Égalités / Société

Que nous racontent les larmes des hommes?

«Boys Don’t Cry». Vous connaissez la chanson. Mais savez-vous comment la virilité en est arrivée là?

Pleurer aux temps antiques était l'étoffe des héros. | Aiony Haust via <a href="https://unsplash.com/photos/qaccIWWgG40">Pixabay</a>
Pleurer aux temps antiques était l'étoffe des héros. | Aiony Haust via Pixabay

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Du temps d’Homère, les guerriers les plus vaillants faisaient couler leurs larmes. Des siècles plus tard, l'heure est à l'adage de Robert Smith: boy’s don’t cry. Mais qu’est-ce, au fond, qu’un homme qui pleure?

Larmes à l’âme

Avez-vous déjà vu votre père pleurer? Si vous ne vous êtes jamais posé la question, la réponse coule de source. Pleurer n’a pas bonne presse quand on est un mec dit «vrai». On pourrait croire qu’il en a toujours été ainsi. Mais non. Autrice du captivant Le mythe de la virilité, Olivia Gazalé nous rappelle qu’il fut un temps où les hommes avaient le droit de pleurer. «Et même le devoir!», s'exclame-t-elle. Dans lIliade, à la mort de Patrocle, Achille sanglote tant et si bien que «la violence de ses pleurs fait partie intégrante de son héroïsme». Mais pas question de les associer aux lamentations des femmes.

A contrario des souffrances passives, les pleurs masculins «manifestent une énergie virile», note la philosophe. La larme est une arme! Une forme de prestige aussi, comme le sont celles des Romains qui, à l’époque, «ne s’interdisent pas une certaine expressivité, qui peut choquer aujourd’hui», convient Sarah Rey, autrice de l’opus Les Larmes de Rome. De celles de Jules César, «qui pleure devant ses soldats juste après avoir traversé le Rubicon», à tous ces généraux anonymes qui «pleurent sur des objets plus grands qu'eux comme les destinées de Rome et les guerres, ou dans le cadre de certains cultes afin de rendre les prières plus efficaces», les larmes restent nobles.

 

 

Elles s’inscrivent dans la piété, le deuil et le rapport aux dieux. L’acte de dévotion se prolonge dans la culture judéo-chrétienne, elle aussi généreuse en interludes larmoyants. Il est dit dans la Bible que le prophète Jérémie, prédicateur de la destruction de Jérusalem, «verse des torrents de larmes qui s’en vont grossir les fleuves de Babylone», rappelle Olivia Gazalé.

Moins épiques mais tout aussi remarquables sont les larmes des bourgeois qui, aux XVIIe et XVIIIe siècles, n’hésitent pas à les faire couler devant les représentations théâtrales. «Le signe d’une belle sensibilité», selon l’autrice du Mythe de la virilité. Et surtout d’un air du temps, complète Adélaïde Cron, qui de La Nouvelle Héloïse de Jean-Jacques Rousseau à Manon Lescaut de l’abbé Prévost constate une extrême valorisation de l’émotivité forte. «Les larmes élèvent et expriment les mouvements naturels de l’âme, laquelle affleurerait à la sortie du visage», observe cette doctorante en littérature du XVIIe siècle. Dans cette relation spirituelle, qui n’est pas sans évoquer les larmes de compassion versées pour le corps du Christ, ne pas pleurer est une faute morale. L’aveu intolérable d’un cœur dur –et non pur. «Loin d’être une preuve de faiblesse, les larmes sont alors beaucoup moins genrées», dixit la chercheuse.

L’adieu aux larmes

Et puis tout a changé. Dès la seconde moitié du XIXe siècle, les larmes se découvrent un sexe. Olivia Gazalé voit en cette évolution des mentalités l’influence de la morale stoïcienne, sagesse de la pudeur masculine suivant laquelle «les pleurs [seraient] une marque de lâcheté, de faiblesse et d’effémination» –la réaction «des femmes qui pleurent les défunts» et s'attendrissent trop aisément. Genrées, les larmes le deviennent au nom d’un drôle de couple: la raison et l’émotion. Il faut croire que tout oppose la femme «longtemps essentialisée comme un être irrationnel» à l’homme, qui a fait de «la rétention émotionnelle» le pilier de sa virilité, observe l’érudite. D’un côté se trouve l’hystérique, ses crises de larmes et ses pleurs pathologiques, de l’autre les larmes constamment refoulées des mecs. Mais si l’essor de la psychanalyse solidifie cet imaginaire, nul besoin d’en chercher la source bien loin.

Visage de Thérèse d'Avila en extase –ici par Le Bernin (Rome)–, une figure symbolique de l'hystérie quand elle fut conceptualisée au XIXe siècle. | Nina-no via Wikimedia

Il suffit de se replonger en enfance pour saisir que l’autorisation aux larmes est le fondement de l’autorité parentale. Les pères répètent à leurs garçons de se relever lorsqu’ils tombent, de bomber le torse, de ne pas pleurer «comme des fillettes». L’enfant perd le droit aux larmes dès l’instant où il prend conscience de ses organes génitaux. Il comprend alors qu’il n’est plus de son âge de pleurer comme «un gros bébé» et qu’il doit se comporter en grand garçon. Ce n’est pas que l’on refuse aux petits garçons de pleurer, non: «On leur apprend à ne pas pleurer», nuance Adélaïde Cron.

