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«C'est compliqué» est une sorte de courrier du cœur moderne dans lequel vous racontez vos histoires –dans toute leur complexité– et où une chroniqueuse vous répond. Cette chroniqueuse, c'est Lucile Bellan. Elle est journaliste: ni psy, ni médecin, ni gourou. Elle avait simplement envie de parler de vos problèmes. Si vous voulez lui envoyer vos histoires, vous pouvez écrire à cette adresse: [email protected].
Vous pouvez aussi laisser votre message sur notre boîte vocale en appelant au 07 61 76 74 01 ou par Whatsapp au même numéro. Lucile vous répondra prochainement dans «C'est compliqué, le podcast», dont vous pouvez retrouver les épisodes ici.
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Chère Lucile,
Je vis avec mon compagnon depuis désormais quatre ans et nous sommes très heureux ensemble. Au quotidien, je ne peux lui reprocher le moindre sexisme, nous sommes tous les deux très volontaires dans ce domaine et prenons la peine d'analyser, de discuter et de débattre de la plupart de nos actes afin de comprendre s'ils sont la reproduction de schémas patriarcaux ou bien nos propres modes d'organisation. Nous sommes l'un et l'autre très curieux et échangeons presque quotidiennement à bâtons rompus sur la société, son organisation, ses injustices et ses mécanismes, ce qui nous pousse forcément à questionner nos propres attitudes et réflexes. En bref, sur le plan du féminisme, un sujet important pour moi, je me sens soutenue et écoutée.
Nos familles, nos proches et nos amis sont capitaux pour lui comme pour moi, et nous avons la chance d'avoir des univers extrêmement compatibles, dans lesquels chacun de nous s'est glissé sans même s'en rendre compte. Jusqu'à il y a peu, je t'aurais dit que ses amis étaient devenus les miens et vice versa. Pourtant, un événement récent m'a chagrinée et soulève de plus en plus de questions.
Depuis deux ou trois ans, mon copain a pris l'habitude de se retrouver avec quelques-uns de ses vieux amis dans une capitale d'Europe pour le week-end du 8 mai. Je n'ai jamais été tentée de me joindre à eux, profitant de cette occasion à chaque fois pour retrouver de mon côté d'autres personnes. L'an dernier pourtant, j'avais été étonnée de découvrir que le groupe de conversation sur lequel ils planifient cette excursion s'appelait sobrement «Week-end entre couilles». Lorsque je leur ai fait remarquer le manque de subtilité d'un tel nom, l'un de ses amis a répondu qu'«un week-end où chacun pourrait venir avec son chien/sa compagne/sa licorne, c'est vrai que ce serait sympa aussi». À l'époque, cette phrase m'avait profondément hérissée, la formulation m'ayant semblé extrêmement insultante, mais j'avais finalement mis ça sur le compte d'une maladresse et peut-être même d'une trop grande susceptibilité de ma part.
Cette année, la préparation dudit week-end s'est concrétisée à un moment où je me trouvais avec eux. J'ai malicieusement glissé une phrase sur ma non-participation à l'expédition et un autre ami de mon conjoint m'a répondu: «C'est vrai, désolé, tu n'as pas le bon sexe». Cette remarque m'a à la fois énormément blessée et choquée, mais encore une fois je me suis dit que j'étais sans doute trop susceptible et trop mobilisée sur ces questions de sexisme. Il ne s'agit après tout que d'un groupe de vieux potes qui se retrouvent entre eux une fois l'an, en toute insouciance et sans aucune malignité.
Pourtant, les différents éléments que j'ai pu lire ou entendre sur ce thème du boys' club m'ont permis de conceptualiser ce système d'exclusion et semblent mettre des mots sur les sentiments exacts que j'ai ressentis vis-à-vis de ce fameux groupe de potes et ses week-ends. Mes propres groupes d'amis sont mixtes et à chaque événement mon conjoint est plus que le bienvenu. Il vient ou ne vient pas en fonction d'un ensemble d'éléments, mais il n'est jamais venu à l'idée de mes amis de l'exclure, encore moins en raison de son sexe.
J'ai tenté de me dire que c'était lié à leur histoire, à l'envie de retrouver leurs amitiés d'étudiants le temps d'une parenthèse, mais cette année un autre ami rencontré plus récemment a lui aussi été convié à se joindre à eux. Ça confirme que cette organisation n'est pas liée à la nostalgie, mais bien à l'exclusion de nous, leurs compagnes, des femmes. Cela me met extrêmement mal à l'aise, presque en colère. J'ai l'impression d'être revenue cinquante ans en arrière, avec cette notion de couple à l'ancienne, où monsieur supporte bobonne toute l'année à condition de pouvoir se lâcher une fois l'an entre vrais mecs et sans vagin pour leur casser ce qu'apparemment on leur casse tout le temps.
