Culture

La fin de «Game of Thrones» marque aussi la fin d'une époque

Plus qu'une histoire, c'est tout une manière de produire et consommer le divertissement qui se termine avec cette huitième saison.

Ce trône a révolutionné l'univers des séries. | Capture écran générique Game of Thrones
Ce trône a révolutionné l'univers des séries. | Capture écran générique Game of Thrones

Temps de lecture: 12 minutes

Le 19 mai 2019, la chaîne HBO diffusera le tout dernier épisode de Game of Thrones, mettant fin à une saga qui dure depuis huit saisons à la télé. Lorsque la série a débarqué sur nos écrans, en avril 2011, l’expression «Peak TV» (qui fait référence au nombre démentiel de séries produites actuellement) n’existait pas encore, et il aura même fallu attendre plusieurs années avant qu’elle ne soit prononcée.

Depuis, l’écosystème des séries, de la télévision, des réseaux sociaux et même des spoilers, a énormément changé. Et ces changements se sont aussi reflétés dans Game of Thrones: on le voit dans sa réalisation de plus en plus cinématographique, son budget devenu exorbitant, ou son attention désormais plus poussée aux questions de représentation. Avec un pied dans le passé et l’autre dans le futur, la série de D.B Weiss et David Benioff représente la transition entre deux ères télévisuelles radicalement différentes. 

«Watercooler moment»

En tuant Ned Stark, son héros apparent, à la fin de sa première saison, Game of Thrones a pris un risque qu’aucun autre programme télé ne se serait permis, transformant la série en un véritable phénomène culturel. Deux ans plus tard, lorsque les Noces Pourpres ont décimé une grande partie des personnages principaux, nous avons été des millions à crier de surprise et pleurer le sort de nos héros scotchés à notre écran, dans une forme de communion internationale.

Le choc était tel que des vidéos virales ont commencé à circuler sur internet, montrant la réaction abasourdie des téléspectateurs. Il s’agissait là d’un véritable «watercooler moment», une expression employée pour décrire les moments de télé tellement forts que tout le monde en parle à la machine à café le lendemain.

«Tout le monde est prêt à bouleverser ses habitudes pour voir l’épisode quand il sort et pouvoir faire partie de la conversation.»

Andrew Goldman, professeur à l’Université de New York (NYU) et ancien cadre à HBO

«Pour la fin de Seinfeld dans les années 1990, et celles de Friends et des Sopranos, tout le monde devait être devant son écran», explique ainsi Andrew Goldman, professeur à l’Université de New York (NYU) et ancien cadre à HBO. «On retrouve ça aujourd’hui avec Game of Thrones: tout le monde est prêt à bouleverser ses habitudes pour voir l’épisode quand il sort et pouvoir faire partie de la conversation.»

Des moments comme ceux-là, il semble y en avoir de moins en moins. Pas par manque de scènes mémorables ou renversantes dans les séries actuelles, mais parce que plus personne ne regarde les mêmes choses au même moment. Nous sommes désormais dans cette ère de la Peak TV, où les séries produites, de plus en plus nombreuses, deviennent aussi de plus en plus de niches et l’audience est de plus en plus fracturée. Alors qu’il était avant possible d’arriver en soirée et de parler du rebondissement de notre programme favori, il est désormais difficile de trouver quelqu’un qui a vu le même épisode de la même série au même moment que nous: certains commencent à peine aujourd’hui à découvrir Breaking Bad, quand d’autres ont déjà fini tout Vernon Subutex.

Mais selon Hélène Breda, maîtresse de conférences à l'Université Paris-XIII, ces watercooler moments n’ont pas totalement disparu, ils se sont juste déplacés sur internet: «On a un effet Netflix, où quand Netflix sort une nouvelle production, tout le monde en parle sur les réseaux sociaux. Il y a un mois sur Twitter on ne parlait que de Marie Kondo, donc on suit le calendrier Netflix. On n’est plus au rythme des diffusions télévisuelles mais des mises en ligne sur les plateformes, et vu qu’on peut tout regarder d’un coup, il y a peut-être un effet d’inflation des réactions.» Car nous sommes désormais dans l’ère du streaming légal, avec la multiplication des plateformes, Amazon, Netflix, Hulu, Apple, OCS, MyCanal... 

