Société / Économie

Notre société n'est pas «post-industrielle», elle est technocratique

Conceptualisée par Alain Touraine il y a cinquante ans, l'idée d'une société «post-industrielle» est désormais bien ancrée. Pourtant, elle n'aide pas à comprendre ce monde compliqué.

Umberto Boccioni, «Visioni simultanee». | Ras Marley <a href="https://www.flickr.com/photos/32357038@N08/3215720525/">Flickr</a>
Umberto Boccioni, «Visioni simultanee». | Ras Marley Flickr

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Qu'est-ce qu'une société post-industrielle? Le moins que l'on puisse dire est qu'il est difficile de la définir et assez curieusement, Alain Touraine, à qui l'on doit l'enracinement de ce concept dans les pays de langue française, ne semble pas s'y intéresser beaucoup.

Il en fait le titre de son ouvrage, La société post-industrielle, Naissance d'une société, paru en 1969 et réédité plusieurs fois depuis; il en parle dans les premières pages de présentation de son texte et c'est fini. Exit la société post-industrielle, comme si le sociologue n'avait repris ce concept que pour faire plaisir à son éditeur, qui devait trouver l'idée plus vendeuse que les autres formules employées par l'auteur. Pourquoi alors parler de société post-industrielle? Il s'agissait de frapper les esprits et de montrer que les événements de 1968, qui avaient littéralement sidéré la plupart des Français·es, n'étaient en fait que la manifestation la plus spectaculaire de mouvements à l'œuvre depuis plusieurs années déjà dans notre société. Ce monde nouveau, il fallait trouver des mots eux-mêmes inédits pour le décrire. On appellera post-industrielles ces sociétés qui se forment sous nos yeux, écrit Alain Touraine, «si on veut marquer la distance qui les sépare des sociétés d'industrialisation qui les ont précédées et qui se mêlent encore à elles aussi bien sous leur forme capitaliste que sous leur forme socialiste».

Mais, ajoute-t-il aussitôt, il y aurait d'autres façons de nommer ces sociétés: «On les appellera sociétés technocratiques si on veut les nommer du nom du pouvoir qui les domine. On les appellera sociétés programmées si on cherche à les définir d'abord par la nature de leur mode de production et d'organisation économique.»

D'autres concepts plus utiles

S'il ne fallait retenir qu'un seul de ces trois qualificatifs, Alain Touraine affirme d'emblée qu'il choisirait le dernier: «Ce dernier terme, parce qu'il indique le plus directement la nature du travail et de l'action économique, me paraît le plus utile.» Il intitule d'ailleurs le chapitre de présentation de son livre «La société programmée et sa sociologie»; par la suite, l'adjectif «programmée» revient fréquemment dans son ouvrage, de même que l'adjectif «technocratique». Mais la société post-industrielle est si vite oubliée par cet esprit rigoureux qu'on ne peut que se demander si ce n'est pas volontaire: pourquoi s'encombrer d'un mot qui sonne bien s'il est avéré qu'il n'est pas très utile comme outil conceptuel?

«L'idée d'une société de pure consommation appartient à la sociologie-fiction

Alain Touraine, sociologue 

Car, pour Alain Touraine, l'industrie occupe encore une place centrale dans notre organisation sociale, ainsi qu'il l'écrit, toujours dans ce chapitre de présentation: «La croissance économique est liée au développement de l'industrie. L'idée d'une société de pure consommation, dans laquelle le secteur secondaire occuperait une place très réduite, et où les problèmes de travail n'intéressaient plus guère des salariés consacrant l'essentiel de leur temps aux loisirs, appartient à la sociologie-fiction.» Plus loin, dans un chapitre intitulé «Anciennes et nouvelles classes sociales», il évoque «la formation d'une civilisation industrielle».

Une organisation économique et sociale nouvelle

En quoi alors notre société serait-elle post-industrielle? Parce que son organisation économique et sociale est profondément différente de celle du XIXe siècle, avec l'apparition d'une nouvelle classe dirigeante, celle des technocrates. Pour les sociologues, affirme Alain Touraine, il n'est plus possible de s'en tenir au vieux schéma de l'opposition entre patronat et syndicats. Parce que l'économie n'est plus gouvernée par la politique, mais la domine, le conflit social déborde du cadre de l'entreprise et gagne toutes les activités sociales et culturelles.

Ainsi que le mouvement de Mai 68 l'a montré, «il est inévitable qu'à l'utopie de la classe dirigeante, s'identifiant au progrès, réponde une contre-utopie rejetant en bloc la société de consommation ou les contraintes organisationnelles de production, en même temps que le pouvoir des anciennes et des nouvelles forces dirigeantes, économiques et politiques». Cinquante ans après que ces lignes ont été écrites, l'idée d'un rejet d'une «utopie de la classe dirigeante, s'identifiant au progrès» trouve une résonance particulière.

