Société

La vraie Parisienne est plus proche d'Aya Nakamura que d'Inès de la Fressange

Chic, snob, impertinente, irrésistible, la Parisienne est surtout très… blanche. Il est temps de poser la question qui fâche.

Extrait du clip «Djadja», de Aya Nakamura. | Capture d'écran via YouTube
Extrait du clip «Djadja», de Aya Nakamura. | Capture d'écran via YouTube

Temps de lecture: 7 minutes

Elle porte un panier en raphia mais ne ressemble pas à Mamie Odette. Se coiffe en secouant sa crinière au vent et habille ses lèvres d'un rouge carmin éclatant, façon bouche mordue. Lorsqu'elle enfile une combinaison de pompiste, elle a l'air sexy. Elle sait bien qu'assortir ses chaussures à son sac est un fashion faux pas. Elle connaît toujours le dernier vrai bistrot pour boire un verre de viognier en terrasse. Et reste fuckable même lorsqu'elle descend le dimanche matin acheter une tradi pas trop cuite… Elle, c'est la Parisienne. Un mythe, une légende urbaine, une licorne qui se matérialise au détour des pages des magazines féminins mais surtout sur Instagram. Elle s'y prénomme Jeanne (Damas, plus d'un million de followers et followeuses); Sabina (Socol, 250.000);

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

Lunch time

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ou encore Adenorah (Anne-Laure Mais, 513.000).

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

Le café ☕️

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Référence stylistique pour les unes, création fictionnelle pour les autres, cette Parisienne est en tous cas un produit made in France qui cartonne à l'export, au coude-à-coude avec le camembert AOC au lait cru ou le cognac VSOP. Sur Instagram, le hashtag #parisienne comptabilise plus de 2,6 millions d'occurrences! Un rapide tour d'horizon des photos postées sous ce mot clé montre que l'archétype fille-sexy-à-béret rassemble des images venues du monde entier et pas seulement géolocalisées à Montmartre, South-Pigalle ou Saint-Germain-des-Prés. Car qu'elle habite Rennes, Los Angeles ou Dubaï, cette Parisienne est devenue internationale et virale. «Parisienne», c'est un slogan sur un sweat-shirt, un total look, mais surtout un état d'esprit.

 

 

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

Everyday wardrobe #MaisonKitsuneParisien #YourNewFavoriteAnimal

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Et tout le monde veut lui ressembler. La preuve avec le rayon best-sellers de votre librairie la plus proche. Depuis les années 2000, on ne compte plus les succès d'édition surfant sur le phénomène: citons en vrac La Parisienne, signé Inès de la Fressange (avec Sophie Gachet), soit le livre qui a lancé la mode et s'est écoulé à plus d'un million d'exemplaires dans le monde; How to Be a Parisian Wherever You Are, de la mannequin rock Caroline de Maigret (avec Anne Berest, Sophie Mas et Audrey Diwan), qui décline le stéréotype avec humour (édité d'abord en anglais chez Doubleday, puis en français –malin).

 


Ou encore le livre chic et branché À Paris, de Jeanne Damas, justement (avec Lauren Bastide). (Je vous fais grâce des autres.) Bref, un filon marketing qui semble ne jamais s'épuiser.

 

 

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

#aparisavecamour @victoria_steiner

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Une Parisienne de papier qui ignore la diversité

Mais à y regarder de plus près, quelque chose ne tourne pas rond. Toutes ces Parisiennes chic et sexy sont certes minces, bien coiffées, mais surtout elles sont… blanches. Pas une seule n'est «issue de la diversité», comme on dit pudiquement. Parmi ces influenceuses populaires qui travaillent régulièrement pour des marques de luxe ou de fast fashion, pas une seule fille noire. Pourtant, une enquête de terrain sur la ligne 4 du métro nous prouve par A+B que la Parisienne est bien métisse, diverse. Elle arbore parfois une manucure XXL. Ne fait pas toujours du 38 «from-top-to-toe». Et ose même porter des leggings en journée, alors que tout le monde sait bien que c'est interdit –sauf si on a cours de yoga. Bref, elle ressemble plus à Rihanna qu'à Jeanne Damas.

Rokhaya Diallo est journaliste, activiste, et accessoirement Parisienne du XIXe arrondissement. Fin 2018, elle animait à la London School of Economics un talk intitulé «How French Minorities are Reshaping the Image of la Parisienne» («Comment les minorités françaises changent l'image de la Parisienne»).

 

 


Pour elle, si le stéréotype de la Parisienne est avant tout celui d'une femme blanche, c'est parce que «la France est un vieux pays, avec une aristocratie ancienne et des pratiques culturelles de raffinement héritées de cette époque. Paris est depuis longtemps le lieu de toutes les modes, avec des codes déterminés par la classe dominante. Avec cette Parisienne, ce que l'on nous vend, c'est une France de carte postale, une France de fantasmes. Notre pays est très conservateur et reste attaché à une mythologie, la fabrication d'une France passée. En réalité, c'est une vision complètement rétrograde».

Pour Rokhaya Diallo, c'est être vraiment déconnecté de la réalité que de s'adresser seulement à une catégorie de la population, celle de la France bourgeoise et blanche: «La France est le pays d'Europe dans lequel il y a le plus de Noirs et c'est aussi le deuxième pays au monde en terme de production hip-hop, pourtant les Noirs ne sont pas visibles. Mais les choses avancent, regardez le phénomène Aya Nakamura.»

