Boire & manger

À Paris, deux tables, deux budgets

Le Bouillon Chartier Montparnasse, restaurant le moins cher de Paris, et la Tour d'Argent, monument historique de la famille Terrail, fief du luxe gastronomique français.

Bouillon Chartier Montparnasse | Maxime Ledieu
Bouillon Chartier Montparnasse | Maxime Ledieu

Temps de lecture: 9 minutes

Le groupe Joulie (brasseries le Congrès Maillot, le Wepler, Chartier Grands Boulevards) a transformé l'enseigne Montparnasse 1900 en un second Bouillon Chartier logé dans un admirable décor Art Nouveau: murs en céramique de Louis Trézel, miroirs de boiseries chantournées. Le site classé vaut à lui seul le voyage: en face de la tour Montparnasse, le contraste architectural est saisissant.

Salle du restaurant Bouillon Chartier Montparnasse | Maxime Ledieu

Les frères Chartier, créateurs du concept «bouillon» vers 1860 –on ne servait que des bouillons de saison– ont lancé l'établissement montparno en 1903 devenu Bistrot de la Gare et le second Chartier aujourd'hui où l'on perpétue la tradition d'un vrai repas simple et généreux à petit prix.

Au Bouillon Chartier, œuf dur mayonnaise | Gourmets&Co

Sur la carte d'une quarantaine de plats, on trouve l'essentiel de la cuisine française de tradition: l'œuf dur mayonnaise (2 euros), la terrine de campagne (3,50 euros), les poireaux vinaigrette (3 euros) en passant par les douze escargots sans origine (14,80 euros), le hareng pommes à l'huile (3,80 euros), le bloc de foie gras de canard frais (7,50 euros) et la quenelle de brochet au coulis de crustacés (8,50 euros), heureuse surprise.

Ce jour-là un seul poisson, la daurade royale au four sauce vierge (13 euros, bon prix).

Au Bouillon Chartier, poulet fermier rôti frites | Gourmets&Co

C'est dans le cortège de préparations classiques un brin canailles que l'on découvre les plats les plus goûteux: le sauté de veau Marengo, très demandé (11,20 euros), le plantureuse choucroute alsacienne (10,80 euros), le petit salé aux lentilles (8,80 euros), la tête de veau sauce gribiche (11,80 euros), le poulet fermier rôti frites fraîches (9 euros), l'andouillette grillée sauce moutarde (11,70 euros), le confit de canard pommes grenailles (10,60 euros) et le pavé de rumsteck sauce poivre, frites (11,60 euros).

Au Bouillon Chartier, le pot-au-feu | Gourmets&Co

Cet ensemble alléchant est bien préparé, sans génie, mais l'appétit est comblé par les garnitures attendues: les frites abondantes, les sauces bienvenues, peut-être un peu chiches. Les portions pourraient être plus abondantes: le poireau est coupé en deux mais cinq pommes à l'anglaise escortent le veau Marengo.

Il manque le souci du détail, la finition des plats (poivre) et des assaisonnements plus nets. Ah les goûts!

Cela dit le service est rapide, jusqu'à 700 couverts par jour soit plus de 200.000 par an, un record en France.

Il est à noter que le Bouillon Chartier accueille toutes les classes sociales, de l'employé·e modeste au cadre supérieur·e en passant par les bourgeois·es fins becs, les retraité·es et les générations montantes clientes des cinémas alentours ou travaillant dans les étages de la tour Montparnasse.

Au Bouillon Chartier, les tripoux de la maison Savy | Gourmets&Co

Il s'agit de nourrir une masse de mangeurs au mieux. La saucisse est de Francfort (6,50 euros), les tripoux de la maison Savy (10 euros) et le bleu d'Auvergne (2,60 euros). Mousse au chocolat maison parfumée (3,10 euros) et le baba au rhum (4,60 euros). Rouges et blancs de Touraine signés Henry Marionnet (17 euros).

