Culture

Finalement, il faudrait peut-être écouter ce que BHL nous dit de l’Europe

L'écrivain a joué sa pièce «Looking for Europe» dans la Hongrie illibérale de Viktor Orbán.

BHL cherche l'Europe: «Dieu sait que j'y crois», déclame-t-il. | Affiche de la pièce
BHL cherche l'Europe: «Dieu sait que j'y crois», déclame-t-il. | Affiche de la pièce

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«BHL, c’est un intellectuel luciole. Il cherche la lumière en permanence, et quand il fait noir, il s’éclaire lui-même.» Cette phrase, prononcée par un de mes professeurs d'IEP à la fin des années 1990, a longtemps forgé mon opinion sur le bonhomme. Un «philosophe paillettes» dont on moquait la prolifique écriture –combien de livre seriez-vous capable de citer sur les dizaines qu’il a écrits?–, les films plus ou moins réussis et les envolées échevelées. Un «apprenti Malraux» dont on oubliait un peu vite l’engagement à Sarajevo pour lui reprocher une guerre en Libye et des fidélités discutables.

Autant dire que le lancement de la tournée de Looking for Europe –vingt-deux villes en douze semaines, dans toute l’Europe– ne semblait qu’une nouvelle marotte, un enchaînement de poncifs sur la montée des populismes, le retour des années 1930, énième oraison funèbre du projet de Monet et Adenauer.

«Ici, les intellectuels sont tournés en ridicule»

Sa pièce, BHL l’a jouée mercredi 10 avril dans la capitale actuelle des populismes, la Budapest de Viktor Orbán. Bernard contre les forces du mal, avec son verbe, sa plume et une emphase certaine, une «philippique contre les Corbyn, Le Pen, Baby Trump, Salvini- di Maio» et Orbán, donc, ce «résistant devenu tyran, qui a bataillé si ferme pour arracher son pays au KGB et qui a fait tellement d’efforts, trente ans après, pour le remettre dans les griffes du FSB».

«C’est un peu un nouveau Cohn-Bendit, pour nous.»

Une spectatrice

Dans la salle du Belvárosi Színház, petit théâtre de centre-ville de style Bauhaus, quelque huit cent personnes, dont l’ancien Premier ministre social-démocrate Ferenc Gyurcsány et l’ambassadrice de France en Hongrie Pascale Andréani. Deux heures de discours en français sous-titré en magyar. Comme à chaque date, le texte est adapté au public local, ici composé de Budapestois·es de tous âges mais avec un point commun, l’inquiétude face au chemin pris par leur pays, sous la coupe réglée du Fidesz et de ses affidés.

Même si l’on en voyait certain·es se faire photographier devant l’affiche de la pièce en attendant qu’elle commence, là-bas, BHL n’est pas connu. Ou très peu. «Seulement dans les cercles d’intellectuels. C’est un peu un nouveau Cohn-Bendit, pour nous», lâche une spectatrice. Les médias pro-Orbán n’ont pas pris la peine d’annoncer la soirée, particulièrement difficile à organiser: comme en Pologne, où Looking for Europe a été jouée le surlendemain à Gdansk, il fut compliqué de trouver un théâtre.

Seuls les médias d’opposition, dont Index.hu, pure player hongrois de référence en ont parlé. «Ici, les intellectuels sont tournés en ridicule, surtout quand ils sont philosophes et juifs, comme Bernard-Henri Lévy», glisse une universitaire, professeure de relations internationales.

«Orbán a torpillé la démocratie avec les armes de la démocratie»

Pourtant, la veille, Viktor Orbán a pris la peine de recevoir Lévy pendant près de deux heures. Un privilège. «Il a passé plus de temps avec Orbán que toute la presse d’opposition en dix ans», dit-on, dans l’entourage de BHL.

Pourquoi le «clône sans les muscles de Poutine» prendrait-il le temps de recevoir un Français, qui le lendemain le vomira devant un public confidentiel?

C’est parce que BHL et Orbán se connaissent depuis longtemps, depuis que le premier, à la faveur d’une mission confiée par Mitterrand pour prendre la température dans les pays tout juste libérés du joug communiste dans les années 1990, a fait un tour à Budapest. À l’époque, Orbán était du côté des libéraux. Avec Lévy, le courant passait. Mais c’est surtout, apprend-on, à cause d’une interview de l’intellectuel français à Index. Orbán l’a lue, elle lui a déplu, il a voulu en parler. Que se sont-ils dit, on ne le sait pas vraiment. Mais Orbán a reçu Lévy, puis il l’a laissé jouer, en plein cœur de Budapest.

