Culture

Mode hybride, la grande (re)création

Une tendance lourde de la mode reprend à son compte la citation de Lavoisier: «Rien ne se perd, rien ne se crée: tout se transforme.»

Défilé automne-hiver 2018-2019 de Gucci, le 21 février 2018 à Milan | Filippo Monteforte / AFP
Défilé automne-hiver 2018-2019 de Gucci, le 21 février 2018 à Milan | Filippo Monteforte / AFP

Temps de lecture: 7 minutes

Croisement entre deux variétés ou deux espèces différentes, l'hybridation est un terme plutôt dévolu à la botanique ou à la zoologie, mais qui peut désormais également s'appliquer à un grand courant de la mode.

Fusion de styles, télescopage de matières, patchworks, dédoublement, collaborations ou encore fluidité du genre, l'hybridation est une tendance lourde et multifacette. Quand il s'agit d'upcycling s'y ajoute une dimension écologique. Et avec les pièces uniques, l'originalité.

Pour Vincent Grégoire, directeur consumer trends et insights à l'agence de prospective Nelly Rodi, «le talent est aujourd'hui de mettre en scène ce qui a été déjà imaginé par d'autres, une forme de mix où le créateur est une sorte de DJ: il pratique un remix, compose un collage. C'est l'apogée du “cut and paste”».

Masculin / féminin

L'histoire de la mode du XXe siècle regorge de codes masculins qui se sont réinventés au féminin, faisant bouger les lignes de la perception du genre: le tailleur Chanel, pendant du costume masculin, le smoking Yves Saint Laurent, pièce scandaleuse à ses débuts, ou encore l'unisexe de Jean-Paul Gaultier, avec sa collection «Une garde-robe pour deux».

Pendant des années, la chambre syndicale de la mode à Paris n'imaginait pas inviter dans le calendrier des défilés une collection adaptée aux différents genres. Avec ses propositions unisexes, l'original Naco a toujours figuré en off.

Les défilés de la marque Vêtements ont contribué à faire bouger les lignes, suivis par des créateurs mêlant les deux univers sur les podiums.

Chez les hommes, qui ne portent pas encore jupe ou robe, la situation est moins évidente. Jacques Estérel tenta l'expérience avec une emblématique robe sumérienne pour homme et des collections unisexes dans les années 1970, telles qu'«Exploration» ou «Alice 71». Le couturier imaginait rendre aux hommes ce que les femmes leur avaient pris depuis le XVIe siècle.

Jean-Paul Gaultier osa plus classiquement l'aventure du kilt écossais au masculin. Et nombre de créateurs pour homme ont imaginé des pièces discrètes, demi-jupes ou jupes placées sur des pantalons.

Le plus souvent, ces audaces sont restées sur le podium et n'ont que très peu touché la rue. Si les vêtements mixtes et unisexes sont partout, cela demeure dans le cadre d'une prévalence masculine.

Vintage / couture

Aujourd'hui, ce sont les hybridations de matières qui ont le vent en poupe, la plus simple étant l'ajout de manches dans un autre tissu. Déjà il y a vingt ans, Comme des garçons mêlait tricots et tissus plus raffinés. La rupture, l'accident surgit quand deux tissus a priori sans histoire commune se retrouvent assemblés.

Composé de Michèle Meunier et d'Olivier Chatenet, le duo E2, après avoir travaillé pour leur marque Mariot Chanet, s'est intéressé aux pièces vintage à partir de l'an 2000. Peu ou prou revisités, les vêtements étaient modifiés, transformés –de l'upcycling avant l'heure, avec l'ajout de leur label. Parmi leurs signatures de customisation, l'ajout de rivets venait «clouter» les modèles.

