Culture

La musique pop doit tout à «Like A Prayer» de Madonna

Trente ans après sa sortie, le mélange de sexe, de mort et de religion au centre du quatrième album de La Madonne inspire toujours autant.

Madonna dans le clip «Like A Prayer» | Capture d'écran via vidéo YouTube
Madonna dans le clip «Like A Prayer» | Capture d'écran via vidéo YouTube

Temps de lecture: 10 minutes

Je n’avais pas d’autres choix. À 10 ans, parce que mes quelques francs mensuels d’argent de poche ne suffisaient pas à assouvir ma soif de musique pop et de 45 tours, je devais m’armer de patience devant le radio-cassette offert quelques mois plus tôt pour mon anniversaire et attendre, la main prête à dégainer le bouton record, que le dernier tube pop à la mode passe à la radio pour enfin réussir à graver sur une K7 vierge BASF ou TDK ces quelques minutes de bonheur. Ne restait alors plus qu’à prier pour qu’elles ne soient pas interrompues et ruinées par un animateur trop pressé ou un spot publicitaire.

Voilà le prix qu’il fallait payer, à la fin des années 1980, pour pouvoir écouter en boucle la dernière chanson de Kim Wilde, Glenn Medeiros ou Bros. Ces 120 battements par minute (BPM) de plaisir se méritaient. Mais une de ces chansons se méritait encore plus.

En ce mois de mars 1989, Madonna, dont les «Like A Virgin», «Live To Tell» ou «Papa Don’t Preach» faisaient déjà les beaux jours de précédents volumes de mes cassettes, n’avait en effet pas sorti de nouvelle chanson depuis près de deux ans.

Alors ce dimanche matin, je ne me rappelle pas plus grande joie que celle éprouvée en réussissant à enregistrer sur Vibration la (presque) intégralité des cinq minutes et dix-neuf secondes de «Like A Prayer».

Un clip qui sent le soufre

Le moment était important. Pour la première fois, j’avais l’impression de grandir. Parce que je n’écoutais alors que les chanteurs et chanteuses de mon âge, Kylie Minogue ou Jason Donovan, celles et ceux chantant les béguins innocents sur des mélodies faciles pleines de synthés, posséder cette chanson de Madonna me faisait passer dans le camp des «grands».

Il y avait quelque chose de différent dans cette chanson, quelque chose que n’avaient pas les précédentes de la chanteuse et encore moins celles du duo australien. Cette chanson, sans trop comprendre pourquoi ou comment, avait l’odeur du soufre, de la provocation, de la transgression. Je n’avais que 10 ans mais je le savais. J’en étais très conscient.

 

 

Ne comprenant pas encore un mot d’anglais, cette odeur était en grande partie liée à un clip. «J’étais fascinée par l’esthétique de ce clip. J’avais entendu dire qu’il était scandaleux mais je ne voyais pas pourquoi. Je le trouvais triste parce que le héros était victime d’une injustice et que la statue pleurait», m’a expliqué Lina, 10 ans également en 1989, à propos de ces quelques minutes d’images dont l’écho était allé jusqu’à titiller les oreilles du pape Jean-Paul II qui avait appelé au boycott de la chanteuse en Italie –un appel suivi par la chaîne publique RAI.

«Je voulais parler de l’extase et montrer la relation entre l’extase sexuelle et religieuse.»

Mary Lambert, réalisatrice du clip «Like A Prayer»

«Ma mère est croyante et elle avait du mal avec Madonna et l’imagerie du clip, poursuivait Lina. Le regarder avait donc un petit parfum d’interdit mais surtout il m’émouvait beaucoup. C’est un des clips que j’ai le plus guetté à la télé. C’était comme un film, je le vivais aussi intensément à chaque fois.»

Racontant l’histoire d’une femme (Madonna) témoin du viol d’une jeune fille par des suprémacistes blancs, un crime pour lequel est accusé un homme noir, le clip, dans une esthétique mêlant sexe, religion et racisme, ne lésine pas sur les images choc, entre des croix en feux, un Jésus avec le visage de l’homme injustement emprisonné et même des stigmates apparaissant sur la chanteuse.

