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La question n'est plus de savoir si Poutine va attaquer un pays, mais lequel

Après avoir attaqué la Géorgie puis l'Ukraine, Vladimir Poutine oubliera sans doute les anciennes républiques soviétiques pour s'attaquer à un pays européen non membre de l'Otan.

Un soldat ukrainien monte la garde à bord du vaisseau militaire «Dondass», amarré à Marioupol, port de la mer d’Azov, le 27 novembre 2018, après la saisie de force de trois vaisseaux ukrainiens par les forces russes au large de la Crimée. | Sega Volskii / AFP
Un soldat ukrainien monte la garde à bord du vaisseau militaire «Dondass», amarré à Marioupol, port de la mer d’Azov, le 27 novembre 2018, après la saisie de force de trois vaisseaux ukrainiens par les forces russes au large de la Crimée. | Sega Volskii / AFP

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Peu de spécialistes considéreraient la voie maritime la plus froide du monde comme un «point chaud» de la géopolitique. Mais cela est peut-être sur le point de changer. Le 6 mars, on a appris qu'une nouvelle politique du Kremlin allait désormais exiger que tous les navires militaires internationaux donnent un préavis de quarante-cinq jours à la Russie avant d'emprunter la route maritime du Nord, qui relie les océans Atlantique et Pacifique via les eaux de l'Arctique au nord de la Sibérie. Tout navire s'engageant sur cette voie, où la Russie a massivement investi dans des infrastructures militaires sophistiquées, devra aussi avoir à son bord un pilote maritime russe. Les navires enfreignant ces restrictions s'exposeraient à être arrêtés de force, détenus ou «éliminés» –dans des situations «extrêmes» non spécifiées.

Cette dernière menace du Kremlin est passée largement inaperçue, sans doute parce que ce n'est pas vraiment une surprise. Les autorités russes justifient les nouvelles restrictions navales par une explication désormais familière, affirmant que cette réponse avait été rendue nécessaire par «l'intensification des opérations navales dans l'Arctique par divers pays étrangers».

C'est la même tactique que Vladimir Poutine utilise depuis des années pour justifier son aventurisme militaire: que ce soit pour la Géorgie en 2008, l'Ukraine en 2014 ou la Syrie en 2015, Poutine a toujours rejeté le blâme des agressions russes directement sur l'Occident. Les médias appuyés par le Kremlin amplifient ensuite ce message en soumettant leur public à un déluge constant de messages alarmants au sujet d'un «encerclement de l'Otan», tout en qualifiant de «russophobe» toute condamnation occidentale des actions de Poutine.

Qui dit conquête dit popularité

Beaucoup se demandent ce que Poutine cherche à obtenir par ce comportement. En violant les normes internationales, il s'est rendu infréquentable sur le plan mondial. Les sanctions américaines et européennes imposées à la Russie ont porté de sérieux coups à son économie déjà peu souriante (ce qui amène à se demander pourquoi Poutine serait prêt à payer un tel prix pour quelques morceaux supplémentaires de territoire).

Essayer de répondre à cette question serait passer à côté du problème. En Crimée, en Ukraine orientale, en Ossétie du Sud ou en tout autre endroit que Poutine considère comme «l'arrière-cour» de la Russie, le gain territorial n'a jamais été une fin en soi. L'objectif de Poutine aujourd'hui est le même que lorsqu'il a envahi mon pays [la Géorgie, ndlr] en 2008: renforcer son emprise sur les leviers du pouvoir en Russie. À chaque fois que la popularité de Poutine baisse en Russie, il joue l'escalade dans un conflit en cours ou lance une nouvelle offensive.

Et, de toute évidence, cela marche. Poutine dirige le plus grand pays du monde depuis près de vingt ans et il consolide son pouvoir avec chaque crise. L'électeur russe moyen se bat pour survivre avec une pension de 200 dollars (178 euros) par mois, mais la base de Poutine est fière de vivre dans une superpuissance.

