Sciences / Culture

Faut-il exposer des corps morts pour satisfaire notre curiosité?

Macabre pour certaines personnes, instructif pour d'autres, l'intérêt pour l'anatomie des cadavres ne date pas d'hier.

La «Venerina» de Clemente Susini, exposée au Musée du Palazzo Poggi de Bologne | La Rocaille via <a href="https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Museo_Palazzo_Poggi.jpg">Wikimedia Commons</a>
La «Venerina» de Clemente Susini, exposée au Musée du Palazzo Poggi de Bologne | La Rocaille via Wikimedia Commons

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Ouvrir le corps d'une personne morte pour atteindre la compréhension des phénomènes naturels nous semble être un geste transgressif. Une transgression que l'être humain n'a cependant pas mis longtemps à dépasser, puisque les preuves archéologiques nous permettent de faire remonter la toute première nécropsie au Néolithique.

À en juger par la dextérité des médecins de la préhistoire, qui pratiquaient aussi bien les amputations que les trépanations, le savoir médical a été transmis de génération en génération bien avant l'invention de l'écriture.

Dès l'apparition de celle-ci, on voit se multiplier les mentions de maladie et leurs remèdes, dont l'aboutissement sont les grands textes médicaux antiques et médiévaux que nous connaissons bien, avec leurs illustrations parfois fantaisistes pour les médecins modernes.

La cire anatomique expliquée par l'archéologue Jennifer Kerner

Enseignement et divertissement

Rien ne remplaçant la 3D, à une époque où les lunettes à verres bleu et rouge n'existaient pas encore, les médecins se mettent à créer des modèles en papier mâché, des mannequins anatomiques et des squelettes montés.

Très vite, ces objets quittent l'intimité des amphithéâtres de médecine pour entrer au musée, dans lequel se pressent les curieux, badauds braillards, artistes et personnalités du monde intellectuel en recherche d'inspiration ou de connaissance.

La morgue de Paris et le fameux musée forain du Dr Pierre Spitzner dans les années 1920 remplissent alors deux rôles apparemment antagonistes lorsqu'il s'agit du corps sacré de l'être humain: pourvoir en divertissement et en enseignement.

Ne pouvant conserver les fragments de corps longtemps pour l'apprentissage des étudiant·es, l'idée de créer des représentations naturalistes des organes apparaît très tôt. Elle s'exprime dans toute sa splendeur avec l'usage de la cire.

La plus ancienne cire anatomique connue est une tête créée par l'artiste sicilien Gaetano Giulio Zumbo à la fin du XVIIe siècle.

Tête d'un vieillard, cérisculpture de l'artiste Gaetano Zumbo, Paris, 1701, actuellement au Musée de l'Homme | Vassil via Wikimedia Commons

Cependant, la cérisculpture atteindra son apogée entre le XVIIIe et le XXe siècle. Parmi les artistes iconiques de cet art, l'histoire se souviendra de Félix Fontana, Clemente Susini, Jean-Baptiste Laumonier, Jules Baretta et Jules Talrich.

Les cires anatomiques reproduisent des organes grandeur nature, mais également des manifestations pathologiques, notamment dermatologiques.

Érotisme et voyeurisme

Bizarrement, et peut-être pour contrer tout ce macabre, un érotisme médical naît aux XIXe et XXe siècles. Il se développe à travers les peintures ou les sculptures, mais s'exprime avec beaucoup plus de puissance à travers les représentations de femmes sublimes, appelées les Vénus anatomiques, qui exposent leurs organes internes aux yeux du public, le tout dans des poses lascives.

Vénus anatomique, collection Spitzner, no inv. DOR-1214. Classé MH le 19/08/2004. Hélène Palouzié et Caroline Ducourau, «De la collection Fontana à la collection Spitzner, l'aventure des cires anatomiques de Paris à Montpellier» (2017) | Via Faculté de médecine/Université de Montpellier

La cire anatomique moderne, présentée au Musée de la médecine de Paris pendant l'exposition «Chroniques de la thanatopraxie», renoue avec cette tradition d'une sensualité étrange.

À l'origine de cette création, l'artiste Nathalie Latour tente de reproduire les techniques de cérisculpture anciennes –tout du moins celles dont on a conservé le souvenir, car bon nombre de secrets de fabrication ont été emporté dans les tombes.

Vous pensez peut-être que le macabre qui s'offre immédiatement à l'œil sur nos écrans, sur simple demande d'un clic de souris, a fait baisser le succès des musées médicaux et des cires anatomiques?

Les expositions controversées créées par Gunther von Hagens, de «Our Body» à «Body Worlds» sont là pour témoigner du contraire. De réels corps humains écorchés, découpés et plastinés sont donnés à voir –et même à toucher!– dans des positions quotidiennes, parfois très équivoques.

Exposition «Body Worlds», Basketball Man, 2008. Les corps utilisés sont de réels cadavres traités par l'artiste Gunther von Hagens. | Paul Stevenson via Flickr

De même, il n'y a rien à faire de plus branché à Brooklyn que de siroter un verre dans le très victorien bar House of Wax. Dans ce joli petit écrin de velours, vous pourrez admirer avec délectation des fœtus à divers stades de développement, des visages déformés par la syphilis ou des femmes en pleine délivrance par césarienne.

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

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Ces expositions jouent sur les mêmes ressorts que ceux employés par les musées itinérants anatomiques et forains des siècles passés: la fascination malsaine pour l'étrangeté anatomique, la pulsion scopique (voyeurisme) tournée vers le macabre.

À l'heure où l'imagerie médicale se met au service de l'observation non invasive –post mortem et in vivo–, les autopsies virtuelles n'ont toujours pas la cote auprès du grand public. C'est bien les deux mains dans les chairs molles et odorantes des cadavres ouverts comme des plaies béantes que le public se complaît. Et comment l'en blâmer?

Quand braver l'interdit suprême d'ouvrir le corps de son prochain se met au service de la curiosité malsaine, tout est réuni pour nous faire déguster quelques cadavres exquis.

La thanato-archéologue et ethnologue Jennifer Kerner, qui anime la chaîne YouTube Boneless, a co-publié l'ouvrage Retour vers le paléo. Et si nos ancêtres avaient tout inventé?, paru aux éditions Flammarion le 3 avril 2019.

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l'article original.

The Conversation

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