Culture

«Curiosa», l'érotisme à la pointe du regard et de la plume

L'initiation amoureuse d'une jeune bourgeoise de la fin du XIXe siècle devient une libératrice aventure des corps, des images et des mots.

Marie de Régnier (Noémie Merlant) | Memento Films
Marie de Régnier (Noémie Merlant) | Memento Films

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Ce Paris bourgeois, surchargé de tapisseries et de conventions, ce microcosme littéraire de la fin du XIXe siècle chic et empesé, dans ses faux-cols comme dans sa prose, pas sûr d'avoir envie d'y passer même le temps d'une projection. Marie va changer ça.

Elle est charmante, bien élevée, cultivée, courtisée par deux écrivains à la mode, Pierre et Henri. Elle choisit le second, qui est plus riche et plus stable. Elle se jette presque aussitôt dans les bras du premier. «Dans les bras» est une formule de convenance.

C'est, assez fidèlement semble-t-il, l'histoire de Marie de Régnier, épouse du poète Henri de Régnier, fille du poète José-Maria de Heredia, maîtresse de l'écrivain et poète Pierre Louÿs, écrivaine. De cela non plus on ne se soucie pas forcément, et cela n'a pas plus d'importance.

L'important, c'est Marie. La Marie du film, sur l'écran. Sa présence, son énergie, son désir. Ses colères et sa détresse. Son rire. Tout à coup, les lourdeurs de cette société compassée, mais aussi bien celles du film d'époque, deviennent les ennemis à combattre, mais donc aussi les repoussoirs sur lesquels prendre appui pour faire place à un souffle de vie.

Le trapèze volant du désir

Curiosa ne se joue pas dans un triangle amoureux, Marie n'aime pas Henri, et Pierre a d'autres maîtresses. Curiosa se joue dans un quadrilatère, on dira volontiers un trapèze tant il se meut de manière aérienne, figure dessinée par les corps, les mots, les images et les regards.

Il serait aussi tentant qu'inadapté de comparer le film de Lou Jeunet à Jules et Jim de François Truffaut: les ressorts n'en sont pas les mêmes, malgré l'époque et ce que certaines situations semblent avoir de similaire. Les ressources de Curiosa sont bien différentes.

Pour le regard de son amant, pour celui de l'appareil photo, pour les spectateurs et spectatrices | Capture d'écran de la bande-annonce

Elles passent non par l'affirmation publique d'une liberté transgressive, mais par le jeu de séduction, et de passages à l'acte d'amour physique, tel que constamment remis en scène par les protagonistes eux-mêmes.

Et c'est exactement là que se situe la réussite d'un film érotique qui revendique son érotisme à la fois en le construisant très visiblement, et en rendant à chaque spectateur et à chaque spectatrice l'espace de son propre désir –l'exact contraire de la pornographie.

Que Pierre initie Marie aux délices d'ébats moins conventionnels que ceux des alcôves bourgeoises puritaines ne nous concernerait guère, et ce n'est certes pas l'exposition plus ou moins complète de nudités ou de postures qui y changerait grand-chose. Ce qui change tout est l'omniprésence de l'appareil photographique, compagnon fidèle des ébats du couple.

Les images et les regards

Avec subtilité, Lou Jeunet y introduit un double enjeu, celui des images faites (composées avec soin ou captées à l'instinct, impressionnées, tirées, conservées, montrées, cachées, dévoilées), et celui du regard: qui voit qui et comment? D'où?

Et, pour autant qu'il puisse y avoir une réponse à cette question qui mobilisa fort en son temps le cher Jacques Lacan avec son Origine du monde accrochée voilée à son mur, pourquoi? Ou plutôt: pour quoi?

Pierre Louÿs (Niels Schneider), l'amant et son engin | Memento Films

Les réponses n'existent nulle part ailleurs qu'en chacun de nous, de tous sexes et de tous fantasmes. Mais la machine qui va, sans bien le savoir et encore moins le dire, prendre en charge ce qui se trame là naît précisément à ce moment, l'année où Marie épouse Henri et découvre le plaisir avec Pierre. Cette machine, on l'appellera bientôt le cinéma.