De l'invasion de la Géorgie à l'offensive hybride en Ukraine, les dirigeants occidentaux n'ont cessé de tracer des lignes rouges à ne pas franchir, que Poutine piétine en toute impunité

Poutine est à la fois prévisible et logique: envahir un pays voisin plus faible permet d'obtenir une montée dans les sondages de manière plus rapide et moins coûteuse que, disons, l'amélioration du système de santé catastrophique du pays. Ce n'est pas un hasard si la cote de popularité du président russe a atteint un sommet en 2015, après l'annexion de la Crimée. Plus tard dans l'année, alors que l'économie russe était en chute libre, l'intervention en Syrie servit à raviver le patriotisme. En outre, les actions de la Russie en Syrie ont marqué le passage de Poutine de l'aventurisme militaire dans les États de l'ancienne Union soviétique à l'imposition de sa puissance au-delà des voisins immédiats de la Russie.

Certes, cela a valu à Poutine des critiques de Washington et Bruxelles. Mais les condamnations provenant de l'extérieur de la Russie ne font que renforcer sa popularité à l'intérieur. À chaque fois que le Kremlin se mêle d'élections à l'étranger, à chaque fois que les droits humains sont violés en Crimée, à chaque fois que les soldats russes déplacent les barbelés pour rogner toujours un peu plus le territoire géorgien, les réponses des États-Unis et de l'Europe (une expression diplomatique de «vive inquiétude») sonnent toujours plus cliché.

De l'invasion de la Géorgie à l'offensive hybride en Ukraine, les dirigeants occidentaux n'ont cessé de tracer des lignes rouges à ne pas franchir, que Poutine piétine en toute impunité. Compte tenu de la faiblesse des normes internationales, des principes que beaucoup approuvent à Washington et à Bruxelles, mais que peu défendent vraiment, Moscou apparaît encore plus fort. Aux yeux de celles et ceux qui le soutiennent en Russie, Poutine se joue de l'Occident.

La prochaine grande aventure de Poutine

Mais le statu quo ne va pas durer. Si nous avons appris quelque chose des deux dernières décennies, une nouvelle crise se profile à l'horizon. D'après un sondage réalisé le 7 mars par le centre russe de recherche sur l'opinion publique, la confiance que l'électorat russe accorde à Poutine est tombée à 32% (soit le niveau le plus bas depuis 2006).

Vladimir Poutine à Moscou, lors d'élections régionales, le 9 septembre 2018 | Alexey Nikolsky / Sputnik / AFP

Fidèle à lui-même, Poutine a multiplié les provocations ces derniers mois, à mesure que sa popularité baissait. En novembre, les forces russes ont tiré sur trois navires ukrainiens (et ont arrêté leurs équipages), parce qu'ils tentaient de traverser le détroit de Kertch pour atteindre la mer d'Azov. Plus de cent jours s'étant écoulés depuis, les protestations de la communauté internationale se sont tassées. Mais les vingt-quatre marins ukrainiens arrêtés durant l'incident restent illégalement en détention.

Les atteintes de Poutine aux lois et aux règles internationales dans «l'arrière-cour» de la Russie ne semblent plus choquer le reste du monde. Il a déjà redessiné les frontières de l'Europe et s'en est tiré. Désormais, pour provoquer la colère de l'Occident, il va lui falloir aller encore plus loin.

Ce que je sais de Vladimir Poutine me pousse à prévoir une escalade d'une autre forme

La question n'est pas de savoir s'il va attaquer, mais où. Certains évoquent la Biélorussie, mais Poutine n'aurait que peu à gagner d'une démonstration de force dans un pays que la plupart des Russes considèrent déjà comme faisant partie intégrante de la Russie. D'autres prédisent qu'un pays balte (Estonie, Lettonie ou Lithuanie) sera la prochaine cible. Poutine considère, certes, les petits États baltes comme une menace (après tout, ce sont des démocraties qui fonctionnent bien à la frontière de la Russie), mais il est probable qu'ils soient pour l'instant à l'abri d'une agression russe pour deux raisons.