Sans rendez-vous

Ce passage de la télé «rendez-vous» à la télé partout, tout le temps, force les chaînes traditionnelles, notamment HBO, à repenser leur approche. Quand Game of Thrones a vu le jour, en 2011, Netflix venait tout juste de commander son premier programme original, House of Cards, sorti en 2013. Aujourd’hui la plateforme est devenue omniprésente dans l’univers des séries grâce à un rythme de production effréné. Une approche à l’opposé de la philosophie originelle de HBO: le network a toujours préféré donner son temps aux créateurs pour privilégier la qualité. Dans les années 2000, la télé dite de prestige, ou «l’âge d’or de la télévision», a d’ailleurs été impulsée par la chaîne américaine, qui a produit et diffusé la majorité des séries phares de cette période (Les Sopranos, The Wire, Sex and The City, Six Feet Under, Oz…).

Célébrée pour ses prises de risques, HBO s’est encore plus éloignée de sa zone de confort en lançant Game of Thrones, une série très coûteuse (avec le pilote le plus cher de l’histoire de la chaîne à l’époque), doté d'un casting d’ensemble peu connu et dans un genre très peu exploré à la télé jusqu’alors: la fantasy. Un pari risqué mais réussi. Huit ans après ses débuts, Game of Thrones est devenue «la plus grande success story de l’histoire de la télé premium,» selon Andrew Goldman.

Avec la fin de la série, une page se tourne pour HBO. La chaîne entame ainsi un nouveau chapitre de son existence, avec le départ de son CEO Richard Pepler en début 2019. C’était lui qui avait donné sa chance à la série de Weiss et Benioff et qui a soutenu les créateurs tout au long des huit saisons. Il quitte aujourd’hui la chaîne alors qu’elle vient d’être rachetée par AT&T.

Ce géant de la téléphonie américaine aurait prévu d’augmenter considérablement le rythme de productions de séries par HBO, pour pouvoir rivaliser avec Netflix, Amazon, et désormais Apple. Dans ce nouvel environnement ultra compétitif, la chaîne emblématique de la télé prestige n’a donc plus le luxe de prendre son temps. On a du mal, aujourd’hui, à l’imaginer donner sa chance à des projets aussi risqués que Game of Thrones à ses débuts.

Alerte au spoiler

Mais ce changement de temporalité dans notre consommation des séries a aussi vu se développer un autre phénomène : la culture anti-spoilers. L’aversion que l’on a à l’idée de se faire spoiler un rebondissement dans un film, livre ou série ne date pas d’hier. Personne, à la sortie du Retour du Jedi en 1983, n’aurait eu envie de découvrir le lien de parenté entre Luke et Leia de la bouche d’un ami plutôt qu’en regardant le film. Mais le terme de «spoiler alert» ne s’est vraiment répandu dans la pop culture que dans les années 2000, avant d’exploser au début des années 2010.

La popularisation du concept coïncide avec plusieurs avancées technologiques qui ont révolutionné la façon dont on consomme les séries. Les services d’enregistrement de programmes télé, apparus au tout début des années 2000, ont d'abord permis de visionner une série ou une émission en différé. Puis l’arrivée des plateformes de streaming ont encore plus encouragé plus le visionnage en différé. Quand une partie des fans est à jour mais pas l’autre, le risque de révélations inopportunes augmente. Ce phénomène est amplifié à l’extrême par les réseaux sociaux: on ne doit ainsi plus seulement craindre l’indiscrétion d’un ami, mais aussi celle de millions d’inconnu·es décidé·es à parler de tel ou tel épisode juste après sa diffusion. 


Game of Thrones est aussi un cas d’école pour les spoilers parce que ses cinq premières saisons étaient basées sur des livres que des millions de fans avaient déjà lus. Une grande partie de l’audience attendait donc les Noces Pourpres avec impatience, tandis que l’autre croyait encore aux chances de Robb Stark dans la guerre pour le trône de fer. Ce déséquilibre d’information a vite entraîné une certaine paranoïa.

Mais même après l’épuisement des intrigues des livres, Game of Thrones est restée particulièrement sujette aux spoilers... Parce que c’est la série la plus populaire du moment (et donc une des plus discutées en ligne), qu’elle est regardée dans de nombreux fuseaux horaires, et qu’elle a été victime par le passé de fuites de scénarios et d’épisodes réservés à la presse. Du coup, pour éviter d’être spoilés, des nombres records de téléspectateurs se retrouvent devant leur écran tous les dimanches soirs (ou lundi matin en France) pour voir le programme en direct et découvrir les dernières révélations en même temps que tout le monde, faisant de Game of Thrones la dernière grande série «rendez-vous».

D'autres, comme The Walking Dead ou Westworld, ont fait l’objet d’un engouement similaire avant de s'essouffler, d’abord parce qu'elles sont moins bien écrites, ensuite parce qu'elles n'ont pas réussi à s'adapter à tous ces changements culturels aussi bien que Game of Thrones. Westworld, a un temps tenté de se positionner comme le successeur de Game of Thrones en basant toute sa première saison autour de rebondissements un peu choc. Mais la série manquait de cohérence et de profondeur émotionnelle et n'avait rien à offrir une fois que le moment «spoiler» était passé. Les morts choquantes de Game of Thrones, elles, sont ancrées dans l'émotion et font partie intégrante de l'intrigue, et elles fonctionnent tout aussi bien quand on sait qu'elles vont avoir lieu. N'est pas Game of Thrones qui veut.