59 boulevard du Montparnasse 75006 Paris. Tél.: 01 45 49 19 00. Menu suggestion à 17 euros. Carte de 13 à 30 euros. Pichet de sangria de 50 centilitres à 6 euros. Crémant d'Alsace blanc ou rosé à 4,50 euros la coupe. Pas de fermeture.

 

L'excellence de la France des bonnes manières

Le devenir de la Tour d'Argent aurait pu bifurquer à la mort du propriétaire Claude Terrail en juin 2006 si son fils André, seul successeur désigné, avait refusé l'héritage du plus fameux restaurant de France. Après tout, René Lasserre décédé lui aussi en 2006 n'ayant pu léguer son trois étoiles au toit ouvrant de l'avenue Franklin Roosevelt à son fils, le grand établissement est devenu la propriété d'investisseurs suisses.

La Tour d'Argent | Hirama

Par bonheur, le trentenaire André Terrail au physique de jeune homme bien né, élevé dans le sérail, avait été préparé à prendre la direction du site historique classé, édifié en 1582 sur les quais de la Tournelle. C'était sous Henri III une auberge rustique pour cavaliers nourris de pâté de héron et de gibiers de chasse.

André Terrail | Pierre-Emmanuel de Leusse, Spartium

Prince des élégances, Brummell de la haute restauration française, Claude Terrail né en 1918, poète à ses heures, écrivain, mémorialiste, fut durant soixante ans le gardien de la Tour, «ma prison, ma bien-aimée». C'est ce personnage du tout-Paris, un dandy au bleuet à la boutonnière, qui a porté l'ex-cabaret de pierres blanches champenoises coiffées d'ardoises argentées au sommet de la restauration de luxe et de beauté. La Tour fut le premier trois étoiles Michelin en 1933 avec Lapérouse, Larue (fermé), Carton, Foyot, le Café de Paris, à Lyon la Mère Brazier et Fernand Point à Vienne (Isère).

Fils d'une famille aisée, propriétaire de l'Hôtel George V, Claude Terrail a incarné l'archétype du grand bourgeois à la tête d'un restaurant de légende représentant la civilisation de la table à son sommet. Comme le Maxim's de la grande époque, la Tour d'Argent a beaucoup contribué à la magie, à l'excellence de la France des bonnes manières et du savoir-manger.

La chance de la Tour, de cet hôtel particulier habité, situé en face de Notre-Dame, surmonté d'un vaste restaurant (quatre-vingts couverts) aux baies vitrées ouvertes sur le Paris de Lutèce et de l'Île Saint-Louis, c'est d'avoir été le fief, la propriété d'une famille du début du XXe siècle, les Terrail, dont le patriarche André au début du siècle fut le créateur génial. Son fils Claude après lui nommé à la direction générale en 1947 était le bon choix.

À la Tour, perchée dans les nuages, Terrail a tout fait, entretenu les lieux, engagé des chefs étoilés, choisi et goûté les mets historiques (le foie gras d'oie des Trois Empereurs) et, surtout, salué les clients aux deux repas, accueillant le gotha et les rois du monde: l'Empereur du Japon, la future reine d'Angleterre, l'Aga Khan, les Kennedy, Charlie Chaplin, Vladimir Poutine, Johnny Hallyday et les Rothschild.

Au premier rang des étoilés français

Oui, le monde entier veut venir à la Tour d'Argent, 16.000 clients par an, 45% d'étrangers et des Français de province en nombre venus célébrer un anniversaire ou demander l'élue de leur cœur en mariage, bague à la clé –la Tour porterait bonheur.

Homme du monde, marié un temps à Barbara Warner, fille du producteur de Hollywood Jack Warner, Terrail a vécu à la Tour une ode à la fête quotidienne ponctuée par l'amitié, l'amour, le goût de l'autre et la conversation, le sixième sens que le gérant de la Tour a inventé en même temps que la haute cuisine d'apparat: quinze canetons de Challans au répertoire unique de l'établissement.

