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Dracula, sang pour sang refoulé

Des vampires, on croit tout savoir. Chaque interprétation semble une fade resucée, vidée de toute substance. Sauf celle de l’édition dans la Pléiade de «Dracula et autres récits vampiriques», qui met en évidence le rapport trouble à l'homosexualité de ces textes.

Seuls les mauvais esprits relèveront que la gousse d’ail, repoussoir des vampires, renvoie à la mauvaise haleine, terrible tue-l’amour. | Mike Kenneally via <a href="https://unsplash.com/photos/muv4YPu4Og4">Unsplash</a>
Seuls les mauvais esprits relèveront que la gousse d’ail, repoussoir des vampires, renvoie à la mauvaise haleine, terrible tue-l’amour. | Mike Kenneally via Unsplash

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Sous la direction de l'écrivain Alain Morvan, la collection de la Pléiade réunit plusieurs textes vampiriques –poèmes, récits, romans. L’occasion de découvrir Christabel de Samuel Taylor Coleridge, Le Vampire de John William Polidori, Carmilla de Joseph Sheridan Le Fanu ou Le Sang du vampire de Florence Marryat, qui partagent la couche de Dracula de Bram Stoker, où reposent aussi des fragments de Thalaba de Robert Southey et Le Giaour de Lord Byron. L'occasion également de s'apercevoir que cette littérature a su dévoiler, par le truchement de pulsions sanguinaires, des désirs enfouis et subversifs.

Petite mort d'un grand saigneur

Le croirait-on? Bram Stoker est mort en 1912 dans une relative indifférence, et même son œuvre majeure semblait alors ignorée: «C’est avec la plus grande parcimonie que les rubriques nécrologiques qui lui sont consacrées évoquent Dracula. Dans l’articulet qu’il publie le 22 avril 2012, au surlendemain de sa disparition, le journal londonien The Globe passe son chef-d’œuvre totalement sous silence, préférant souligner sa proximité avec l’acteur Sir Henry Irving. Tout se passe comme si le personnage avait, temporairement, vampirisé son créateur», note Alain Morvan.

Tout comme Frankenstein, docteur confondu avec sa créature et faisant oublier son autrice, Dracula est un cas –exemplaire– de vampirisme textuel.

Dans son introduction, l'écrivain restitue un mythe aux origines lointaines et multiples, à la croisée de figures historiques (Vlad Tepes, Gilles de Rais), mythologiques (Méduse, Lamia), de récits fantastiques (stryges, loups-garous, goules), bibliques (Lilith, Salomé), voire de métaphores économiques («Le capital est du travail mort, qui ne s’anime qu’en suçant tel un vampire du travail vivant», disait Marx).

«Pomper, vider, sucer à mort, assécher, aspirer l’énergie vitale se retrouve dans de nombreux mythes», écrit Marc-Alain Descamps dans son article «Lilith ou la permanence d’un mythe».

Les avatars du vampire, par la possible métamorphose animale, sont nombreux. Et plus nombreuse encore est sa descendance: on ne compte plus les films et séries qui mettent en scène des vampires.

Love at first bite

Fiction et plus si affinités, puisqu’il existe aussi des real life vampires, comme le couple formé par la Countess Lea et le Count Tim of House van Doorn et celui de Blut Katzchen (elle se présente comme un cygne noir et donne volontairement son sang) et Michael Raven Vachmiel, qui se livrent à quelques succions dans des vidéos satisfaites et grotesques.

Mais revenons aux choses sérieuses.

Les vampires ont fait l'objet d'innombrables analyses et interprétations, où leur sexualité –la nôtre?– est interrogée de manière récurrente. La fascination hypnotique, la morsure, le sang bu, le pieu dans le cœur, la répulsion et le désir: autant d’indices qui s’offrent à notre lecture érotisée.

Photophobe, donc nocturne par essence, le vampire «s’accommode bien de l’obscurité et des jeux d’ombre et de lumière. L’inversion sinistre de la félicité conjugale, par exemple, forme un macabre paradigme qui prend plus de relief s’il s’enchâsse dans la nuit».

Ceci n'est pas une pipe. Lamia and The Soldier de John William Waterhouse (1905), un «tableau d'une innocence sulfureuse», selon Alain Morvan | Via Wikimedia Commons

Sang contaminé

La sexualité du vampire, immortel, est inépuisable. Ce n'est pas un hasard si Bram Stoker rend hommage au plus célèbre des contes, ressassement érotique sans fin, langueur baignée d'une macabre promesse de mort: «Le matin était alors tout proche et nous allâmes nous coucher. (Nota: ce journal ressemble horriblement au début des Mille et Une Nuits, car il faut que tout s’interrompe au chant du coq –ou bien il ressemble à l’histoire du fantôme du père de Hamlet.)»