Prises de conscience

D’autant plus que les séries doivent désormais aussi composer avec l’essor des analyses centrées sur les questions de représentation. Aujourd’hui, il est impossible pour une série de ne pas réfléchir un minimum à ces thématiques et celles qui ne le font pas sont généralement vite critiquées. L’explosion de l'utilisation des réseaux sociaux a aussi permis à certains publics de se faire désormais entendre et aux chaînes de réaliser qu’il y avait dans ces publics un marché lucratif: en quelques années, la représentation des femmes, des personnes racisées, queer ou en situation de handicap a évolué à l’écran. «Il est évident qu’il y a eu des évolutions sur tout ce qui est prise de conscience de problématiques sociales, confirme Hélène Breda. La culture internet y contribue, parce que ça permet au public de s’exprimer, et aussi de visionner et de commenter et de réagir en simultané et en groupe.»

Peu à peu, on a commencé à parler de «cancel culture», c’est-à-dire le backlash contre les œuvres ou personnalités considérées comme offensantes

Si les critiques sur le manque de représentativité d’une série existent depuis longtemps, elles n’ont jamais connu une telle régularité ni une telle ampleur. La série Girls est souvent identifiée comme le point de bascule de ce phénomène : en 2012, la série a été ciblée pour son absence de personnages racisés, poussant la créatrice Lena Dunham à réagir en intégrant un personnage noir dans sa deuxième saison (une tentative de rattrapage assez superficielle, qui n’a pas forcément rassuré les voix critiques).

À cette époque, Game of Thrones en était déjà à sa deuxième saison et n’était pas encore tout à fait le phénomène planétaire que l’on connaît aujourd’hui. Puis en 2014 le terme «woke» (expression synonyme de «conscientisé», ou progressiste), qui était auparavant employé par des militants antiracistes américains, est rentré dans le langage courant. Peu à peu, on a commencé à parler de «cancel culture», c’est-à-dire le backlash de plus en plus répandu contre les œuvres ou personnalités considérées comme offensantes par une partie de la population. Or, à ce moment-là, Game of Thrones entamait sa saison 4 et connaissait un bond d’audiences à la suite du choc des Noces Pourpres. C’est aussi à partir de cette période que la série a connu ses premiers véritables blacklashs. 

Le temps des backlashs

Les premières saisons de la série sont caractérisées par de nombreuses scènes de nudité et/ou de sexe, la marque de fabrique de la plupart des productions HBO –les chaînes du câble américain n’ont pas à se soucier de la censure. Game of Thrones a poussé cette pratique à l’extrême, si bien qu’un terme, «sexposition», a même été inventé pour décrire les scènes de la série dans lesquelles des personnages exposaient des points clés de l’intrigue en pleine scène de sexe.

Mais pour mieux illustrer la brutalité de l’univers patriarcal et médiéval de Game of Thrones, les créateurs ont aussi eu recours à pas mal de violence sexuelle, dès la première saison. Alors que la «woke culture» commençait à s’installer, ces scènes souvent gratuites et répétitives ont commencé à ne plus passer. La première grosse polémique éclate lors de la quatrième saison, avec le viol de Cersei par Jaime. Une deuxième a suivi l’année d’après, avec la scène du viol de Sansa, filmée de la perspective d’un homme (Théon) et non de celle de la victime elle-même. Ces scènes sont souvent considérées comme les plus traumatisantes de la série, mais en revoyant les premières saisons, on en compte beaucoup d’autres, aussi très violentes, mais passées inaperçues à l’époque.

En quelques années, la série s’est retrouvée en première ligne des évolutions culturelles.

Comme pour mieux refléter le changement de culture opéré ces dernières années, Game of Thrones a depuis corrigé le tir tant bien que mal avec la vengeance jouissive de Sansa et le rappel par Daenerys, au détour d’un dialogue, des viols qu’elle avait subis dans la première saison.

Autre signe que les temps ont changé: cette scène dans un épisode de la saison 6, avec un gros plan sur un pénis, en réponse aux critiques qui estimaient que la série montrait beaucoup plus de sexes féminins que masculins. De nombreux médias s'en sont fait les relais, parlant de «premier pénis» de la série. Pourtant, Game of Thrones avait déjà filmé beaucoup de membres masculins et ce dès sa première saison –on ne l’avait juste pas noté à l’époque. En quelques années, la série s’est donc retrouvée en première ligne de ces évolutions culturelles. Aujourd’hui, il y a fort à parier que peu de séries se permettraient les scènes de violence sexuelle désinvoltes que Game of Thrones a pu se permettre au début. 

