Société

Szeged jadis inondée aide Notre-Dame aujourd'hui brûlée

140 ans avant le drame de l'île de la Cité, la localité de Szeged fauchée par une inondation fut reconstruite grâce aux dons de nombreuses villes dont Paris, à qui elle vient d'offrir 10.000 euros.

La grande inondation de Szeged | Pál Vágó via <a href="https://commons.wikimedia.org/wiki/File:V%C3%A1g%C3%B3_Szegedi_nagy%C3%A1rviz_(1879)SF_020.jpg">Wikimedia Commons</a>
La grande inondation de Szeged | Pál Vágó via Wikimedia Commons

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«La catastrophe s'est produite. Szeged est sous les eaux. Les maisons s'écroulent. Les cloches ont sonné à 2h15 du matin. Des milliers de personnes traversent le pont-levant et se ruent vers Újszeged. Le vent colporte les appels au secours. Beaucoup n'ont pu sauver que leur modeste existence. Seuls les alentours du Palánk peuvent être empruntés les pieds au sec. L'eau continue de monter charriant bœufs et chevaux morts. Les soldats portent vers les remparts les gens frigorifiés et évanouis de peur. La synagogue est trempée, les églises et le lycée débordent de rescapés. L'eau aura tout envahi d'ici ce soir.» Le télégramme transmis au Premier ministre Kalmán Tisza est à la mesure du désastre en cours.

Dans la nuit du 11 au 12 mars 1879, la rivière qui porte le même nom que le dirigeant magyar et traverse cette agréable localité du sud hongrois où l'on se repaît de soupe de poisson sort de son lit après une première alerte trois ans plus tôt, puis une seconde autour de Noël 1878. Les risques de crue ont été démultipliés par des aménagements récents qui réduisent de 450 kilomètres la longueur du cours d'eau et doublent sa déclivité de 3,7 à 6 centimètres par kilomètre, le rendant plus rapide et dangereux. Le jour du drame, l'eau atteint un niveau jamais vu de 8,06 mètres. Le journaliste Kálmán Mikszáth, futur écrivain renommé, couvre l'événement et ses répercussions pour le quotidien local Szegedi Napló.

Solidarité internationale

Le bilan est effroyable. 160 morts, 60.000 Szegedien·nes sans-abri sur les 75.000 de l'époque, 5.458 espaces d'habitation annihilés sur 5.723 et 36.200 hectares submergés par les flots. L'intensité du courant déterre les défunts reposant dans les cimetières du bas et du haut de la ville. Les cercueils émergent sous le regard incrédule des survivant·es dans les rues dévastées par le déluge. Bateliers, conducteurs de barques, sapeurs de Timisoara (ville hongroise à l'époque) et villageois de Makó et de Hódmézővásárhely sauvent autant de personnes que possible d'une mort certaine. L'officier hussard en retraite Fedor Zubovics arrive de Budapest avec un bataillon complet de secours.

Inondation de Szeged (1879) | Rlevente via Wikimedia Commons

L'empereur François-Joseph régnant sur la monarchie austro-hongroise d'alors constate les dégâts sur place cinq jours plus tard en compagnie de Kálmán Tisza et promet une aide exceptionnelle de Vienne. L'Autriche collecte des fonds et l'Allemagne emboîte le pas. Bruxelles, Londres, l'Italie, la Roumanie, la Serbie, la Turquie, la Chine, le Japon, l'Inde et la Perse suivent. L'argent afflue d'Amérique et d'Afrique. Les souverains saxon et roumain mettent chacun la main à la poche. Le roi Louis Ier de Portugal, sensibilisé au hongrois par son géniteur magyarophone Ferdinand de Cobourg, veut lui aussi contribuer. Le peintre hongrois Mihály Munkácsy, vivant à Paris, supervise la solidarité depuis sa France d'adoption.

«La collecte parisienne réunit rapidement 21.300 francs. 60.000 sont arrivés à l'ambassade de Hongrie au 24 mars. Gambetta a donné 500. Le baron Albert de Rotschild qui a déjà donné 5.000 a renvoyé 5.000 au Premier ministre Tisza. La maison parisienne Rotschild a transmis 20.000 francs et celle de Francfort 10.000 marks. Le fonds ouvert à Londres comptait 8.500 livres sterling au 26 mars. La Nazione de Florence écrit que la ville aidera encore plus les malheureux de Szeged que les autres cités européennes déjà mobilisées pour eux. La communauté austro-hongroise de Saint-Pétersbourg a réuni 6.000 roubles en trois jours et prépare un concert», raconte le journal Vasárnapi Újság du 30 mars.