Dans ce croisement de l'amour et de la mort se niche une impureté latente, celle de «la maladie vénérienne comme clef de lecture de Dracula». Mais l'obsession du sang, des rats, de la maladie et de la contamination provient aussi du souvenir des épidémies de peste d'autrefois, tant les récits se jonchent de morts prématurées.

«Représentation de l’altérité par excellence», le vampire impose la survivance de peurs anciennes, au moment où la société se construit par la rationalité, le progrès et la science –nonobstant la contemporanéité de Freud et la passion du moment pour l'hypnose.

Cette altérité est trompeuse. Comme une part occultée de nous-mêmes, le vampire est une manière de monstruosité intime que l'on se refuse à voir. Tout en lui est repoussant, et pourtant, il attire irrésistiblement. Si «L’apparence physique du comte est si souveraine dans sa hideur qu’il en devient un quasi-archétype du mal», cela ne l’empêche aucunement d’être séduisant. De même, Carmilla, «créature aux pulsions érotiques fortes et assumées, [est] une machine à séduire».

Mais par son association au mal, son détournement par le sang, le refuge d'une nuit peu paisible, la sexualité qu'impose le vampire est du domaine du caché et, sans doute, du refoulé.

Dracula était-il homosexuel? Sous la plume de Stoker, depuis l’arrivée de Jonathan dans le château du comte, qui est tout à la fois sa première victime et son premier amant, la question est latente. Elle revient parfois dans l'œuvre d'autres écrivains –et récemment chez José Luis Zarate, dans La Glace et le sel.

Me touche pas, tu m'salis. Dans Nosferatu de Werner Herzog (1979)

Les clefs du sucer

Chez Bram Stoker, l’homoérotisme se manifeste au travers «du rôle passif d’homme-objet auquel Jonathan Harker se voit réduit au château du comte, du plaisir que Van Helsing ressent à côtoyer les jeunes gaillards que sont Arthur Holmwood, John Seward et Quincey Morris, ou encore de la fureur du Transylvanien lorsque, face aux trois créatures lubriques du chapitre III, il revendique Harker pour sa consommation personnelle. L’image du sang qui attire le vampire peut fort bien se superposer symboliquement à elle d’un autre fluide.»

Tout autant que cette fureur, Alain Morvan souligne que «les plaisirs charnels ont sous la plume de Bram Stoker quelque chose de profondément alarmant et malsain, comme si le désir féminin lui faisait horreur».

Rien de vraiment explicite, pourtant. Sans doute faut-il appeler ici la figure de son ami Oscar Wilde: avec Dracula, personnage solitaire et silencieux, Stoker rejeterait «symboliquement l’homosexualité ouverte et flamboyante» portée par l’écrivain –condamné aux travaux forcés en 1895–, «alors que les deux hommes partagent dans leurs œuvres respectives le thème du double prédateur». Wilde pourrait être «le doppelgänger obscur et refoulé de Stoker».

D'autres textes présentés dans cette édition corroborent cette hypothèse de vampires à l'homosexualité latente, quoique refoulée dans une société puritaine. Dans Christabel, long poème de Coleridge, apparaît un vampire femelle, Géraldine, «incarnation poétique de la lamie, qui envoûte sa proie [...]. La prédation létale fait écho aux pulsions sexuelles refoulées de la victime».

Source d’inspiration majeure pour Stoker, Carmilla est publié en 1872. «Ouvertement saphique», ce récit montre également une vampire, qui part «à l'assaut des valeurs d'une famille privilégiant la société patriarcale», devenant une mère inversée qui «loin de nourrir ses filles adoptives, se repaît de leur substance». Dans cette séduction homosexuelle «littéralement effrayante», le désir devient «une force obscure et gravement entachée de culpabilité».

Affiche italienne du film The Vampire Lovers de Roy Ward Baker (1970), d'après Carmilla de Joseph Sheridan Le Fanu

De la beauté des dents de laids

Dans Carmilla, le double maléfique est encore source d'effroi parce qu'intérieur: «L'horreur qu'inspirent les agissements de son invitée dissimule celle que Laura éprouverait face aux ténèbres de sa propre nature.»

Chez Sheridan Le Fanu, le saphisme s'exprime à mots couverts, mais le doute pudibond n'est pas permis: «Mon étrange et belle compagne me prenait la main; elle la prenait en la pressant affectueusement, geste qu'elle renouvelait maintes fois, tout en rougissant doucement, contemplant mon visage avec des yeux languissants et brûlants, et respirant si vite que ses vêtements se soulevaient et retombaient au rythme de son souffle tumultueux. On eût dit l'ardeur d'un amant; cela me gênait; c'était odieux et pourtant irrésistible; en me dévorant des yeux, elle m'attirait contre elle et ses lèvres brûlantes couraient sur mes joues en leur donnant des baisers; elle chuchotait, presque en sanglotant: “Vous êtes à moi, vous serez à moi; vous et moi ne faisons qu'une pour toujours.”»