«L'homme qui pleure en public se condamne au ridicule.»

Olivia Gazalé, professeure de philosophie, autrice

Avec l’âge, la rétention émotionnelle devient l’apanage du bonhomme: celui qui réprime ses émotions comme il le ferait de ses adversaires. Grandir ne libère pas l’homme de cette emprise paternaliste, loin de là. Adulte, il pleurera uniquement au cours d’événements et de cérémonies, des larmes de joie face aux matchs de foot, liquide séminal fortifiant l’unité virile, aux larmes de recueillement aux enterrements –une obligation sociale. Perdure en lui cette éducation de cour de récré: renvoyer les coups, ne pas baisser les yeux, se la jouer œil pour œil dent pour dent, se faire obéir au doigt et à l’œil. Quand à l’inverse l’homme est à terre, il n’a plus que les yeux pour pleurer. La larme porte en elle la fatalité, dans la mesure où «l’homme qui pleure en public se condamne au ridicule», ajoute Olivia Gazalé.

Seulement voilà, dans une société qui le soumet à la surproductivité, il n’est pas rare que son corps lâche sous les effets de la fatigue, du stress et du burn out. L’homme craque alors en solo, masquant aux yeux des autres cette crise intime. Les toilettes de l'open space ont remplacé la chambre dans laquelle pleure l’Octave de la Confession d'un enfant du siècle de Musset –le lyrisme en moins. S’il chiale en cachette, c’est parce que la larme se fait aussi secrète que la masturbation.

Ainsi pour Mélanie Mâge, instigatrice du passionnant podcast Paroles d'hommes, «il y a des hommes qui pleurent après l’orgasme, comme si l’homme ne pleurait que lorsqu’il relâche tout, dans le non-contrôle». La jouissance masculine contraint l’homme à un lâcher-prise total, à la fois cathartique et pathétique. Un sujet aussi tabou que l’éjaculation précoce, puisque l’homme retarde sa jouissance tout comme il retient ses larmes. «Cette expression nous renvoie à une forme de violence: quelque chose demande à sortir et on la refrène. L’idée est que les larmes qui jaillissent vous trahissent», détaille Adélaïde Cron. Si elle est persuadée que les hommes «ne sont pas tous les mêmes», Mélanie Mâge n’en a pour autant jamais vu un seul pleurer. Elle se dit qu'ils «pleurent peut-être plus facilement sur le divan des psys», lorsque leur psyché se désape.

Larmes power

«Je pense qu’il y a des hommes qui ne pleurent jamais, tout simplement parce qu’il n’ont pas du tout appris à pleurer», suppose la podcasteuse. Seulement, apprendre nécessite de trouver des modèles sur lesquels s’appuyer. Les gens de pouvoir, peut être? Car il n’est pas rare que les politiciens se laissent gouverner par leurs affects. Si au XVIIe siècle «les larmes confèrent à ceux qui ne sont pas nés dans l’aristocratie une forme de noblesse qui leur est inexistante», note Adélaïde Cron, c’est précisément l’inverse lorsque les politiques pleurent: ils s’humanisent, se placent –paradoxalement– «à hauteur d’hommes», suscitent l’empathie des anonymes. Comment oublier à ce titre les larmes de Barack Obama? En janvier 2016, le président démocrate s’émeut en plein discours face aux familles des victimes des fusillades annuelles.

Barack Obama à Washington (États-Unis) le 5 janvier 2016. | Mandel Ngan / AFP

Empli de tristesse et de colère, son relâchement honore la mémoire des enfants défunts lors des tueries de masse tout en bouleversant l’Histoire: Achille utilisait la larme comme une arme, Obama fait couler ses larmes contre les armes. Cette preuve d’humanité de la part de l’un des hommes les plus puissants de la planète est, selon Olivia Gazalé, «le signe d’une prometteuse réinvention de la masculinité hors des stéréotypes sexués traditionnels».

Mais si elles apaisent, elles dérangent aussi. Versées face aux caméras, elles deviennent une technique de communication politique, «des larmes médiatiques», appuie Sarah Rey. L'historienne nous rappelle que Cicéron déjà avait pour habitude de pleurer durant ses plaidoyers afin de forcer en retour les larmes de son auditoire. «Or le même Cicéron a pourtant dit: il n’y a rien de plus honteux que de pleurer comme une femme!», remarque-t-elle. Les larmes médiatiques sont un art de la séduction. Justin Trudeau en abuse volontiers. D’aucuns diront –telle la sociologue Chiara Piazzesi– que les siennes permettent «une remise en cause de la masculinité comme pouvoir, contrôle et froideur». Ce serait ignorer que la larme, justement, est avant tout un pouvoir.