Tout d'abord, la prochaine victime d'une agression russe ne sera sans doute pas un pays allié de l'Otan. Les réactions incohérentes de l'Occident face aux prises territoriales de Moscou ont certes enhardi Poutine, mais il n'est pas encore assez téméraire pour risquer un recours à l'article 5 (qui pourrait conduire à une guerre tout ce qu'il y a de plus conventionnelle contre une coalition menée par les États-Unis). Poutine sait quand il ne fait pas le poids. Si ce n'était pas le cas, il n'aurait pas survécu aussi longtemps.

Deuxièmement, la prochaine grande aventure de Poutine aura sans doute lieu en dehors de l'ancienne Union soviétique. L'Occident a fini par accepter ses ambitions néoimpérialistes dans la région. D'autres incursions en Ukraine, en Géorgie ou dans d'autres pays de l'ex-URSS extérieurs à l'Otan auraient un air de déjà-vu et ne changeraient pas grand-chose à l'opinion des Russes sur Poutine.

J'ai eu le malheur de connaître Vladimir Poutine mieux que la plupart des gens ne le connaissent. Ce que je sais de lui me pousse à prévoir une escalade d'une autre forme.

La Finlande et la Suède répondent à tous les critères

La cible la plus probable de la Russie dans un avenir proche sera soit la Finlande, soit la Suède, car si elles sont toutes deux membres de l'Union européenne, aucune n'est membre de l'Otan. En attaquant un pays n'appartenant pas à l'Otan, Poutine ne s'expose pas à une réponse proportionnelle conformément à l'article 5. Mais en s'attaquant à un pays européen, il peut s'attendre à récolter les fruits de l'approbation de l'électorat russe qui aspire à une victoire. Il s'agit d'une simple analyse bénéfices-risques que Poutine a déjà ouvertement menée à plusieurs reprises. Tous les investissements de la force russe ont porté leurs fruits. La Finlande et la Suède répondent à tous les critères.

Je ne m'attends pas à ce que les chars russes entrent demain à Helsinki ou Stockholm. Mais pour Moscou, il serait relativement simple de prendre possession d'une enclave arctique reculée ou d'une petite île, comme le Gotland suédois, compte tenu des capacités stratégiques que la Russie a mises en place sur son flanc nord. Après tout, qui partirait en guerre pour une île gelée de la Baltique ou un morceau de toundra finlandaise? Pas l'Otan, en tout cas. Mais Poutine, oui.

Ce n'est qu'en se confrontant directement à l'Occident que Poutine parviendra à une émancipation totale

Une agression russe en territoire scandinave (c'est-à-dire dans un pays que tout le monde en Occident considère comme occidental) paraît sans doute être une hypothèse exagérée pour beaucoup de gens. Mais j'aimerais rappeler qu'il n'y a pas si longtemps, l'annexion de la Crimée par Poutine, que j'avais prévue, semblait être un scénario irréel, y compris pour les observateurs russes. Et quelques années plus tôt, en dépit de mes mises en garde, l'invasion de la Géorgie par la Russie avait également pris le monde par surprise.

Les anciens États soviétiques, même s'ils sont membres de l'Otan comme l'Estonie, sont largement perçus comme n'étant pas tout à fait occidentaux. C'est une impression qui peut être trompeuse, mais en politique, la perception importe souvent plus que la réalité. Pour la Finlande et la Suède, cependant, l'impression correspond à la réalité. Ce ne sont pas d'anciennes républiques soviétiques. Elles font incontestablement partie de l'Occident.

En Géorgie, en Ukraine, en Syrie et partout ailleurs, la trajectoire de Poutine a toujours été claire. En se jouant des règles imposées par l'Occident, il s'est (à ses yeux) émancipé de plus en plus. Mais ce n'est qu'en se confrontant directement à l'Occident qu'il parviendra à une émancipation totale.

Cela peut sembler choquant, mais Poutine a déjà choqué le monde à de nombreuses reprises. L'Occident ne peut pas se permettre d'être à nouveau pris par surprise.

Cet article a initialement été publié sur le site Foreign Policy.

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