«Je savais que nous poussions de gros boutons mais je pense avoir sous-estimé l’influence et la bigoterie des fondamentalistes religieux et le racisme dans ce pays et le monde, expliquait Mary Lambert, sa réalisatrice, à Rolling Stone en 2015. La chose la plus importante était de forcer les gens à réimaginer leurs références visuelles et déraciner leurs préjugés. Utiliser des croix en feu en référence au racisme et à la religion. Et pourquoi pas un Jésus noir? Pourquoi ne pouvez-vous pas imaginer l’embrasser? Je voulais parler de l’extase et montrer la relation entre l’extase sexuelle et religieuse. Je pense qu'inconsciemment beaucoup de gens ont compris et étaient soit séduits soit choqués par cela.»

«Je suis à genoux / Je veux t'amener là-bas / À minuit / Je peux sentir ta puissance / Telle une prière tu sais / Je t'amènerai là-bas»

Madonna, extrait de «Like A Prayer»

Des images qui, je le découvrirais plus tard avec les cours d’anglais au collège, ne faisaient qu’accompagner des paroles aussi équivoques et provocantes. «I'm down on my knees / I want to take you there / In the midnight hour / I can feel your power / Just like a prayer / You know I'll take you there» («Je suis à genoux / Je veux t'amener là-bas / À minuit / Je peux sentir ta puissance / Telle une prière tu sais / Je t'amènerai là-bas»), chantait ainsi la Madonne dans un refrain dont on ne sait pas vraiment s’il parle d’une prière ou d’une fellation. Des paroles qui avaient, elles, coûté à Pepsi cinq millions de dollars, le prix que la marque de soda avait déboursé pour une campagne publicitaire qu’elle finira par annuler devant la pression de groupes religieux.

Le sexe et la religion n’ont jamais fait bon ménage, même si, selon les dires de l’intéressée à l’époque, ses chansons et visuels n’avaient rien à voir avec un quelconque discours politique ou anticlérical. Au contraire. «Je ne me moque pas du catholicisme», disait-elle alors à Vogue. J’ai un profond respect pour le catholicisme –son mystère, la peur et l’oppression, sa passion, sa discipline et son obsession pour la culpabilité.» L’album est d’ailleurs dédié à sa mère «qui [lui] a appris à prier».

 

 

Un argument qui ne pesait pas grand-chose quand, en novembre 1989, le tabloïd anglais The Sun raillait la chanteuse pour avoir «la grande gueule d’une putain» ou quand, en mai 1990, la police de Toronto menaçait la star de l’arrêter si elle simulait la masturbation pendant sa célèbre performance de «Like A Virgin» sur un lit de velours rouge, entourée de deux hommes équipés de massifs soutien-gorges en pointes. «Pensez-vous que je suis une vilaine fille? Pensez-vous que je mérite d’être arrêtée?», demandait-elle alors au public canadien en toisant la police. «J’espère bien», répondait-elle en se lançant pleinement dans sa routine. Évidemment, la police ne fera rien.

«Joyeux anniversaire à moi et à la controverse», s’exclamait donc Madonna trente ans plus tard sur Instagram.

Le moment était aussi important pour elle qu’il l’était pour moi devant mon radio-cassette. Après avoir écoulé 25 millions d’exemplaires de son True Blue, à l’époque le quinzième album le plus vendu de l’histoire de la musique, elle aussi était en train de devenir une «grande».

En ce début d’année 1989, alors qu’elle avait fêté son trentième anniversaire, l’âge qu’avait sa mère à sa mort, elle venait en effet de connaître le premier gros échec de sa jeune carrière avec le flop critique et commercial du film Who’s That Girl et venait de divorcer de Sean Penn après quatre ans d’un mariage très agité qui s’était étalé à la une des tabloïds.