Boulevards rebaptisés

Le soir de la parution de l'article, la France héberge son propre récital de bienfaisance où résonnent le piano de Károly Aggházy et le violon de Jenő Hubay. Un spectateur paie 1.000 francs sa place. Le Figaro organise un second rendez-vous le 7 juin à l'Opéra Garnier avec des invitations illustrées par l'artiste romantique Mihály Zichy. Le célèbre compositeur Franz Liszt, auteur des Rhapsodies Hongroises, imagine «Revive Szegedin!» (Vive Szeged!) en guise d'hommage à la ville convalescente. La mobilisation de la presse internationale et de son lectorat rapporte une partie des deux millions de forints reçus en totalité par Szeged, soit un sixième du montant estimé de la réédification de la localité.

 

 

La Tisza ne retrouva son niveau normal qu'après six mois de pompage continu. La reconstruction suivant les plans de l'architecte hongrois Lajos Lechner dura jusqu'en 1883 et bouleversa la géographie urbaine de Szeged. De larges avenues bâties autour d'un arc de cercle en forme de haricot longeant la Tisza remplacèrent l'entrelacs de rues étroites d'avant l'inondation. Plusieurs boulevards importants de Szeged adoptèrent le nom des capitales solidaires comme le Londoni (Londres) Körűt, le Párizsi (Paris) Körút, le Római (Rome) Körút, le Bécsi (Vienne) Körűt et le Moszkvai (Moscou) Kőrút. La ville ressuscita au sommet des digues surélevées dominant la rivière qui surpassent de 16 centimètres le niveau de la catastrophe.

En moins de quatre ans, Szeged «devint plus belle que jamais» (szebb lett mint valaha) selon l'expression consacrée. Un pont suspendu conçu par la firme de Gustave Eiffel relie ses deux rives. Inauguré le 16 septembre 1883, le Belvárosi Híd devenu l'un des symboles de la ville sera détruit par les Allemands fuyant les troupes soviétiques en octobre 1944, avant de rouvrir à la circulation en 1948. D'autres bâtiments iconiques comme le Théâtre National néobaroque des Viennois Fellner et Helmer, le Palais de Justice et la Poste néo-Renaissance de la place Széchényi (œuvres de Károly Meixner) sortent de terre durant la période. La démolition du Château permet l'émergence d'un centre moderne.

Rendre la pareille

L'eau qui recouvrit 95% de Szeged épargna l'église franciscaine érigée en 1503, la tour Dömötör datant du XIIe siècle (rebâtie à l'identique avec les briques originelles en 1926 près de la cathédrale millésime 1932) et la mairie, augmentée d'un étage et transformée en bijou néo-baroque par le duo Ödön Lechner-Gyula Partós responsable du musée des arts décoratifs de Budapest. Une flèche gravée sur la porte intérieure de l'église de Mátyás Tér, avec le message «L'eau était ici» accompagné de la date du drame, rappelle son ampleur. Un monument commémoratif d'acier chromé réunissant l'écusson de Szeged et des villes européennes les plus aidantes –dont Paris– surplombe la Tisza depuis le centenaire de la crue.

Monument commémoratif érigé en 1979 | Csanády via Wikimedia Commons

«La plus grande catastrophe naturelle de l'Histoire de Szeged a indéniablement influencé le visage contemporain de la ville. Les Szegediens ne savent pas forcément que l'eau n'a pas débordé en premier lieu dans la cité, mais 20 kilomètres plus au nord le 5 mars autour de la localité actuelle de Dóc, avant de déferler sur Szeged dans la nuit du 11 au 12 lorsque la ligne ferroviaire mitoyenne céda. Pendant des jours, l'immense désespoir écrasa toute envie de rebâtir mais il en fut heureusement autrement. La reconstruction est le fruit d'une entraide européenne et d'un soutien financier sans précédent ayant permis de conduire les travaux jusqu'au bout aussi vite», affirme le journal régional Dél Magyarország.

Le brasier de Notre-Dame à peine maîtrisé, Szeged s'est souvenue du moment où Paris l'épaula 140 ans plus tôt. Le 16 avril au matin, l'édile socialiste de cette ville qui compte parmi les rares grandes agglomérations hongroises dirigées par la gauche sous l'ère Orbán a annoncé débloquer 10.000 euros et lancé un appel aux donations sur le compte d'une fondation municipale afin de réparer la cathédrale meurtrie. Székesfehérvár imite Szeged, Debrecen offre 30.000 euros et la congrégation juive Mazsihisz ouvre sa propre quête avec 1.000 euros de départ au nom de la «douleur partagée avec nos frères chrétiens». En 1879, Paris sauvait en partie Szeged. En 2019, Szeged lui rend la pareille sans une once d'hésitation.

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