classé serait gravement compromise.
Un avis consultatif, certes, mais qui peut se retourner contre quiconque passerait outre, comme le fait remarquer Maryvonne de Saint-Pulgent, ancienne membre du Conseil d'État et directrice du patrimoine au ministère de la Culture de 1993 à 1997: «Comme le ministre de la Culture prend la décision finale, le recours est possible devant un juge administratif. Il prendra en compte les avis d'experts. S'il y a eu une erreur manifeste, un recours en excès de pouvoir peut aboutir. Il y a un vrai risque de contentieux.»
Un autre élément de contrôle du projet de nouvelle flèche est à chercher hors des frontières. «C'est un monument inscrit au patrimoine mondial, reprend Maryvonne de Saint-Pulgent. L'Unesco aura son mot à dire et le dira, comme me l'a confirmé Audrey Azoulay, la directrice générale.»
L'architecte du patrimoine, Florence Babics, insiste sur ce point: «La cathédrale est inscrite dans le périmètre des berges de Seine, patrimoine mondial de l'Unesco. La silhouette est extrêmement précise et n'appartient plus à qui que ce soit. Un projet de nature à diminuer les valeurs sur lesquels se sont appuyés les protecteurs des rives de la Seine pourrait amener à un déclassement.»
Cette situation s'est déjà produite en 2009 à Dresde en Allemagne, où la vallée de l'Elbe a été déclassée à la suite de la construction d'un pont à quatre voies. Inutile de dire qu'un déclassement serait un camouflet énorme pour la France.
Ultime barrière de protection, la charte de Venise, dont la France est signataire. «Elle guide nos pas», souligne l'architecte du patrimoine. Si l'adjonction d'éléments portant «la marque de notre temps» est envisagée, ce n'est que dans les cas où il manque les documents authentiques ou si une condition technique s'y oppose. Pour Notre-Dame, tous les plans ont été conservés, et la cathédrale était très stable avant l'incendie.
Retour du «combat des anciens et des modernes»
Si le spectre d'un plug à la place de la flèche est –évidemment– à écarter, le point soulevé en Conseil des ministres est un peu différent, mentionnant la possible utilisation de «méthodes et matériaux innovants»: ici résident les craintes des architectes et des champion·nes du patrimoine.
«La notion de conservation peut être interprétée et n'est pas contraignante, pose la juriste Marie Cornu. Rien ne dit que la flèche doit être refaite à l'identique. Il y a des choses hardies parfois, comme des vitraux modernes.»
«Pour satisfaire les défenseurs de la modernité, est-ce raisonnable de sacrifier la possibilité de reconstituer un tel monument?»
Ce point fait tiquer Florence Babics: «Pourquoi vouloir faire du moderne? On a une impression extrêmement gênante d'opportunité, qui crée des ambitions et des appétits.» «Certains architectes préféreraient que le patrimoine n'existe pas, regrette à son tour Maryvonne de Saint-Pulgent, qui s'offusque du manque d'égards dont bénéficie la flèche de Viollet-Le-Duc. Il est encombrant, empêche de poser sa marque.»
L'argument avancé par les modernistes est la nécessité d'utiliser les meilleures technologies existantes, là où le camp d'en face craint une perte de savoir-faire. «On voit renaître le combat des anciens et des modernes, comme au XIXe siècle, résume Florence Babics. Mais on n'a plus autant de choix! Il y a eu, depuis, deux guerres mondiales; beaucoup de monuments ont disparu. Les survivants deviennent en quelques sortes des documents anciens.» Et ne pas confier ce chantier à des filières spécialisées, par ailleurs sur le point de mourir, pourrait être un signal terrible. «Pour satisfaire les egos et les défenseurs de la modernité, est-ce raisonnable de sacrifier la possibilité de reconstituer un tel monument, bien documenté?»
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Projet de loi attendu avec anxiété
Les braises de la charpente ne demandent qu'à enflammer le débat, comme le craint Maryvonne de Saint-Pulgent. «Il faut que le débat soit fait de façon sereine. Notre-Dame suscite déjà assez de passions, ne mélangeons pas l'historique au politique. Il faut respecter les procédures de l'État de droit.»
C'est justement là que le bât blesse. Le délai de cinq ans imposé par Emmanuel Macron risque de parasiter le moment charnière de la prise de décision. Le projet de loi qui devrait être déposé dans la semaine du 22 avril inquiète. Pour tenir le calendrier très serré, le Parlement pourrait habiliter le gouvernement à prendre, sur ordonnance, des mesures dérogeant aux règles. Une hâte malvenue.
«La fumée est encore là qu'on dépèce déjà la bête, déplore Florence Babics. Depuis des années, beaucoup de politiques aimeraient nous contourner pour laisser leur empreinte et ont du mal à intégrer qu'ils ne sont là que transitoirement.» La volonté d'accélérer la procédure laisse également perplexe Marie Cornu: «Je doute que les procédures soient ce qui ralentit le projet. Il faut se garder de vouloir légiférer tout de suite.»
En dehors de l'arsenal légal et administratif, la première protection pourrait simplement venir des architectes, qui soumettront leurs projets à un jury souverain et indépendant. L'Ordre des architectes a déjà appelé à faire de ce chantier un «support pédagogique». Et un choix qui ne ferait pas consensus semble hautement risqué.
«Le résultat esthétique de la nouvelle flèche, quoiqu'il arrive, provoquera des passions, prédit Maryvonne de Saint-Pulgent, avant de conclure: Le malheureux qui aura la commande subira des critiques.»