Pour Olivier Chatenet, le concept d'E2 était de mélanger en pensant au vintage et à la notion de voyage, à l'image des kimonos démontés et transformés du duo. «L'hybridation est la conséquence de la façon dont la mode a évolué: plus personne ne dessine, ne construit une collection, expose-t-il. On fait du puzzle, un assemblage, une agrégation: c'est la façon dont les stylistes travaillent.» Le créateur évoque aussi la «collab'», autre forme d'hybridation –deux pour le prix d'un.

Diplômé de Saint Martins et ancien assistant de Martin Margiela, Lutz a son propre label depuis presque vingt ans, baptisé Lutz Huelle depuis 2012. La construction de silhouettes hybrides est devenue l'un des fers de lance de sa maison.

«Il n'y a jamais vraiment eu l'idée de faire des hybrides de vêtements, confie-t-il. Je me suis toujours demandé comment on allait vivre demain. Je me suis dit que nos vies allaient être beaucoup plus rapides, et que tout se mélangerait par nécessité: jour/nuit, loisirs/travail, masculin/féminin, habillé/décontracté. J'ai commencé à mélanger les genres en supprimant les règles. Aujourd'hui, mélanger les choses est devenu logique et naturel. On n'a plus le temps de se changer quatre fois par jour.»

Sa mode peut passer en un clin d'œil d'un univers l'autre. Le sportswear prend des allures de grand soir, le camouflage se fait chic plutôt que baroudeur. À partir d'anciens bombers en nylon ou de blousons en denim, il crée un nouveau vêtement en intégrant des pièces de tissus beaucoup plus couture.

De son côté, la dernière collection de Junya Watanabe, présentée en duos de mannequins, mélange à foison les imprimés dans une même silhouette. La dualité accentue encore la sensation d'hybride, avec l'inquiétante perception d'un dédoublement trouble.

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

#todayshow #fashionweek #JunyaWatanabe

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Nouveau / ancien

Particulièrement à l'aise avec ce style, les créateurs émergents l'utilisent en quasi-signature. Le Belge Glenn Martens de Y/Project pratique une forme de déconstruction dans ses vêtements hybrides, qui peuvent aller jusqu'à s'imbriquer l'un dans l'autre. En accessoires, sa collaboration avec les bottes UGG les augmentait d'un anachronique talon.

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

Y/PROJECT x UGG collaboration now available at @brownsfashion / #yproject #ugg Link in bio to shop.

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Christelle Kocher pour Koché fusionne elle un esprit couture avec le sportswear, n'hésitant pas à intégrer de façon incongrue des morceaux de maillots du PSG (domicile, extérieur et européen) dans son défilé printemps-été 2018, avec en prime une vidéo filmée au Parc des Princes. Le tout est mixé à des tissus à rayures et des dentelles, dans un esprit délibérément patchwork.

Confrontation de styles mêlant le chic et l'élégance à du basique, la collection est un joyeux télescopage d'inspirations.

Reine de ce style, la Française Marine Serre, coqueluche dans l'air du temps, pratique l'upcycling et mélange style et matières. Ici, l'hybridation consiste notamment à fusionner de très chics foulards vintage avec des parties en Néoprène. En leitmotiv s'invite un croissant de lune virgule, une signature reconnaissable qui vient couvrir leggings, capuche ou body.

Ses créations mélangent accents féminins, avec la présence de volants, et masculinité des vestes ou du sportswear. Elles offrent une nouvelle vie à des pièces d'hier, oubliant leur passé pour repartir sur les chapeaux de roue. Des uniformes de travail, de multiples poches et des manches amovibles pour un côté pratique et quotidien couronnent le tout.

La robe hybride incarne cet état d'esprit, avec son haut maillot de sport et son bas plissé.

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

SS19 Hybrid Sun-Pleated Dress @voostore

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Selon Vincent Grégoire, le plus bel exemple de cette nouvelle génération est Alessandro Michele, qui officie pour Gucci: «Il réunit toutes les oppositions: masculin/féminin, kitsch/chic, apparat/sobriété, jeunes/ vieux –le tout dans une joyeuse cacophonie. Il est arrivé au bon moment dans un marché qui allait vers l'épure, la simplification, la noblesse du geste, des matières... mais une mode pas très parlante en termes de visibilité.» Il faut dire que la mode hybride est bien plus instagrammable!