Une question de timing

Si la série de Weiss et Benioff  a été à la fois le témoin et l’illustration de tous ces changements, c’est aussi parce qu’elle a duré huit ans –une longévité de plus en plus rare à la télé. Car si les séries se multiplient, elles sont aussi plus courtes. Les séries d’anthologie et mini-séries, en particulier, pullulent, leur brièveté séduisant particulièrement des stars de cinéma qui ne veulent pas s’engager sur le long terme. Game of Thrones, avec ses intrigues longues et complexes et ses personnages que l’on suit depuis huit ans déjà, fait désormais figure d’exception.  

Paradoxalement, la série la plus épique de la télé a aussi marqué le début de l’ère des saisons beaucoup plus courtes. Avant Game of Thrones, les productions du câble américain (comme Mad Men, Les Sopranos, The Wire...) tenaient sur des saisons de treize épisodes, tandis que celles des chaînes hertziennes en comptaient plus de vingt. Ces saisons raccourcies permettaient aux séries d’HBO et AMC de mettre l’accent sur la qualité de l’écriture plutôt que sur la quantité de production. Avec l’arrivée de Game of Thrones, ce nombre a encore baissé, puisque ses six premières saisons ont compté dix épisodes chacune, et les deux dernières encore moins.

Une nombre réduit qui est depuis devenu la nouvelle norme tant sur une chaîne comme HBO (Westworld et Succession comptent chacune dix épisodes par saison) que sur les plateformes de streaming (The Crown et Ozark sur Netflix ou Homecoming sur Amazon en ont aussi dix, certaines comme Poupée Russe seulement huit). Dans le cas de Game of Thrones, la baisse du nombre d’épisodes s’explique avant tout par l’échelle inédite de sa production, chaque saison représentant un investissement humain et matériel considérable. Parce que la série a aussi été la première à adopter un niveau de production digne d’un film hollywoodien à la télé.

Agent de liaison

Game of Thrones représente une période transitoire entre l’âge d’or des séries à l’écriture très fine mais à la réalisation très télévisuelle et l’ère actuelle de la Peak TV, où le monde du cinéma s’incruste à la télé. Une grande partie des séries actuelles proposent une image extrêmement léchée, nombre d’entre elles étant réalisées par des auteurs venus du cinéma (Jean-Marc Vallée avec Sharp Objects, Steven Soderbergh avec The Knick)... Mais ces séries sont souvent très courtes et aussi époustouflantes sur la forme que limitées sur le fond.

À cheval sur ces deux tendances, et aidée par un des plus gros budget télé de l’histoire, Game of Thrones a su s’adapter en alliant cette écriture à base de caractérisation très fine à une réalisation toujours plus cinématographique, offrant des scènes d’action enchaînant les records et des propositions de mise-en-scène élaborées. C’est justement le fait d’avoir réussi ce mélange entre prestige adoubé par la critique et grand spectacle qui attire les foules et en a fait la plus grosse série produite à l’heure actuelle. 

Ces séries ont porté à elles seules le chiffre d’affaires d’une chaîne pendant de nombreuses années.

Arrivée à la fin de l’âge d’or des séries et au début de l’essor de la Peak TV, Game of Thrones aura donc connu deux ères très différentes, et agi comme une liaison entre elles. Pour décrire cette période charnière, Maureen Ryan parle de «tentpole TV» et fait le lien entre trois énormes événements culturels de la décennie : Game of Thrones, The Walking Dead, et les films Marvel.

Game of Thrones et The Walking Dead sont des séries blockbusters, qui ont battu des records d'audience et que tout le monde a regardé et commenté en même temps (même si la seconde s’est essoufflée depuis). Ces séries ont porté à elles toutes seules le chiffre d’affaires d’une chaîne pendant de nombreuses années et ont initié de nombreux spin-offs et projets parallèles. Elles représentent aussi l’explosion dans la pop culture des genres de la fantasy, de la science-fiction et de l’horreur, avant considérés comme niches.

La franchise Marvel reflète les mêmes caractéristiques, au cinéma. Ce n’est d’ailleurs pas anodin si le phénomène Game of Thrones et la série des Avengers, qui ont démarré quasiment en même temps, prendront fin de manière presque simultanée au printemps 2019. Difficile de savoir ce qui viendra remplacer ces deux oeuvres, chacune à sa manière représentant la fin d’un chapitre dans l’histoire de la pop culture.

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