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Le Lego, l'un des jouets les plus célèbres dans le monde, peut-il être un support de pensée? Mieux encore, peut-on s'inspirer de son fonctionnement pour construire un système? C'est le point de départ de la réflexion du philosphe Tommaso Bertolotti pour son essai Legosophie, aux Presses universitaires de France. Nous publions un extrait de cet ouvrage qui navigue de la philosophie ancienne aux sciences cognitives pour éclairer d'un regard malicieux, fascinant et ludique l'art de philosopher et la passion des Lego. Les intertitres sont de la rédaction de Slate.
La ville –faite de maisons, de services, de bâtiments publics, de routes et de transports– a été le sujet des tout premiers sets Lego. Mais la ville a aussi une connexion très étroite avec la philosophie. On considère habituellement que le lieu de naissance de la philosophie (occidentale) se trouve dans les villes grecques d’Asie mineure: Éphèse, Milet et celles de la côte ionienne de l’actuelle Turquie.
Avant l’essor d’Athènes, ces villes grouillantes de vie furent le berceau de la culture européenne. Ici l’esprit grec, formé par cette langue si particulière, se mélangeait aux échos de la sagesse orientale et à l’art du négoce des peuples du Moyen-Orient. Bien avant, dans le récit homérique où l’histoire se perd dans le mythe, les Hellènes eux-mêmes s’étaient réunis sous l’étendard de la lutte contre une ville de la région, Troie.
La ville est le berceau de la philosophie: la rencontre y est inévitable, et elle encourage l’échange qui peut devenir négociation ou confrontation, et par conséquent l’émerveillement face au différent, à la multitude et à la vastitude. Le philosophe peut adopter une posture de retrait par rapport à sa ville, mais cela se traduit souvent par des voyages qui le mènent à visiter d’autres villes et à découvrir d’autres mœurs: la philosophie reste donc une activité urbaine. Les dialogues de Platon décrivant Socrate en inventeur de la philosophie telle qu’on la connaît aujourd’hui sont profondément ancrés dans le tissu urbain athénien.
En effet, on a du mal à l’imaginer poser ses célèbres questions (apparemment innocentes mais qui entraînaient des débats interminables) au milieu d’une forêt ou sur une plage déserte bordée de rochers. Il aurait pu y tomber sur des voyageurs, des pèlerins ou encore des brigands, mais personne n’aurait eu le temps ou la bonne volonté de lui prêter l’attention qu’il réclamait. Quant à philosopher avec les animaux, c’est évidemment impossible!
Nos bonshommes Lego, car ce sont de bons hommes, des types bien, vivent contents dans leur cité, Lego City. | Alphacolor via Unsplash
La ville reste le carrefour des humains, de leurs activités et de leurs idées. Et elle devint un objet de réflexion: Aristote, dans la Politique, y voit l’unité fondamentale de l’être humain, dont l’existence précède conceptuellement celle des individus qui l’habiteront. L’être humain qui est, selon ses termes, «zoon politikon», animal social, comme les abeilles et les fourmis, trouve naturellement son épanouissement dans la ville. Il dit ainsi que «l’homme est destiné à vivre en cité; celui qui est sans cité est, par nature et non par hasard, un être dégradé ou supérieur à l’homme». Ainsi, «l’homme qui ne peut pas vivre en communauté ou qui n’en a nul besoin, parce qu’il se suffit à lui-même, ne fait point partie de la cité: dès lors, c’est un monstre ou un dieu»1. Et nos bonshommes Lego, car ce sont de bons hommes, des types bien, vivent contents dans leur cité, Lego City.
Une ville pas comme les nôtres
Il faut bien l’avouer: Lego City n’est pas une ville comme les nôtres. Pour nous, la ville est simplement un niveau de l’organisation sociale. Sur cette échelle, plus bas, on trouvera peut-être les arrondissements, dans les grandes villes, mais au niveau supérieur, on trouvera de nombreux échelons! Le département, la région, l’État, peut-être une union ou une fédération d’États, et puis les Nations unies, les G7, G8, G20, telle ou telle autre conférence. Lego City, comme nous l’avons suggéré au début de ce chapitre, est une cité-État, comme la polis de la Grèce ancienne.