Un mot, plusieurs significations

Mais était-il vraiment besoin pour décrire le monde de parler de société post-industrielle? En fait, le concept n'était pas nouveau. Il était apparu dès 1914 sous la plume d'un historien de l'art et philosophe né au Sri Lanka, Ananda Coomaraswamy, et d'un architecte anglais théoricien du socialisme, Arthur Penty.

Tous deux avaient écrit ensemble un ouvrage intitulé Essays in Post-Industrialism: A Symposium of Prophecy concerning the Future of Society et Arthur Penty avait récidivé en 1922 en écrivant seul un livre intitulé simplement Post-Industrialism. Les deux hommes avaient tenté de définir ce que pourrait être un monde qui mettrait la technique au service du bien-être de l'homme, qui garderait sa diversité culturelle et s'opposerait à «la division du travail et à l'utilisation illimitée des machines qui conduisent notre civilisation à sa perte», comme l'écrit Penty en conclusion de son livre de 1922. Cette société post-industrielle devrait ainsi se construire en réaction à l'industrialisation et à l'uniformisation du monde. Le concept a resurgi dans les années 1960 et 1970 avec une signification nouvelle, sous la plume d'Alain Touraine et celle du sociologue américain Daniel Bell, intéressé dans sa jeunesse par le socialisme, mais de plus en plus tenté de s'en éloigner dans le climat de guerre froide qui régnait à l'époque.

Daniel Bell écrivit en 1960 La fin de l'idéologie et en 1973 Vers la société post-industrielle, ouvrage dans lequel il exposait sa vision d'un capitalisme évoluant de façon considérable dans un monde où le pouvoir serait de plus en plus immatériel.

Il ne s'agit plus ici d'élaborer un modèle de société en rupture avec ce qui existe, comme l'avaient fait les créateurs du concept de société post-industrielle, mais de fournir une observation précise des évolutions en cours et de les analyser. On quitte la philosophie et la théorie pour entrer en plein dans l'analyse sociologique.

Sociologues et économistes sur la même ligne

On peut toutefois observer que les sciences humaines ne se laissent pas enfermer dans des cloisons étanches. Ces travaux de sociologues doivent être mis en parallèle avec ceux que menaient à la même époque les économistes. Aux États-Unis, John Kenneth Galbraith, livre après livre, fournissait une description critique de l'évolution du capitalisme américain et de la façon dont une certaine «technostructure» avait pris le pouvoir. En France, dix ans avant la publication de l'ouvrage d'Alain Touraine, Jean Fourastié, dans Le grand espoir du XXe siècle, avait décrit un monde dans lequel, grâce au progrès technique et aux gains de productivité, la consommation de biens et de services irait croissant.

Et, comme dans les services les gains de productivité seraient plus faibles, c'est là que se créeraient les emplois de demain. C'est cette évolution décrite par Fourastié qui a permis d'envisager ensuite une société post-industrielle.

 

 

Mais Alain Touraine lui-même, ne l'oublions pas, emploie ce terme avec précaution: «Il ne s'agit pas en effet de dire qu'une société post-industrielle est celle qui, ayant atteint un certain niveau de productivité, et donc de richesse, peut se débarrasser du souci exclusif de la production et devenir une société de consommation et de loisirs.» 

Plus récemment, l'économiste Daniel Cohen a eu recours à ce concept dans son ouvrage Trois leçons sur la société post-industrielle, publié en 2006, et a lui aussi exprimé des réserves comparables: certes, l'entreprise industrielle du XIXe siècle a volé en éclats, elle a recours à des sous-traitants et à des bureaux d'études, le poids des emplois industriels a fortement reculé, mais la production d'objets est toujours aussi nécessaire, elle continue de croître.

La société serait en fait hyper-industrielle

Cette notion de société post-industrielle que même les personnes qui la défendent emploient avec des pincettes est-elle vraiment utile? On peut voir la trace de ces débats dans les colonnes de la revue Futuribles. C'est un concept «vague et dangereux», nous dit un article de juillet 1976. Mais un article de mai 2005 revient avec enthousiasme sur l'ouvrage de Daniel Bell. On remarque cependant que les analyses du sociologue américain font la part belle à des notions telles que société du savoir, société de la connaissance, société de l'information, employées par Bell bien avant qu'elles ne soient à la mode; ces notions semblent jugées plus importantes que le concept de société post-industrielle lui-même.

