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Les talons hauts, une histoire de pouvoir

Jadis, les hommes portaient des talons pour marquer leur rang social. Aux pieds des femmes, l’étiquette est passée de «puissant» à «sexy». Et finalement, cela revient au même.

Pratiques? Certainement pas. Socialement signifiants? Assurément. | Amanda Vick via <a href="https://unsplash.com/photos/Az3yuE3out0">Unsplash</a>
Pratiques? Certainement pas. Socialement signifiants? Assurément. | Amanda Vick via Unsplash

Temps de lecture: 6 minutes

Il y a bien longtemps –et ceci n'est pas un conte de fées dégenré–, les garçons piochaient pour se vêtir dans ce qui plus tard allait devenir le dressing féminin.

Le talon connaît une certaine heure de gloire dès l’Antiquité, comme le relate Alice Litscher, professeure à l’Institut français de la mode et co-autrice du compte Instagram L’origine des modes: «Les comédiens portaient des cothurnes, des chaussures à semelles compensées plus ou moins hautes selon le rang social de leurs personnages.» Mais c'est surtout sous Louis XIV qu'il débarque en grandes pompes.

Des mollets bien galbés à la cour de Louis XIV

Outre le fait que du haut de son 1m63, le roi a dû y voir l’opportunité de s’élever, ce qui a séduit la noblesse est qu'ainsi surélevée, elle ne souille point ses souliers dans la crasse de la ville et fait étalage de son oisiveté.

«Le travail n'était pas quelque chose d’acceptable pour un noble. En portant des vêtements non fonctionnels et inconfortables, il signalait que des serviteurs s’en chargeaient pour lui», note Frédéric Godart, sociologue spécialiste de la mode et auteur de Sociologie de la mode.

Le talon haut possède un ultime atout: «Il élançait le mollet des hommes, zone corporelle éminemment sexy à l’époque, au point qu’on le moulait dans un collant pour le mettre en valeur», rapporte Alice Litscher. Et de rappeler que «cette cour étant la plus extravagante, fastueuse et pérenne, elle a permis de voir défiler des modes en tout genre».

Quant à l’invention de la semelle rouge, Christian Louboutin aurait eu un précurseur. D’après la légende, ce serait Philippe d’Orléans, le frère du roi, qui aurait lancé la tendance après être allé s’encanailler un soir du côté des abattoirs des Halles, perché sur ses talons en satin. De retour à Versailles ses semelles teintées de sang, bim, la mode fut lancée.

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

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La femme, faire-valoir du patriarcat après la Révolution

La Révolution française engendre ce que le psychologue britannique John Carl Flügel appelera en 1930 la «grande renonciation masculine» dans l'habillement: le vêtement se veut plus pratique et sobre, car le bourgeois travaille.

Mais un point chiffonne: pourquoi diable la gent féminine accepte-t-elle d'hériter de ce dressing inconfortable, voire carrément douloureux?

En réalité, elle n’a pas franchement le choix. Malins, ces messieurs ont trouvé la parade pour continuer à se distinguer socialement: cantonner leurs épouses au rôle d’apparat. Outre la persistance du corset, on ne lésine donc pas sur les froufrous, rubans et tissus coûteux. «Heure faste aussi pour la crinoline, frisant parfois les trois mètres de diamètre!», ajoute Alice Litscher.

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

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Bref, Madame se voit ornée comme un sapin de Noël et peine grandement à se mouvoir, si bien que l’écrivaine Georges Sand décide de s’habiller en homme pour être libre de ses mouvements à cheval.

Le sort des enfants n’est alors guère plus enviable. Filles comme garçons se retrouvent également astreints aux robes et aux corsets. Les premières pour leur aspect pratique en cas de besoin, et les seconds en vertu de la croyance selon laquelle il aiderait les tout-petits à se tenir debout et bien droits.

La professeure de mode avance une autre explication: «Avant sept ans, l’âge de raison, les enfants n’étaient pas distingués sexuellement. Ils étaient considérés comme une extension de leurs mères, dotées quant à elles d’un statut d’enfant –pas le droit de vote, d’ouvrir un compte en banque ou de travailler sans autorisation de leur époux–, passant de l’autorité paternelle à celle de leur mari.»

Paul Poiret et Julien Dossena, à la rescousse de ces dames

Si Madeleine Vionnet, couturière engagée chez Jacques Doucet en 1906 pour rajeunir la maison, a bien tenté de libérer les femmes des corsets «en proposant aux mannequins de marcher pieds nus, vêtues de robes souples qu’elles portent à même le corps sans s’appuyer sur l’incontournable carcan de rigueur à l’époque qu’est le corset, elle se heurte aux réticences de la maison et décide alors de voler de ses propres ailes», détaille le Musée des arts décoratifs dans sa rétrospective «Madeleine Vionnet, puriste de la Mode».

La même année, Paul Poiret, que Frédéric Godart présente comme «l’un des créateurs les plus influents de l’époque», éradique définitivement le corset: «Il propose à la place des silhouettes taille haute et contribue ainsi à l’émancipation féminine.»