Il y a une mairie, mais aucun bâtiment qui renvoie à une dimension administrative supérieure. Une ville comme Athènes, Sparte, Corinthe ou Syracuse, comme celles où Platon s’était déplacé au cours de ses aventures méditerranéennes à la recherche d’un tyran prêt à mettre en œuvre ses idées politiques. Mais plus encore, Lego City a un caractère unique, universel, qui la rend semblable à la «kallipolis», littéralement la «belle cité» que Platon nous présente, par la bouche de Socrate, dans La République.2
Pourquoi Lego City serait-elle unique? Lego City est la cité, la ville, qui se déploie dans ses nombreuses facettes: les infrastructures, les transports, les chantiers, la police et les pompiers, mais évidemment aussi les maisons, les lieux de détente, les commerces, les banlieues qui se fondent avec la nature sauvage comme dans les villes américaines, les côtes et les plages. Ce vaste écosystème évolue dans le temps, mais reste toujours égal à lui-même.
Une fois qu’on est à Lego City, dans le plus bel endroit du monde, où voudrait-on aller?
On peut se demander si, en produisant des sets qui permettent à tout le monde de construire sa propre Lego City, Lego n’a pas renforcé la croyance en l’existence d’une Lego City idéale, celle des modèles et des instructions, dont toutes les Lego City construites ne sont que des copies. Je me pose la question car toutes les variations de Lego City combinent différemment les mêmes éléments: Lego City permet à chacun d’avoir le même aéroport, les mêmes gares, le même port. D’autant plus que, portés par un doux élan guère claustrophobe, nous savons très bien que tous ces transports ne mèneront nulle part, ou en tout cas nulle part d’important –d’ailleurs, une fois qu’on est à Lego City, dans le plus bel endroit du monde, où voudrait-on aller?
L’uniformité même des bonshommes Lego –avec leur peau jaune, leur taille égale et le fait qu’ils se ressemblent tous énormément– écarte tout doute quant à l’existence d’un autre, d’une Altérité nationale, ethnique ou même politique. Le citoyen Lego vit dans cet État Lego qui coïncide avec Lego City. Pour reprendre la célèbre phrase de Wittgenstein sur les limites du langage et de l’esprit, un bonhomme Lego pourrait de fait affirmer: «Les limites de mes briques signifient les limites de mon monde.» Ce monde n’est rien d’autre que Lego City. Cette ville, avec ses avions qui en partent pour y revenir et ses trains qui tournent en rond, est l’image de la ville efficace et autosuffisante.
LEGO® a commencé à produire ce jeu authentique dans les années 1950: ils s’inspiraient alors des éléments urbains que les enfants voyaient tous les jours, et qu’ils pouvaient reconnaître sur les boîtes –et une fois les briques assemblées. La ville, principalement vue comme un entrelacement de fonctions et de services (donc de métiers), a été le seul thème, ou univers, Lego jusqu’à la fin des années 1970, date à laquelle furent introduits deux autres thèmes qui se révélèrent très populaires: les pirates et le Moyen Âge.
Ecosystème sans conflit
L’introduction de ces univers, et leur rapport avec Lego City, nous mène à un autre sujet classique dans l’analyse de la ville, aussi important pour la philosophie que pour les briques danoises: le conflit. Selon Platon, le mal suprême à éviter dans la Belle Cité est la guerre civile, la confrontation violente entre citoyens appartenant à des factions opposées: en grec, la stasis. Par ailleurs, Platon se souvenait bien de la guerre civile qui avait frappé Athènes, ville si proche et en même temps si éloignée de son idéal. La mise à mort de son maître, Socrate, fut une conséquence du climat qui s’était emparé de la ville après la guerre civile.
À Lego City, un conflit de ce genre ne peut pas exister. Bien sûr, il y a des policiers, mais c’est parce qu’on accepte que les criminels de droit commun, les voyous et les braqueurs aient aussi un rôle dans ce grand écosystème qu’est la ville. Si l’on considère les sets sous licence, on peut certes rétorquer que la cruauté des super-méchants va au-delà de l’exception ordinaire du crime. C’est vrai, ces sets proposent des contenus particulièrement violents et conflictuels, mais l’enjeu est le bien de la cité entière. Batman, Superman ou encore Spider-Man se battent contre un adversaire et ses gangsters pour défendre la ville.3
Lego City fait preuve en effet d’une grande tolérance envers les voleurs –présents dans des sets aussi désirables que les autres
En revanche, les Lego n’ont jamais admis de véritables sets de guerre: il n’y a pas de tanks ni de blindés, pas de campements ni de mitrailleuses, et surtout il n’y a pas d’armée. C’est bien parce que Lego City est la seule ville de son univers! Si vous vous armez, c’est parce que vous imaginez que quelqu’un peut vous nuire: ainsi, introduire une armée à Lego City présupposerait soit la présence d’une autre cité (et donc Lego City ne serait plus unique), soit la possibilité d’une guerre civile. Une confrontation entre citoyens d’une ampleur telle qu’elle excède la violence ordinaire d’une ville capable de gérer ses gendarmes et ses voleurs.