Quant à l'ingénieur et sociologue Pierre Veltz, il en prend franchement le contre-pied: «Nous entrons dans dans une société hyper-industrielle, et non post-industrielle.»

«Loin de vivre la fin de l'“industrie”, nous assistons à l'avènement de sociétés où la norme industrielle se généralise à un niveau sans précédent.»

Pierre Veltz, ingénieur et sociologue

Il explique pourquoi le concept de société post-industrielle est dangereux: «L'idée d'une sorte de déclin naturel de l'industrie, succédant à celui de l'agriculture, au profit d'une société essentiellement occupée à gérer de l'information et à distribuer des services “immatériels”, est encore largement répandue. Cette idée s'est révélée normativement dangereuse, en laissant s'installer chez les élites un certain dédain pour le monde manufacturier (en France surtout, plus qu'en Allemagne)

Et cette idée lui semble d'autant plus à écarter qu'elle ne correspond pas à la réalité, car le mot industrie «renvoie à un univers de normes et de valeurs qui pénètrent profondément les sociétés. Or il me semble que, loin de se rétracter, cet ensemble normatif a tendance aujourd'hui à s'étendre à un nombre croissant d'activités et de lieux sur la planète, bien au-delà du monde manufacturier proprement dit. Loin de vivre la fin de l'“industrie”, nous assistons à l'avènement de sociétés où la norme industrielle se généralise à un niveau sans précédent».

Les chiffres ne disent pas tout

Incontestablement, Pierre Veltz a raison. L'industrie recule partout dans le monde en termes d'emplois ou de contribution au produit intérieur brut. Même en Chine, que l'on présente souvent comme l'atelier du monde, elle ne représente plus que le tiers du PIB. Dans les pays dits développés, elle est généralement à moins de 20% (en comptant le secteur de l'énergie): seulement 14% en France et au Royaume-Uni, 15% aux États-Unis, 19% en Italie, et, à l'autre bout du spectre, près de 24% au Japon et plus de 26% en Allemagne, selon les chiffres publiés par l'OCDE. Mais ce recul statistique ne doit pas masquer l'essentiel.

D'abord il s'explique par l'éclatement de l'entreprise industrielle que décrit Daniel Cohen. Si à l'activité des entreprises répertoriées comme industrielles, on ajoutait celle de leurs sous-traitants et fournisseurs, on aboutirait à des chiffres nettement supérieurs.

L'être humain ne se contente plus d'utiliser des produits industriels, il commence à les porter en lui.

Ensuite, il est vrai que les méthodes de l'industrie ont gagné le reste de l'économie. L'agriculture s'est industrialisée, comme les services: ce n'est pas un hasard si, dans le langage courant, on parle de l'industrie du tourisme ou de celle des loisirs en général.

Pour utiliser les services qui représentent le mieux la modernité, il faut toujours un outil produit industriellement: ordinateur, smartphone, enceinte connectée, en attendant que se généralise la pratique des puces électroniques implantées sous la peau. L'être humain ne se contente plus d'utiliser des produits industriels, il commence à les porter en lui.

La société industrielle n'a pas dit son dernier mot

Alors, cette société, faut-il la qualifier d'hyper-industrielle? Pourquoi pas, si l'on veut absolument avoir recours à un néologisme. Mais, à tout le moins, on doit admettre que nous sommes toujours dans une société industrielle et que nous y serons encore longtemps. Car les mots sont importants. Ils façonnent notre façon de penser. Ne pas employer les mots justes peut nous conduire à faire de graves erreurs.

Dans le cas présent, comme le souligne Pierre Veltz, le concept de société post-industrielle a pu conduire, notamment en France, des responsables économiques ou politiques à ne pas accorder autant d'importance qu'il l'aurait fallu à l'industrie manufacturière.

Réduire notre empreinte écologique ne poserait pas de très grandes difficultés si nous étions déjà dans un monde post-industriel.

La même incompréhension du rôle primordial encore joué par l'industrie, peut conduire, à l'opposé, les personnes qiu défendent un autre modèle de société à sous-estimer l'ampleur des résistances auxquelles elles se heurtent. Faire baisser drastiquement nos émissions de carbone et, d'une façon générale, réduire notre empreinte écologique ne poserait pas de très grandes difficultés si nous étions déjà dans un monde post-industriel. À l'évidence, ce n'est pas le cas.

La société post-industrielle n'existe dans aucun pays et n'est sans doute pas près d'exister. Alors, soyons réalistes: si nous pouvions permettre à plus de gens de profiter des bienfaits de la société industrielle tout en réduisant fortement ses nuisances environnementales et sociales, nous aurions déjà fait un grand progrès. Sans avoir besoin d'un nouveau concept. Mais peut-être alors serions-nous postmodernes...

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