Concernant le talon haut, cela a pris un poil plus de temps –un siècle–, mais certains noms de la mode, à l’instar du designer de Paco Rabanne Julien Dossena, ont abandonné les talons, désireux d’habiller une femme réelle, qui travaille et récupère ses enfants à l’école.

Dans le podcast Dans le Genre sur Nova, le designer confie d’ailleurs «trouver la démarche d’une femme en talons aiguilles un peu douloureuse à regarder» et désapprouver le côté «proie» que le port de talons génère: «Elle ne peut pas courir, ni marcher vite [...]. Cette femme ne peut pas s’enfuir.»

Au défilé prêt-à-porter automne-hiver 2017-2018 de Paco Rabanne, le 2 mars 2017 à Paris | Alain Jocard / AFP

D’autres lui ont emboîté le pas. «Historiquement, on trouvait une majorité de talons hauts voire très hauts dans les points chaussures des collections des enseignes de luxe –comme si le prix allait de pair avec la hauteur. Désormais, une place croissante est accordée aux baskets», constate Alice Litscher. Pour la femme, la libération du peton n’était pourtant pas gagnée d’avance.

À l’issue de la Seconde Guerre mondiale, Christian Dior lance sa collection New Look. «Il s’agit en réalité d’un vieux look», raille l’experte de la mode, avec une taille hyper serrée impliquant souvent l'utilisation d'une gaine, pour parvenir à enfiler les jupons superposés nécessaires à l'effet grand volume recherché. Et pour accompagner cette taille marquée: des talons fins et hauts très peu confortables.

Alors que beaucoup avaient retroussé leurs manches pour faire vivre la famille pendant que leurs maris étaient au front, ce rétropédalage vestimentaire a vocation à replacer les femmes à leur place d’antan, celle de «l’époque où tout allait bien».

Distinction sociale et opérations Cendrillon

Si, a priori, le talon est à présent perçu comme un accessoire sexy et futile (ce qui, on l’a vu, était déjà le cas au XVIIe siècle), il a tout de même conservé cette symbolique de pouvoir: «S’élever permet aux femmes de regarder les hommes dans les yeux, plus d'en dessous, et de se placer au passage au-dessus des autres femmes», analyse Frédéric Godart.

D’autre part, taille et réussite socioprofessionnelle sont liées, comme en témoigne une étude publiée en 2016 dans le British Medical Journal. Se rehausser aiderait donc à (se) duper un peu.

Symbole par excellence du fétichisme, le talon aiguille galbe et rend le corps de la femme plus attirant. Et ne trouve-t-on pas le terme «pouvoir» dans «pouvoir de séduction»? Pour Alice Litscher, l'expression est paradoxale et datée: «Une femme en chaussures plates me semble nettement plus efficace, car elle place son énergie de manière moins futile et ne risque pas de souffrir intérieurement.»

Subsiste aussi une double injonction culturelle autour du fait que la femme doit «souffrir pour être belle», c’est-à-dire à la fois se faire belle et faire fi de la douleur. «Depuis les années 1990, des podologues, notamment américains, se sont spécialisés dans les “opérations Cendrillon”, dont le surnom devrait plutôt être “opérations des méchantes sœurs de Cendrillon”, puisqu’elles consistent à raboter les bouts d’orteils aux femmes pour leur faciliter la marche sur talons aiguille», poursuit la spécialiste de la mode.

Seulement, comme sous Louis XIV, l’aspect inconfortable de l’escarpin permet toujours en 2019 de se démarquer socialement. À vrai dire, on n’en voit quasiment pas dans la rue ou dans le métro, des filles juchées sur des talons de 12 cm –ou alors elles se déplacent en Uber.

Et la raison est toute simple. La professeure de l’IFM l'illustre à travers une anecdote aussi drôle qu’éloquente: une de ses consœurs, férue de talons très hauts, s’est offert une paire d'escarpins chez Yves Saint Laurent. Deux jours plus tard, elle a dû retourner à la boutique car son talon était cassé. Le vendeur lui a alors rétorqué le plus naturellement du monde: «Mais enfin, madame, ces chaussures ne sont pas faites pour marcher!.» Lunaire, mais véridique: depuis toujours, les talons servent avant tout à symboliser un statut.

Vestiaire féminin réapproprié par les hommes

Pendant ce temps-là, les hommes, eux, reféminisent leur garde-robe en nous empruntant certains éléments, à l'image du sac à main, largement accepté dans les grandes villes, ou des jupes, du côté de l'avant-garde.

Même les talons hauts font leur retour dans le dressing masculin. L'homme d’affaires australien Ashley Maxwell-Lam part tous les jours bosser en talons –cela lui donne confiance en lui, explique-t-il– et la troupe mixte du danseur français Yanis Marshall s’illustre dans d’incroyables chorégraphies exécutées en talons aiguilles.

«L’évolution de la notion de virilité libère l’homme d'une forme de masculinité toxique et de certains carcans tels que le costume-cravate, qui disparaît peu à peu», observe le sociologue Frédéric Godart. Mais à quoi aspirent-ils alors en retournant fouiller dans nos affaires: à séduire, au pouvoir? Peut-être simplement à se sentir bien.

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