Batman, Superman ou encore Spider-Man se battent contre un adversaire et ses gangsters pour défendre la ville. | Zhen Hu via Unsplash
Lego City fait preuve en effet d’une grande tolérance envers les voleurs –présents dans des sets aussi désirables que les autres: voilà une autre affinité avec la Grèce ancienne, où les voleurs étaient considérés comme faisant partie du tissu social, au point que le dieu Hermès protégeait l’éloquence, les commerces et le vol, parce que finalement la séparation entre légal et illégal peut devenir très floue… En revanche, si voler n’était pas en soi objet de reproche moral, la honte tombait sur les voleurs qui se faisaient prendre et sur celui qui se faisait voler pour n’avoir pas assez pris soin de ses affaires.
À Lego City, les criminels gardent le même sourire débonnaire que les autres bonshommes Lego, un sourire partagé aussi par les gendarmes qui leur courent après! Leur lutte est absorbée par la cité, elle y est considérée comme normale, au point que les sets concernant les criminels prévoient leur interpellation mais aussi leur évasion continue grâce à des escamotages mécaniques précis. Bien entendu, cela participe au déroulement du jeu, mais il est difficile de ne pas y voir une petite leçon de moralité.
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Une cité et ses mythes
Comment donc combiner ce discours apaisant avec l’acceptation du conflit que Lego a bien démontrée dans d’autres univers, toujours peuplés par les petits bonshommes jaunes, comme le Moyen Âge ou les pirates? S’agit-il d’une simple hypocrisie qui a poussé ces pacifistes urbains à se faire plaisir dans le siège du château du roi ou dans l’abordage de la frégate royale, tout en se privant des délices, au moins esthétiques, de la guerre contemporaine?
Il ne s’agit pas d’hypocrisie, mais de la véritable essence du rapport entre Lego City – colonne vertébrale des différents sets sortis au fil des ans – et tous les autres univers. En effet, ces univers ne communiquent pas entre eux. Comme nous le montre avec une grande clarté philosophique le film La Grande Aventure Lego sorti en 2014, pour passer d’un univers à l’autre il faut franchir des parois, littéralement les percer, les enfoncer! Mais alors, si Lego City est l’authentique univers d’aujourd’hui, comment comprendre les autres? Dans une perspective très classique, les autres univers sont à la fois des mythes et des colonies de Lego City. Ce sont des colonies si lointaines qu’elles deviennent des mythes, et des mythes si réels qu’ils ressemblent à des colonies.
On y retrouve les mêmes bonshommes jaunes qu’à Lego City, mais ils s’engagent dans d’âpres batailles entre eux (bien entendu, toujours en souriant!). Ces conflits, bien qu’éternels, ne parviennent pas affecter le fonctionnement tranquille de Lego City. Ils en forment plutôt la culture collective, des récits presque légendaires présents dans l’imagination de ses habitants, sans pour autant mettre en danger le modèle par leur bellicisme. Les univers sidéraux des années 1980 et 1990 comme les Black Tron et les M-Trons, jamais égalés dans les cœurs des passionnés, la police spatiale et les habitants de la planète glacée sont des exemples parfaits de la relation coloniale qui relie Lego City à ces autres mondes. [...]
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Chacun sa place
Si le conflit ne gagne pas la cité, ce n’est pas simplement par définition. Il ne suffit pas de dire «Voici une cité harmonieuse!» pour que ce soit le cas. Un de meilleurs moyens d’empêcher le conflit d’atteindre la cité est d’œuvrer à ce que celle-ci demeure juste. Platon a très largement développé le thème de la justice dans la Belle Cité, et l’ensemble de ce discours va clairement au-delà de la description de Lego City: cependant, une partie de cette théorie est cruciale pour comprendre Lego City et son fonctionnement.