«La masculinité se reconfigure et intègre les acquis contemporains, notamment féministes.»

Mélanie Gourarier, anthropologue

Les male tears en premier lieu. Pleurnicheries, elles sont les protestations des hommes blancs cisgenre qui contestent leurs privilèges de classe en insistant sur l'oppression qu’ils prétendent subir. En répétant à qui veut l’entendre qu’ils ne sont pas tous machos, harceleurs, agresseurs. L’expression date de 2012, selon le site Know Your Meme et son usage par les militantes féministes n’a cessé depuis. Or, le mansplaining est avant tout une façon pour l’homme de revendiquer son pouvoir. Pour réaffirmer sa présence, celui-ci y va de son tweet, tout comme il coupe la parole de ses consœurs dans l’espace public. Par ses vexations, il couvre des causes plus graves et qui, à l’écouter pourtant, ne le concernent pas –des discriminations au viol. À cela, l'interlocutrice taquine répond en suggérant que ces larmes, elle s’en abreuve dans une tasse!

L’expression «larmes du mâle» n'est d'ailleurs pas anodine. Elle rappelle que dès l’Antiquité «les larmes des hommes n’ont pas la même signification que celles des femmes», dixit Olivia Gazalé. Ainsi le guerrier grec peut pleurer car il incarne «la bonne émotivité», c’est-à-dire celle «qui fait bon ménage avec la masculinité»», énonce Sarah Rey. Aujourd'hui, la bonne émotivité est celle du «mec bien». Celui qui au sein d'un milieu prédéfini s’affiche en contrepied «d’une masculinité hégémonique qu’il estime obsolète», définit l'anthropologue Mélanie Gourarier. Or, s'il s’ouvre à l’autocritique et la réflexivité en prônant «une masculinité d’avant-garde», un homme qui pleure reste... un homme. «La masculinité se reconfigure et intègre les acquis contemporains, notamment féministes. Il est évidemment souhaitable que les hommes soient plus empathiques, mais cela n’empêche pas de constater que leur pouvoir ne disparaît pas: il circule, notamment entre les hommes eux-mêmes», nous explique l’autrice d’Alpha mâle. Séduire les femmes pour s'apprécier entre hommes.

 

 

Convenons-en, quitte à en écraser quelques-unes au passage, ce ne sont pas une poignée de larmes qui effriteront les piliers du patriarcat.

 

Le droit aux larmes

Mais si la domination masculine perdure, les larmes participent à la rendre moins toxique. À la vivifier. Longtemps, on s’est dit que l’homme qui pleure est un homme qui meurt. Il se liquéfie (fond en larmes) ou se brise (éclate en sanglots), produisant ce liquide comme un langage d’où émane «tout un discours de la rupture, du délitement de l’identité, de l’effondrement de la façade sociale», remarque Adélaïde Cron. C’est désormais l’inverse qu’il faut avoir à l’esprit: un mec qui pleure est un mec qui se reconstruit. «Un homme sans émotions est un humain hémiplégique, enfermé dans la solitude de son cœur», déplore Olivia Gazalé, qui voit dans la retenue des larmes «une amputation d’une immense partie de leur être». À tout cela, l’autrice du Mythe de la virilité rétorque par un appel aux airs de slogan politique:«Donnons aux garçons le droit de pleurer comme on a donné aux filles le droit de montrer leur courage et leur force!»

«Nous sommes tous nés en pleurant, pourquoi devrions-nous être effrayés de pleurer le reste de notre vie?»

Un ado photographié en larmes dans la série What Real Men Cry Like de Maud Fernhout

Loin du sacré –des dieux d’hier aux dirigeants d’aujourd’hui— cet idéal s’illustre du côté de nouvelles formes d'expression absolument modernes. Le compte Instagram Tu bandes? érige ainsi des ponts entre émotivité masculine et tabous en série –de la honte de la panne d’érection au viol masculin– dans le but post-#MeToo de libérer la parole des uns sans jamais ignorer la souffrance des unes. Cette prise en considération pop-féministe des larmes masculines fédère des centaines de milliers de followers, femmes et hommes. Et fait un bien fou en appelant au dialogue entre les sexes.

Employé avec bienveillance, Instagram offre ainsi la possibilité d’inculquer aux nouvelles générations une éducation purgée pour de bon des injonctions trop archaïques. Car c’est bien la transmission qui importe. La photographe Maud Fernhout l'a bien compris. Sa série What Real Men Cry Like met à l'honneur des jeunes hommes. Ils pleurent face à l’objectif, leurs yeux sont rougis, leurs joues humides et les clichés classieux. Ils ont 19 ans en moyenne. À peine sortis du campus, ils sont les parents de demain. La spontanéité de leurs larmes appelle à une contestation des constructions de genre. S’immisce l’espoir qu’eux ne diront jamais à leurs gamins: «Ne pleure pas, t’es pas une fillette». Épanoui, l’un de ces ados conclut: «Nous sommes tous nés en pleurant, pourquoi devrions-nous être effrayés de pleurer le reste de notre vie?»

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