La plupart des grandes préparations aux truffes, au caviar, au homard venues du guide culinaire d'Escoffier ont marqué l'itinéraire de la cuisine française de tradition. Sa dernière épouse, la Finlandaise Tarja, directrice générale de la Tour, l'a secondé avec doigté et habileté.

Tout cela, ce passé glorieux, ce cheminement romanesque à travers l'Histoire de Paris, son fils André, l'héritier soutenu par sa mère, en est bien conscient à la disparition de son père. Un vide sidéral, amplifié par la perte de la seconde étoile –le Michelin n'a jamais bien jugé la Tour d'Argent–, il y a là une incompréhension regrettable.

Il est bien évident que la sublime beauté du lieu face à Notre-Dame, à l'Île de la Cité et le décor de boiseries, le raffinement des manières placent la Tour au premier rang des étoilés français: c'est le seul restaurant historique à ce niveau de notre pays. La Tour est unique comme le Louvre, Versailles et le Jardin des Tuileries.

Il n'y a pas de plus notable invitation qu'un dîner ou un déjeuner dans ce pigeonnier proche du ciel.

Tout est différent à la Tour. À peine arrivés au rez-de-chaussée, dans le salon en marbre, vous êtes guidés par quatre employé·es: un voiturier, un maître d'hôtel, une dame du vestiaire, le liftier de l'ascenseur, et enfin le directeur de la salle à manger Stéphane Trapier qui vous conduit à votre table: c'est l'éblouissement total, Paris à vos pieds, la vue plongeante sur l'Île de la Cité et le soir, les lumières de la ville ajoutent un aspect féerique au spectacle de Paris préservé. Il faut avoir vécu ce moment (deux à trois heures d'extase) au moins une fois dans sa vie. Toutes les tables ont la vue sur la capitale.

Salle de restaurant à la Tour d'Argent | Herminie Philippe

André Terrail n'habite pas les appartements de la Tour –certains sont loués– mais il a installé son bureau au premier étage dans la chambre paternelle. La Tour aux soixante-dix employé·es a une succursale, La Rôtisserie d'Argent, de l'autre côté de la rue, sur le quai et une boulangerie-pâtisserie: une bénédiction pour les gens du quartier.

Que signifie le désamour du Michelin, révoltant pour nombre de gourmets? Les Terrail ont sauvegardé la Tour, ils n'ont cessé d'investir, de rénover, d'embellir les lieux (cuisine refaite en 1995). Combien vaut l'immeuble aux dizaines de mètres carrés? 500 millions d'euros?

Cela dit, pour André Terrail il a fallu moderniser le style culinaire, alléger les préparations et installer le répertoire dans le XXIe siècle. Les canetons numérotés n'existent plus, la veste et la cravate ne sont plus obligatoires à midi, mais au dîner il faut de l'élégance et du savoir-vivre.

Philippe Labbé | La Tour d'Argent

En 2016, André Terrail a engagé Philippe Labbé, un grand cuisinier passé par la Chèvre d'Or à Eze-sur-Mer, le restaurant de l'Hôtel Shangri-La à Paris, en face de la tour Eiffel et l'Arnsbourg en Alsace. C'est un professionnel de vive créativité qui entend rester fidèle aux spécialités de la Tour (le foie gras, la quenelle, les canetons, les desserts flambés) en modifiant les garnitures, les présentations et les goûts. Il a fallu faire bouger le socle gastronomique, on ne mange plus en 2019 comme en 1960. La Tour doit garder son rang –magnifique menu Tout Canard.

La famille est la gardienne du monument à la terrasse-jardin où des ruches donnent le miel de la Tour.