Art / corps

Dans la mode, l'hybridation est peut-être aussi le reflet, l'illustration, la prolongation, la réflexion d'une époque où le corps se cherche, gomme ses différences et où l'on rêve aussi de monstres.

En art, les avatars d'Orlan baptisés Self-hybridations mettent en scène la fusion de l'apparence de l'artiste avec des cultures d'ailleurs (peuples maya, aztèque, africains, amérindiens...).

Dans Hybridation, petit film de Nick Knight, le créateur de mode Gareth Pugh et l'artiste Olivier de Sagazan questionnent l'identité. L'humanité des protagonistes est oblitérée par l'ajout de terre glaise, jusqu'à finir en un magma de terre et une vision trash et monstrueuse de corps annihilés.

Le corps actuel est mutant, note Vincent Grégoire: «Avant, il s'agissait d'habiller le corps; aujourd'hui, c'est une base qui va être augmentée: armure, exosquelette, complément alimentaire, prothèses –une hybridation entre l'homme et la machine.»

Créé / recyclé

Néerlandais basé à Amsterdam, Duran Lantink s'est fait connaître pour un vêtement vagin très pop –une référence humoristique au fait que les femmes n'ont pendant très longtemps pas pu porter de pantalons–, aperçu notamment dans le clip de «PYNK» de la chanteuse Janelle Monáe.

Mais c'est surtout sa façon de revisiter les vêtements de marque qui lui a permis de figurer parmi les demi-finalistes du prix LVMH. Le créateur fusionne des éléments qui n'ont rien en commun, mais qui sont griffés Walter Van Beirendonck, l'une de ses références préférées, Marni, Gucci ou Burberry. Il pousse le bouchon plus loin encore en réalisant des sacs d'emballage avec des moitiés de marques différentes.

Sa démarche repose l'humour et la liberté. En connectant les éléments qu'il a sélectionnés, il crée des pièces uniques souvent assemblées de façon assez brute, voire grossière (points de couture très visibles). Son exposition à Somerset House à Londres remettait la mode dans le contexte d'un flagship store, mais qui aurait été vandalisé.

Duran Lantink récupère des pièces invendues, issues de la surproduction (l'un des principaux reproches fait à la mode actuelle), et les recycle en pièces uniques dans une démarche ludique.

Pour sa collection Black, il a utilisé de nombreuses techniques et matériaux pour évoquer les différentes couches de la société. Sa chaussure 3D, soulier à étages extravagant, symbolise l'ego des personnes désireuses d'aller toujours plus haut.

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

Platform aw18

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Dans un contexte d'impasse de créativité –la mode patine globalement depuis les années 1980, formes et matières ayant été explorées sous toutes les coutures–, l'hybridation ouvrirait-elle de nouveaux horizons?

Plutôt que de création, il faudrait alors parler de re-création, voire même de récréation. Dans cette exploration d'un terrain de jeux imaginé par d'autres, la mode devient plus responsable: le vêtement est réutilisé, le gaspillage évité –une démarche significative, dans une industrie accusée de trop polluer.

(Con)fusion de style, télescopage de tissus, de matières, patchworks, collaborations... La mode sonde et exploite cette voie à tour de bras. La jeune génération est très à l'aise avec le copier-coller. Attention toutefois au manque de culture et de connaissances, qui peut conduire à des couacs –quelque chose qui se veut cool n'est pas à l'abri de diffuser une mauvaise interprétation historique.

La mode est devenue un territoire où l'on se réapproprie tout, sans limite. Sur Instagram, le compte de Diet Prada épingle régulièrement les copies trop évidentes ou les dérapages. Et selon Vincent Grégoire, accoupler des opposés dans un même produit est surtout le reflet d'une époque schizophrène.

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