Un album initiatique

Derrière la provocation de la chanson et de l’album homonyme qui sortira dans la foulée, il y avait donc un questionnement. Sur elle-même mais surtout sur sa famille, son père, sa mère, son éducation, sa religion, sur ce qui la construisait en tant que personne. «Le contexte émotionnel de l’album est dessiné à partir de ce que je traversais en grandissant –et je continue de grandir», disait-elle alors à Rolling Stone.

 

 

Dans «Till Death Do Us Part», elle parle ainsi avec des mots volontairement chocs de son mariage avec Sean Penn chantant «les bleus s’effaceront / tu frappes si fort avec les choses que tu dis / je ne resterai pas pour regarder ta haine grandir / tu n’aimes pas quelqu’un d’autre / tu ne t’aimes pas toi-même», un thème repris avec un peu plus d’optimisme à la fin de l’album dans «Keep It Together». Dans «Promise To Try», elle s'adresse à sa mère décédée vingt-six ans plus tôt quand dans «Oh Father», elle parle des répercussions et de sa relation difficile avec son père. «Oh père, tu n’as jamais voulu vivre comme ça / tu n’as jamais voulu me blesser / pourquoi est-ce que je m’enfuis?», chante-t-elle dans deux des plus poignantes ballades de sa carrière.

D’autant plus poignantes que la mort n’était pas présente qu’au passé dans Like A Prayer. «Je suis sûre que son cœur est là avec moi / même si j’aimerais qu’il revienne / Je sais qu’il ne peut pas voir mes mains trembler / je sais qu’il peut m’entendre chanter», récitait-elle ainsi dans le premier couplet de «Spanish Eyes», l’avant-dernière chanson de l’album écrite en hommage à un ami récemment décédé du sida, à l’époque un tabou encore largement considéré comme une maladie d’homosexuels, «un cancer gay».

Parce qu’elle avait été choquée par la sortie sur le même label qu’elle d’un album du comédien Sam Kinison qui se moquait des homosexuels attrapant le sida parce que soi-disant ils couchaient avec des animaux ou des morts, elle avait donc tenu à inclure un leaflet de prévention expliquant comment se protéger de la maladie, un message réitéré à chaque concert de sa tournée Blond Ambition Tour dont une partie des recettes ont été reversées à l’AmfAR. «Hey you, don’t be silly, put a condom on your willy» («Hé toi, ne sois pas bête, met une capote sur ta zézette»), aimait-elle répéter inlassablement.

Alors que je m'apprêtais à rentrer dans l’adolescence, elle rentrait dans l’âge adulte, bien décidée à laisser derrière elle la dance-pop bubble gum de ses débuts et cette image un peu frivole de chanteuse pour adolescentes pour devenir une adulte consciente du monde et de ses souffrances. Si j’étais fainéant, j’écrirais qu’elle avait fait son album de la maturité. «Dans le passé, j’ai écrit beaucoup de chansons [qui révélaient beaucoup de moi-même] mais ayant l’impression qu’elles étaient trop honnêtes ou trop effrayantes, j’ai décidé de ne pas les enregistrer. Il me semblait que c’était le bon moment car c’était, à ce point de ma vie, ce qui sortait de moi», expliquait-elle à SongTalk en 1989.

 

 

La chanteuse s’ouvre tellement que Like A Prayer finit par trouver une forme d’universalité qui touche bien au-delà des mots originels. La chanson «Express Yourself», par exemple. À l’origine un hymne féministe, le deuxième single de l’album, accompagné d’un clip à cinq millions de dollars –un record– réalisé par un jeune David Fincher, ne tarde pas à devenir une ode à l’expression de sa sexualité, quelle qu’elle soit.

«C'est un clip assez étonnant quand on le regarde aujourd'hui, avec ses codes crypto-gay BDSM et genre bending, avec Madonna qui se balade déguisée en mec.»