Nous avons vu l’importance qu’Aristote attribuait à la cité comme véritable lieu naturel de l’homme: il est naturel non seulement que l’homme soit dans la ville, mais aussi qu’il ait sa place dans son organisation. Aristote avait probablement appris l’importance d’avoir sa propre place dans la cité auprès de son maître, Platon, à qui ce thème était déjà très cher. La Belle Cité, en l’occurrence, est la cité juste parce que chaque citoyen y est à sa propre place, jouant le rôle qui lui convient le mieux selon sa nature.
Ce sont les rois-philosophes, dont la seule prérogative royale est celle de bien gouverner, qui lisent l’âme de chaque citoyen et le guident vers son rôle – rôle qu’il assumera avec d’autant plus de joie et de satisfaction qu’il épouse sa nature. Cette idée selon laquelle chacun doit occuper le rôle pour lequel la nature l’a doué est dite «oikeiopragia» (mot qui réunit les racines de «propre» et de «faire»), et c’est l’un des piliers de la cité imaginée dans La République.
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Si une personne, dès son plus jeune âge, est guidée vers la tâche qui lui est propre selon sa nature, non seulement elle accomplira cette tâche parfaitement, mais elle comprendra aussi que cela garantit le meilleur avenir pour la cité. Lego City est à ce titre un emblème de la ville où règne cette oikeiopragia. Aucun modèle n’est laissé au hasard: chaque boîte offre un module de cette ville, une des tâches que ses femmes et ses hommes exécutent, il faut le dire, avec un grand sourire imprimé sur le visage!
On a vu que, dans une dimension organiciste qui excède peut-être la philosophie platonicienne, même les gendarmes et les voleurs s’affrontent avec ce sourire standard, comme s’ils savaient que leurs rôles sont tout aussi nécessaires pour la vie de la cité. Les modèles les plus récents abandonnent ce sourire, mais les expressions deviennent des grimaces telles qu’on peut les prendre pour des masques, comme ceux du théâtre gréco-romain ou du kabuki japonais: le masque est celui du rôle, un énième témoignage du fait que chaque bonhomme joue son propre rôle.
Toutes les activités de Lego City sont aussi importantes les unes que les autres pour le bon fonctionnement de la cité
L’égale dignité de chaque tâche est illustrée par la politique des prix, fondée sur le nombre de briques (laissons de côté les sets sous licences, dont les prix dépendent de critères différents): dans les sets standard, un grand chantier, un port, un poste de police ou encore un train coûtent un prix similaire, de la même façon qu’un bus, un camion des poubelles ou un bateau de garde-côtes. Le sens d’une telle politique est de montrer que tous les sets sont également désirables – et par conséquent doivent être désirés et acquis de façon égale – car toutes les activités de Lego City sont aussi importantes les unes que les autres pour le bon fonctionnement de la cité. C’est bien là que le platonisme politique de la maison danoise brille de tout son éclat.
Nous disions que le référent de Lego est le monde de la polis, de la cité, à l’intérieur de chaque boîte mais en dehors aussi. La raison en est désormais claire: le jeune constructeur de demain, en jouant avec ce jeu authentique, apprend, dès son plus jeune âge, à aimer et à cultiver la justice d’une ville où chacun exécute au mieux sa propre tâche: un monde où le policier, l’éboueur, l’astronaute et le chauffeur de poids lourds travaillent avec le même sourire. Si chacun est à sa place, c’est parce que chacun a sa place à Lego City.
1. Aristote, Politique, tome I, Livres I et II, I, 10, 1252b – 1253a, texte établi et traduit par Jean Abonnet, Paris, Les Belles Lettres, 1991.
2. Attention : il faut bien souligner que La République n’a rien de très républicain, et le mot – d’origine latine – n’indique que la chose publique, donc l’État dans une configuration autre que la principauté ou la monarchie absolue. Le titre original, Politéia, renvoie justement à la polis, la cité, et à son organisation.
3. Si Lego City est unique, que dire des villes normalement identifiées à chaque super-héros ? La question est légitime, car Metropolis, Gotham ou New York, lieux emblématiques des super-héros les plus célèbres, ne sont pas Lego City. À moins que si ? En effet, la nature modulaire des sets Lego et le fait que (au-delà d’un prix plus élevé dus aux licences) les sets des super-héros conservent toutes les conventions esthétiques, mécaniques et architecturelles des sets ordinaires font que les villes de super-héros sont absorbées dans Lego City. Lego City – et son unicité – n’éclate pas, bien au contraire elle se confirme comme cité modèle !