Aya Nakamura, notre Rihanna bleu-blanc-rouge

Aya qui? Difficile pourtant d'échapper à cette tornade R'n'B et afrobeat et à ses ritournelles entêtantes (voir ses tubes «Djadja», ou «Mes copines», qui cumulent à eux deux près de 500 millions de vues sur YouTube).

 

 

Grande gueule, féministe revendiquée, la Parisienne Aya Danioko, née à Bamako il y a vingt-trois ans, ne s'excuse jamais d'être sexy.

 

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

En catchanababe

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Elle incarne une nouvelle génération de femmes issues des minorités et qui ont envie de se faire entendre. Pour beaucoup, c'est un modèle auquel on peut ressembler et dont on copie les looks style street couture. Très suivie sur Instagram avec plus d'un million d'abonnés, la chanteuse est désormais courtisée par les grands noms de la mode et les médias se l'arrachent. À l'ouverture des très chic Galeries Lafayette Champs-Élysées en mars dernier, la fille d'Aulnay-sous-bois s'est produite devant le Tout-Paris. Des marques comme Versace, Cartier ou Balmain l'habillent, frissonnant de plaisir à l'idée d'avoir trouvé leur Rihanna bleu-blanc-rouge.

«La Parisienne noire est multiple: elle ne prend pas forcément le RER tous les jours, elle n'est pas forcément lookée street et super sexy.»

Rokhaya Diallo, journaliste

On attend logiquement la couverture d'un grand féminin, même si le milieu chuchote que «les Noirs en couverture ça vend moins bien» (officieusement, on parle de -30%). Certifiée double platine dans l'Hexagone, Aya Nakamura cartonne aussi à l'étranger, notamment aux Pays-Bas où elle est première artiste féminine depuis Edith Piaf à décrocher la place de numéro 1. Piaf! Le symbole est fort. Et si le succès de cette fille venue de banlieue venait régénérer la figure mythique de la Française par excellence, celle des faubourgs de Paris? Piaf, la gouaille, tout ça? Et si la ghetto Aya, avec ses punchlines en argot, ses looks too much et son allure de reine, arrivait à «tuer» (symboliquement s'entend, hein) la bourge Inès?

Pour Rokhaya Diallo, Aya Nakamura offre une nouvelle forme de visibilité aux Françaises noires, mais pour autant «il faut se méfier des clichés qui limitent la fille noire aux quartiers populaires. La Parisienne noire est multiple: elle ne prend pas forcément le RER tous les jours, elle n'est pas forcément lookée street et super sexy même si tout ça n'a rien de négatif et n'est pas le propre de la banlieue». Difficile de sortir d'une ornière sans retomber dans une autre.

Une égérie noire chez Guerlain, la lueur d'espoir

Fatou N'Diaye est blogueuse beauté. Et c'est une vraie Parisienne, née dans le XIIe arrondissement de la capitale.

En 2007, elle monte son blog Black Beauty Bag, «parce qu'elle ne se reconnaissait dans aucun média, tous ne montraient que le stéréotype d'une beauté blonde et filiforme. En tant que femme non-blanche, je me sentais exclue et j'ai voulu parler à une communauté». Très suivie par des lectrices fidèles et avides de conseils, Fatou en a fait son métier, multipliant les collaborations avec des marques cherchant à être plus inclusives, comme notamment L'Oréal, pour laquelle elle a fait une pub de fond de teint.

 

 

Pour Fatou, la Parisienne est «une Française, peu importe sa couleur de peau, sa religion ou ses préférences sexuelles. C'est une femme libre, émancipée moderne et cultivée. À l'étranger, les gens étaient souvent étonnés quand je leur disais que j'étais française, car ils ne s'imaginaient pas qu'une Noire puisse l'être». Et puisse encore moins parisienne, c'est bien là le problème. Fatou N'Diaye détaille: «On vit dans une société qui nous a discriminées socialement, nous a exclues de pleins de processus. Pourtant, nous faisons partie du paysage, que vous le vouliez ou non. Il y a un plafond de verre qui nous empêche de monter là-haut, mais on a le droit à autre chose que des miettes. On peut aussi revendiquer notre droit à l'excellence.»

«La mode en France est un milieu très blanc et bourgeois où l’on voit peu de diversité»

Fatou N'Diaye, influenceuse

Son modèle de réussite? Rihanna. «Une femme noire qui parle aux femmes noires, mais aussi à toutes les femmes grâce à sa gamme de cosmétiques Fenty Beauty, adaptée à toutes les carnations» –un énorme succès qui vaut à la Barbadienne de se voir offrir un contrat mode chez LVMH, au montant encore tenu secret. Quand on lui demande si elle trouve que le milieu est en train de changer de regard sur les minorités en faisant défiler plus de modèles noirs, Fatou déclare: «La mode en France est un milieu très blanc et bourgeois où l’on voit peu de diversité.»

Heureusement, il y a peut-être une (petite) lumière au bout du tunnel: Sonia Rolland, ex-Miss France 2000 et première Miss France avec des origines africaines, vient d'être nommée égérie beauté et parfums pour Guerlain. Un signe quand on se souvient de la sortie raciste de l'ex-nez Jean-Paul Guerlain au JT de France 2 en 2010 (il sera condamné à une amende de 6.000 euros pour injure raciale en 2012). Et Fatou de conclure: «Ce sont des sociétés comme LVMH qui ont le pouvoir de faire évoluer les mentalités.» Bref, quand le marché aura compris que plus de diversité et d'inclusivité, ça veut dire plus de profit, on verra plus de Parisiennes noires. Et pas seulement «en catchana, baby».

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