Les nouveaux plats de la Tour d'Argent et les prix

• Les grosses asperges blanches pochées et déguisées de leurs sucs (89 euros)

Grosses asperges blanches rôties au jus de blé vert, yaourt au gingembre, émulsion de levure de blé | La Tour d'Argent

• La langouste puce royale cuite et infusée dans un bouillon (145 euros)

• Le foie de canard de Challans grillé, laqué au crumble de fraises (95 euros)

Foie gras de canard grillé, laqué au crumble de fraises | La Tour d'Argent

• Les grenouilles en jambonnettes croustillantes, crème d'orties sauvages (88 euros)

• Les truffes noires en tourte au foie gras, sauce Périgueux (185 euros)

• Le turbot de ligne grillé, pommes nouvelles à la livèche, jus (115 euros)

• Le saumon de l'Adour mi-cuit aux amandes et cédrat corse (95 euros)

• Le homard bleu des îles Chausey en deux façons, les pinces et la queue (138 euros)

• Le bœuf Wagyu rôti à la poudre d'ail et anchois (210 euros)

• Le ris de veau fermier rôti et pané, jus au curry (98 euros)

Ris de veau rôti et pané au chou-fleur, jus au curry | La Tour d'Argent

• L'agneau de lait de Pauillac, quasi, carré et selle, pissenlits (87 euros)

• Le caneton Mazarine à l'orange en deux services (145 euros)

Caneton Mazarine à l'orange, premier service, coffre rôti en bigarade aux épices, croustilles d'oranges persillées, endives braisées | La Tour d'Argent

• Le caneton Frédéric Delair, le coffre rôti, la cuisse braisée, sauce au sang (145 euros)

Les fantaisies de la Tour

• Les crêpes Mademoiselle au Grand-Marnier, sorbet (56 euros)

Crêpes Mademoiselle | Pierre-Emmanuel de Leusse, Spartium

• L'omelette norvégienne et agrumes, grog au sucre (55 euros)

• Le millefeuille aux vanilles (39 euros)

Le millefeuille aux vanilles | La Tour d'Argent

• La mousse légère au chocolat, nougat et gelée de citron (39 euros)

La cave historique au sous-sol de la Tour: un musée vivant du vin

Claude Terrail a été un grand acheteur de vins français et étrangers, admirable collection de Portos, de Madères, de grands Bordeaux et de Bourgognes.

Terrail, très bon visionnaire, a été le soutien permanent de David Ridgway, un formidable chef sommelier qui a accumulé les trésors –jusqu'à 400.000 bouteilles logées dans les entrailles de la Tour dont un Cognac d'avant la Révolution, une relique.

Son fils André Terrail a vendu dans les années 2000 aux enchères quelques milliers de bouteilles afin d'alléger les stocks et de pouvoir acheter des crus jeunes et d'avenir.

Il reste une phénoménale quantité de flacons, des chefs-d'œuvre de la viticulture française: quarante-et-un millésimes de la Romanée Conti mythique, le 1961 à 26.795 euros. Des dizaines de millésimes du Château d'Yquem et des premiers crus classés de Bordeaux, Margaux, Latour, Mouton, Lafite Rothschild, Haut-Brion et Pétrus. On est émerveillé par cette collection unique au monde. Au déjeuner, les vins au verre sont servis à partir de 25 euros. Visite de la cave après les agapes.

15-17 quai de la Tournelle 75005 Paris. Tél.: 01 43 54 23 11. Menu au déjeuner à 105 euros, 40 euros en sus pour un autre plat. Menu Tout Canard à 360 euros, menu du chef à 380 euros. Carte de 250 à 300 euros. Salons à l'étage en-dessous pour des dîners privés et fêtes familiales. Fermé dimanche et lundi. Voiturier.

 

La Rôtisserie d'Argent

19 quai de la Tournelle, à 50 mètres. Tél.: 01 43 54 17 47. Vue sur la Seine Volailles à la broche, poireaux vinaigrette et œuf mimosa (8 euros), quenelle de brochet et duxelles de champignons, poulet fermier et sa purée, canard aux fruits, tarte aux pommes. Carte de 37 à 60 euros. Envahie le dimanche. Une excellente adresse côté prix plaisir. Pas de fermeture.

 

À lire: Ma Tour d'Argent par Claude Terrail, recettes et récit, Éditions Marabout.

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