Dans l'adaptation de Carmilla par Spencer Maybee (2017)

Ce lesbianisme fait écho aux morsures déjà prodiguées par Géraldine à Christabel dans le poème éponyme de Coleridge (1797-1800):

«À toucher ce sein, on fait surgir un charme
Maître de ta parole, Christabel!
Tu connais cette nuit et connaîtras demain
Cette marque de ma honte, ce sceau de mon chagrin»

Encore elliptique, ce poème a néanmoins encouragé la littérature «à approfondir le thème lesbien comme outil de séduction», l’homosexualité se faisant «en quelque sorte plus militante» dans Carmilla –au risque de choquer le lectorat de l'époque.

Il existe évidemment des vampires dont les baisers sont aussi sanglants qu'hétérosexuels, mais ce plaisir reste honteux, enfoui. Ainsi, l’héroïne du Sang du vampire, roman de Florence Marryat, est hétérosexuelle, mais il s'agit de ce que l'on appelait à l'époque une quarteronne, venue de la Jamaïque: «Le facteur racial amplifie la peur, comme si l’ordre colonial, tout effrayant qu’il apparaît en la personne du docteur Brandt, se trouvait menacé –dangereusement– par les origines de sa fille.»

Subversion encore, dans la nouvelle Le Vampire de John William Polidori, où le personnage de Ruthven a quelque chose d'un Don Giovanni: il ne «saurait se conformer à quoi que ce soit, sauf à ses propres désirs». S'il se gorge du sang de la sœur d'Aubrey, ce dernier, garçon sage et naïf, n'est pas totalement insensible à la séduction vampirique.

«Certains adeptes de la queer criticism suggèrent, de leur côté, qu'Aubrey ressent devant Ruthven une peur “paranoïde” de la sodomie et que le “vice” auquel il s'expose en entreprenant son Grand Tour est peut-être celui de l'homosexualité, hypothèse que confirmerait, disent-ils, le choix de la Grèce comme lieu de destination».

Les précautions oratoires d'Alain Morvan montrent qu'il n'adhère pas entièrement à cette analyse, bien qu'il rappelle l'admiration porté par Polidori au «flamboyant Lord Byron, par ailleurs bisexuel avéré».

Dans Entretien avec un vampire de Neil Jordan (1994)

Sans doute aussi cette sexualité dessine-t-elle des rapports d'une terrible ambiguïté: revers du sadisme, la passivité de la victime tient du «masochisme», car «la logique transgressive et intrusive du campire est en effet de contraindre celui à qui il rend visite à une passivité qui vaut presque acceptation». Ce que Mina décrit dans Dracula comme «quelque chose de très doux et très amer à la fois» ne peut entièrement dénouer les lacets du corset victorien.

Quelles noces feras-tu?

Hors mariage, hors famille, la sexualité des vampires recouvre peut-être un autre «continent noir» de la société victorienne, en s’attachant à définir des plaisirs d'autant plus interdits qu'ils sont inféconds.

Un tel empêchement impose encore le parallèle avec l'autre grande figure du roman gothique, le docteur Frankenstein, «qui rêve d’une création sans fécondation» et nie sa propre sexualité, d'où «la sanglante non-consommation de son mariage avec sa promise. C’est le monstre créé par lui qui déflore symboliquement Elizabeth».

Dans ces textes s'inscrit un trouble rapport à l’homosexualité, désirable autant que repoussante, pulsions inexprimables dans une société pudibonde et impitoyable. Et cette lecture nous invite à envisager autrement les premières lignes de l’introduction d’Alain Morvan: «Et si le vampire, non content d’être une figure intrusive venue d’ailleurs, était tapi au plus profond de nous? Et si la menace d’invasion masquait en vérité l’ennemi de l’intérieur? Et si celui qu’on affecte de croire à la réalité de cette figure mythique et se donne le luxe d’en ressentir les frissons cherchait tout bonnement à se purger de sa peur en l’extériorisant?»

Mais il est temps de tirer les rideaux pour se gorger de ces récits, encore palpitants du sang bouillonnant de leurs –mais oui!– heureuses victimes.

Dracula et autres écrits vampiriques
Éditions Gallimard, collection Bibliothèque de la Pléiade
1.168 pages, 69 euros
Parution le 18 avril 2019

 

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