Les corps réels, le regard construit, la trace visible et capable d'être conservée dessinent le cadre des transports des amants dans la garçonnière de l'auteur des Chansons de Bilitis. Ils mobilisent les emballements, parfois les embrasements de la jalousie, de la vengeance, du désir exotique (c'est-à-dire colonialiste) au sein de la caste dominante dont l'orientalisant Louÿs demeure une des figures. Cette construction devient l'espace possible des trafics entre conventions sociales et pulsions.

On se souvient alors que, malgré l'omerta qui règne encore sur le sujet, c'est dans les bordels de la IIIe République que le cinématographe connut certains de ses premiers usages de masse. Pornographique, égrillard, à la seule destination des regards masculins mais souvent avec un humour où les femmes étaient loin d'être toujours soumises.

Le trouble de l'écriture, le vertige intime de la correspondance | Capture d'écran de la bande-annonce

Les images faites, les images vues (cachées et montrées), le regard social sont la flamme qui brûle ces corps tout autant et plus que l'étreinte corporelle. Étrangement, dans l'univers de Curiosa où tout le monde est ou se croit écrivain, le pouvoir des mots viendra plus tard (comme pour le cinéma?).

Le pouvoir des mots

Mais il vient. Ce sont les lettres d'abord, et il y a une très stimulante désynchronisation entre la circulation des images bientôt proliférantes de ces culs compulsivement consommés dans un vertige addictif et finalement misérable, et les échanges épistolaires attentifs à soi-même et à l'autre, ludiques et clairvoyants.

Et puis, au bout de tribulations érotiques, sentimentales, familiales, cette bifurcation qu'on jurerait forcée, trop belle pour être vraie, et qui est pourtant vraie: l'écriture par Marie de Régnier d'un livre directement inspiré de son expérience de femme amoureuse et attentive à ses désirs. Publié sous un nom d'homme, on est en 1903, L'Inconstante connaît un considérable succès critique et public.

On assiste dès lors à un déplacement stratégique du centre de gravité du film, du côté de son personnage féminin, qui devient une héroïne, alors que les hommes qui l'entourent ne sont assurément pas des héros, même au sens limité du statut dans une fiction. Ce mouvement fait écho à celui qui donnait son élan au récent Dernier Amour de Benoît Jacquot.

Le premier film de Lou Jeunet réussit une très rare mise en circulation d'affects, de jeu de références, références culturelles et historiques sans doute, mais surtout intimes et toujours actuelles.

Avec aussi, au passage, une attention très juste à la figure d'ordinaire maltraitée de «l'autre type», le mari battu à plate couture par la vigueur sensuelle du couple porteur des valeurs d'une libido triomphante.

Zohra (Camélia Jordana), incarnation du fantasme d'une époque coloniale | Memento Films

Elle le doit pour une part importante à ses acteurs, et surtout à ses actrices, jamais enfermées dans une fonction ou ce qu'on appelle de manière réductrice un rôle. C'est vrai au premier chef de Noémie Merlant en Marie de Régnier, impressionnante de finesse et de sensualité en échappant à tous les stéréotypes du film érotique.

Mais aussi de Camélia Jordana en hétaïre berbère ramenée/inventée par Pierre Louÿs de retour d'Alger, ou des sœurs de Marie, Mathilde Wargnier et Mélodie Richard, porteuses d'autres féminités.

Sans démériter, les interprètes masculins se trouvent dans des emplois plus prévisibles, plus fonctionnels. Cela fait partie de ce qu'il convient de reconnaître comme une politique du scénario, et de la mise en scène, qui mérite d'être saluée.

Curiosa

de Lou Jeunet, avec Noémie Merlant, Niels Schneider, Benjamin Lavernhe, Camélia Jordana

Séances

Durée: 1h47

Sortie le 3 avril 2019

 

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