Maxime, 11 ans en 1989

«Je pense que j'avais 11 ans et j'étais fasciné par le clip de Fincher sans savoir vraiment pourquoi», m’a expliqué Maxime. C'est un clip assez étonnant quand on le regarde aujourd'hui, avec ses codes crypto-gay BDSM et genre bending, avec Madonna qui se balade déguisée en mec, ou qu'elle est entourée d'une armée de gars de chantier, en mode publicité pour Manpower. Je pense pas me tromper en disant que c’est mon premier contact avec les codes gays. J'y comprenais rien, la sexualité étant un truc un peu confus pour moi à l'époque, mais c'était là. Quand t'as 11 ans tu trouves juste que c'est cool, tu ne comprends rien ou presque à ce que tu vois, mais c'est comme si ton inconscient allait naturellement vers un type de musique, d'images, d'univers, une ambiance, des looks, des attitudes.»

Le combat de la star pour l’expression d’une sexualité libérée des carcans religieux, politiques ou sociaux va même si loin que certains de ses danseurs, dont la plupart sont gays, vivent très mal l’intrusion de la chanteuse dans leur vie. Gabriel Trupin, en particulier, dont personne ne savait encore qu’il était séropositif, l’attaquera en justice après qu’elle l’a forcé à faire son coming out dans une scène de baiser dévoilée dans le documentaire In Bed With Madonna.

L'invention du spectacle total

Pourtant, trente ans plus tard, ce baiser mal acquis est une des principales raisons qui font de Like A Prayer, l’album et la tournée qui a suivi, un moment charnière pour la culture populaire mais surtout pour la société toute entière. «[Gabriel Trupin] n’a pas vécu assez longtemps pour être témoin de l’importance de cette scène et son rôle dans le mouvement pour la reconnaissance de l’identité gay. Deux hommes s’embrassant dans un film: nous sommes sûrs qu’il aurait été très fier de cette étape importante», écrivait sa mère récemment dans un post Instagram du Aids Memorial.

«C’est mon album préféré et celui qui fait que, peu importe ce qu’elle fera ou dira, je l’aimerai toujours.»

Ariane, 13 ans en 1989

L’influence de l’album est telle qu’aujourd’hui, en mars 2019, la quasi-intégralité de l’imagerie pop pointe vers lui, de «S+M» de Rihanna à «Born This Way» de Lady Gaga (souvent accusé d’être un plagiat de «Express Yourself») en passant par «Side to Side» de Ariana Grande ou «5 Dols» de Christine & The Queens et l’intégralité de l’œuvre introspective de Britney Spears («Piece of me», «Everytime»...). La pop music d’aujourd’hui avec ses hymnes décomplexés au sexe et à la masturbation, ses chansons ouvertement autobiographiques mais aussi avec ses tubes queer et religieux, ceux de Troye Sivan ou Years & Years, doit tout à «Like A Prayer».

 

 

De même, le Blond Ambition Tour a inventé des codes scéniques qui sont, aujourd’hui, considérés comme la norme. La monumentale tournée de cinquante-sept dates au printemps et à l’été 1990 a irrémédiablement transformé le concert pop en spectacle total, entre musique, danse, théâtre et même discours politique dont les manifestations les plus récentes seraient probablement Demi Lovato simulant du sexe sur un lit placé au milieu de la scène pendant sa tournée de 2018 ou Katy Perry se déplaçant sur scène avec un cheval mécanique géant en or.

C’est pourquoi cet album et ces chansons conservent une place encore très particulière dans le cœur de nombreuses et nombreux fans de la chanteuse. «C’est mon album préféré et celui qui fait que, peu importe ce qu’elle fera ou dira, je l’aimerai toujours, me racontait Ariane, 13 ans en 1989, qui a conservé sa vieille cassette en édition limitée parfumée pour «rappeler les années 1960 et l’église». «Trente ans après, il y a encore cette odeur de patchouli quand je l’ouvre, me disait-elle. Moi qui suis très sensible aux odeurs du passé, c’est un vrai voyage dans le temps à chaque fois, même si je ne le fais que très rarement pour garder l’odeur pour toujours.»

«C’est nunuche de dire ça mais Like A Prayer, c’est THE album de mon adolescence, poursuivait-elle. Et ce que tu écoutes et aimes ado, c’est ce que tu aimeras toute ta vie.»

cover
-
/
cover

Liste de lecture