Un résumé de ce qu’est l’illibéralisme à la sauce hongoise, finalement. «Orbán a torpillé la démocratie avec les armes de la démocratie», dit BHL. «Nous vivons un fascisme mais sans les camps, analyse l’universitaire budapestoise. On ne risque pas la prison pour une publication Facebook politique, mais la vie devient soudain plus compliquée. On peut perdre son travail et avoir beaucoup de mal à en retrouver.» Une terreur douce et discrète, un étau qui se referme –qui s’est refermé. Les médias d’opposition existent, mais il est fait en sorte qu’ils n’aient pas ou peu de moyens financiers, ou que des proches du Fidesz entrent au capital.

L’opposition politique existe, elle aussi, mais elle est inaudible. Sur la route qui me mènera à l’aéroport à la fin du séjour je croiserai des dizaines de panneaux publicitaires. De la réclame, un peu, et des affiches de campagne pour les prochaines européennes, beaucoup. Quasi toutes sont du Fidesz: «Soutenons le programme de Viktor Orbán, arrêtons l'immigration!» Seules deux d'entre elles portent une voix différente, une pour le parti d’extrême droite Mi Hazánk (Notre patrie) –«Ni Gyurcsány, ni Orbán»–; une autre pour l’alliance des socialistes du MSZP et du parti écologiste de gauche Párbeszéd –«Patrie. Amour. Europe.» En Hongrie comme en France, l’Europe reste la grande absente des élections européennes.

«Les peuples ont parfois les chefs qu’ils méritent»

Bernard-Henri Lévy, lui, ne l’oublie pas. Sur scène, il la cherche dans les décombres de la social-démocratie, entre indignations surjouées et condamnations parfois définitives –«Ceux des “gilets jaunes” qui ne pensent qu’à casser du flic, du juif et du pédé», les indépendantistes catalans et Podemos rangés fissa aux côtés de l’extrême droite de Vox, la France devenue «une nation de nazes et de pétochards». Il la cherche, l’Europe parce que «Dieu sait que j’y crois», dit-il, malgré la «pente munichoise» sur laquelle elle a si souvent glissé; l’Europe «morte en 1914 quand commencent les charniers», en 1936 en Espagne, en 1939-1945 à Auschwitz, en 1991 à Sarajavo, puis, plus proche de nous, en laissant la Syrie aux mains des Russes. Même la fermeté de l’Union, face à «ce foutu Brexit, victoire de la droite hard sur la droite soft, de la gauche radicale sur la gauche libérale» le déçoit.

«Est-ce que la solution, ce ne serait pas de donner une image à l’Europe?»

Bernard-Henri Lévy, écrivain

Bernard-Henri Lévy lui en veut, à l’Europe: «Les civilisations tombent généralement des coups du dehors, là c’est venu du dedans». Salvini, Farage, Corbyn, les nazis grecs d’Aube dorée, les «gilets jaunes», encore, ça balance: «Les peuples ont parfois les chefs qu’ils méritent. Et le problème, là, c’est pas les chefs c’est le peuple.» Fichu peuple qui n’écoute pas l’omniscient intellectuel? Pas tout à fait. Car c’est là, au bout d’une heure et demie que Lévy offre l’épiphanie. Qu’on oublie ses travers quand, dans une tirade désormais habitée, le philosophe appelle avec conviction une idée si simple qu’on se demande pourquoi, finalement, on en parle si peu. «Est-ce que la solution, ce ne serait pas de donner une image à l’Europe? C’est pourquoi je m’en vais plaider pour l’élection au suffrage universel direct d’un président des États-Unis d’Europe.»

Le peuple n’est plus un problème, il devient la solution. Il faut donner un visage à l’Europe, pour dépasser les nationalismes dans un élan husserlien –«Ni le natal, ni le national, ni le naturel ne disent le dernier mot de ce que nous sommes». L’idée n’est pas nouvelle: «L’Europe, quel numéro de téléphone?» demandait Kissinger en 1970. Certainement pas celui de Donald Tusk, répond en 2019 Lévy qui, lancé, convoque «John Locke aux Droits de l’Homme», «Héraclite à l’éducation non-nationale», «Soros aux finances, en binôme avec Mère Teresa», Diogène «au cynisme et au logement», Melina Mercouri aux droits des femmes, Salman Rushdie aux cultes, Houellebecq aux droits des animaux. De l’excès, encore. Mais une idée qui, on ne sait pourquoi, ne revient pas dans la bouche des têtes de listes françaises à l'élection prochaine.

Quand, après la pièce, on demande à BHL qui en ferait un bon, de président des États-Unis d’Europe, l’œil se fait malicieux. Son nouvel ami Macron? Son vieil ami Sarkozy? –«Il en serait capable». Ni l’un ni l’autre, au fond. À un président, il pourrait préférer une présidente. «Elle est en grande difficulté chez elle, mais Angela Merkel, elle, elle serait très bien.»

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