Pourtant, on parle d'un événement qui n'a lieu qu'une fois par an et auquel je n'ai aucune envie d'aller. Je ne peux pas nier que ce week-end serait en plus singulièrement différent avec nous (leurs compagnes) dans les parages. Ils ont seulement envie de se retrouver à discuter en buvant de la bière et en jouant à la belote dans tous les bars qu'ils croisent, ce qui ne représente pas mon idéal d'un week-end sympa avec des amis. Donc quelque part je me demande s'ils n'ont pas raison de nous exclure, car ce week-end ne serait pas le même avec nous. Mais cette notion même d'exclusion me hérisse et l'idée qu'elle puisse en plus être légitime me rend triste. Car cela impliquerait qu'au fond, ce combat et toutes ces réflexions pour l'égalité des sexes sont potentiellement vaines, que nous sommes en vérité trop différents pour être pleinement compatibles et que finalement, «boys will always be boys».
Je ne sais donc pas quoi faire ni quoi penser de tout cela. Faut-il en parler, au risque de passer une fois encore pour la féministe pénible de service, qui voit du patriarcat à toutes les sauces? Ou bien admettre qu'il n'y a rien de mesquin dans leur démarche, qu'elle est normale pour un groupe de vieux copains qui souhaitent juste relâcher la pression une fois de temps en temps? Après tout, nous ne partons pas systématiquement avec tous nos amis, certains sont plus compatibles que d'autres. S'il ne s'agissait pas exclusivement de garçons, je ne m'offusquerais pas de la même façon, en pensant qu'ils vont juste se retrouver entre amis pour partager des activités qui moi ne m'enthousiasment pas. Est-ce que je ne vais pas trop loin en voyant du sexisme dans cette exclusion? Peut-être qu'il s'agit juste d'une volonté de ma part de tout contrôler, ou que c'est le signe d'une codépendance avec mon conjoint qui me poussent à voir dans cet événement un symbole plus grand que ce qu'il mérite.
Justine
Chère Justine,
Il n'y a pas de petit combat. Je vais ici me référer à l'essai féministe Libérées! de Titiou Lecoq et qui trouve sa genèse dans une chaussette sale oubliée sur le sol. Je crois qu'on a beaucoup fait taire les femmes par mépris pour leurs revendications liées à des sujets jugés comme moins nobles que d'autres. Et je crois aussi que les femmes elles-mêmes, par pudeur ou par sens pratique, se sont beaucoup tues. Oui, cela va plus vite de mettre la chaussette dans la machine à laver que de se mettre à écrire un essai féministe. Oui, un week-end «entre couilles» ce n'est qu'un week-end par an, mais... (et c'est ce mais qui compte).
Mais en réalité, le combat pour l'égalité entre les hommes et les femmes se joue partout, tout le temps. Ils se joue devant le panier de linge sale. Il se joue la nuit quand l'enfant pleure. Il se joue le samedi soir alors que tout le monde a un coup dans le nez mais que Roger tient des propos totalement inadmissibles (et qu'il faut bien que quelqu'un lui dise qu'il raconte n'importe quoi au risque de rafraîchir l'ambiance). Vous semblez déjà le savoir: la féministe de service est considérée comme une personne qui va détruire l'ambiance. En général, le conjoint de la féministe de service sera aussi regardé avec un regard mêlant pitié et compassion. En écrivant ces mots, j'ai quasiment les poils des avant-bras qui se dressent de rage (j'aurais pu choisir mes poils d'aisselles puisque je suis une vilaine féministe qui ne s'épile pas… mais non).
Assez clairement, les amis de votre conjoint ne semblent pas prêts à une remise en question de leur petite tradition sexiste (parce que oui, elle l'est). Mais votre conjoint est peut-être d'accord pour en parler, pour comprendre en quoi ce week-end est potentiellement sexiste, quelles libertés (celle de commenter le physique des femmes qui passent? Celle de boire jusqu'au coma éthylique? Celle de parler de sexualité sans barrière morale?) ils espèrent retrouver en excluant leurs compagnes et surtout pourquoi ces compagnes sont considérées comme des obstacles à leur divertissement.
La réalité, c'est que même s'il ne s'y passe rien, dans ces week-ends, le fait de les organiser spécifiquement entre hommes évoque la possibilité, comme un fantasme, de dérives viriles. Peut-être serait-il temps d'admettre qu'ils ont changé, vieilli, que leurs vies se sont enrichies de compagnes et peut-être d'enfants et qu'ils peuvent s'amuser autant en incluant toute cette richesse (les enfants finissent bien par dormir à un moment, ils pourront toujours faire leurs belotes alcoolisées une fois la nuit tombée).
Ce week-end, la façon dont il est organisé, nommé, assumé, ne leur fait pas honneur. Il ne flatte que leur ego de mâles qui pensent que pour être un homme, un vrai, il faut une bande de potes avec qui on fait griller des saucisses sur le barbecue en commentant le cul de la baby-sitter. Vous avez le droit d'être choquée de l'idée de ce week-end, d'autant plus si à longueur d'année votre compagnon a tendance à être réceptif aux questions de féminisme. Parlez-en sérieusement avec lui. Vous ne remettez pas en cause sa liberté à sortir seul. Vous remettez en cause le fait de le faire de cette manière. Avec lui comme appui, vous devriez pouvoir proposer autre chose, comme une sortie qui inclut les hommes et les femmes qui veulent participer. S'ils ne veulent en voir en vous qu'une énième Yoko Ono, c'est à votre conjoint de se demander s'ils sont des amis de si grande valeur que ça. Bon courage.