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L'Union européenne sera-t-elle la grande gagnante du Brexit? (C'est bien possible)

La Grande-Bretagne est en train de perdre la bataille idéologique et économique contre une Europe qui ne s'est jamais sentie aussi forte.

La Première ministre britannique Theresa May au sommet européen à Bruxelles, le 22 mars 2019. | Emmanuel Dunand / AFP
La Première ministre britannique Theresa May au sommet européen à Bruxelles, le 22 mars 2019. | Emmanuel Dunand / AFP

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Le 21 février 1947. Pour certains spécialistes de l'histoire, cette date marque la fin de la grande puissance britannique. Dans un télégramme, Londres fait savoir à Washington que la Grande-Bretagne ne peut plus se permettre de défendre la Grèce contre l’influence soviétique –et qu’elle se retire également de Turquie, autre pays menacé par les communistes. «C’en est fini des Britanniques», déclare Dean Acheson, qui deviendra bientôt le secrétaire d’État du président américain Harry Truman. C’est ainsi que le flambeau passa de main en main: l’ancien rôle impérial de la Grande-Bretagne reviendrait désormais aux États-Unis, qui deviendraient le principal pouvoir occidental, force dominante et stabilisatrice.

 

 

Cette semaine, qui a vu Theresa May partir discrètement pour Bruxelles afin d’y demander plus de temps pour se tirer de l’inextricable sac de nœuds du Brexit, est sans doute un jalon tout aussi important dans l’histoire du déclin –relatif– de la Grande-Bretagne. En 1947, c’était les États-Unis qui lui avaient succédé sur le trône géopolitique; aujourd’hui, la grande gagnante est clairement l’Union européenne (UE). Pas l’institution en tant que telle –mais une certaine idée de l’Union européenne. Le message est clair comme de l’eau de roche: l’UE se portera comme un charme sans la Grande-Bretagne, mais la Grande-Bretagne ne pourra probablement pas se passer de l’UE. Il n’existe aucun plan de sortie viable, même si de nombreux membres du Parlement britannique aiment à prétendre le contraire. Pendant longtemps, Bruxelles n’a été qu’un épithète; elle est désormais l’épicentre du pouvoir. Game over.

Le Royaume-Uni en pleine crise constitutionnelle

Il pourrait sembler étrange de dire du bien de l’UE à ce stade de son histoire. Depuis sa création en 1992, cette confédération aux contours mal définis souffre de doutes existentiels chroniques; elle est moquée outre-Atlantique, et fait souvent figure de bouc émissaire bien pratique au sein de ses vingt-huit pays membres. Par ailleurs, l’UE –une fois de plus– fait face à des forces populistes d’extrême droite qui menacent de la diviser de nouveau lors des élections européennes du mois de mai prochain.

Mais la débâcle du Brexit a changé la donne. En échouant dans sa tentative de négocier un accord acceptable, Theresa May n’a pas seulement fracturé son gouvernement: elle a redoré le blason de Michel Barnier (négociateur en chef de l’UE) et d’autres bureaucrates européens de premier plan. Ce sont eux qui mènent la danse, à présent. Mardi dernier, Barnier a affirmé que l’UE n’accorderait un report de la date de sortie (fixée au 29 mars) qu’à une condition: le gouvernement du Royaume-Uni devait lui présenter un «plan concret» détaillant l’utilisation qu’il ferait de ce sursis. Il a également laissé entendre que la Grande-Bretagne ferait peut-être bien d’abandonner ses projets de Brexit purement et simplement –en restant dans l’UE.

Le Parlement britannique demeure paralysé face à la résistance de l’UE. Suite à une rare manœuvre parlementaire du président de la Chambre des communes John Bercow, Theresa May pourrait se trouver dans l’incapacité de soumettre son accord de sortie (qui a échoué par deux fois) à un nouveau vote sans le modifier en profondeur. Mais elle sait qu’elle a peu de chances de convaincre Bruxelles de faire les concessions nécessaires à la mise en œuvre de ces modifications. Sa crédibilité s’est donc presque entièrement évanouie, et les Britanniques sont désormais en proie à une «crise constitutionnelle», pour reprendre les mots de l’Avocat général Robert Buckland.

L'Europe attire les partis vers le centre

«Le Parti conservateur et le Parti travailliste sont tous deux profondément divisés», explique Harold James, spécialiste de l’histoire britannique à l’université de Princeton.

Chez les populistes et les nationalistes les plus virulents de l’UE, l’humiliation de la Grande-Bretagne a marqué les esprits: une sortie complète de l’Union est désormais considérée comme une option inimaginable, une dangereuse impasse politique.

Au regard des nombreuses déconvenues accumulées au fil des années, force est d’admettre que Bruxelles vient de remporter une importante victoire.

«La tendance générale, c’est que l’Europe continue d’exercer une attraction magnétique qui attire tous les partis vers le centre, même les plus extrémistes.»

Charles Kupchan, chercheur en relations internationales spécialiste de l’Europe 

Et cette victoire s’inscrit dans une dynamique remarquable: depuis la crise financière grecque –il y a près de dix ans– le centre bruxellois tient bon, contre toute attente, et ce sont les hommes et les femmes politiques rebelles de la périphérie qui se voient contraints d’ajuster leurs approches.

«La tendance générale, c’est que l’Europe continue d’exercer une attraction magnétique qui attire tous les partis vers le centre, même les plus extrémistes», explique Charles Kupchan, spécialiste de l’Europe et chercheur en relations internationales à l’université de Georgetown. «À quoi cela est-il dû? Aux marchés. À l’ordre fondé sur des règles. À l’alliance des influences politiques et géopolitiques. Au sentiment de sécurité. À l’ouverture des frontières.»

L'Europe ne s'était pas sentie aussi forte depuis des années

Et à la viabilité économique. Kupchan (entre autres spécialistes) souligne l’impressionnante transformation de Syriza, parti au pouvoir en Grèce. Depuis la première victoire électorale de Syriza (en 2015), le premier ministre Alexis Tsipras, agitateur de gauche et populiste anti-austérité, est devenu «le premier ministre grec le plus américano-compatible et le plus UE-orienté depuis Costas Simitis, dans les années 1990», résume le journaliste Yiannis Baoulias –mais aussi «le meilleur maître d’œuvre de la rigueur financière européenne depuis le début de la crise grecque». D’autres populistes ont eux aussi renoncé à leurs positions les plus extrêmes. Pendant la campagne des élections générales italiennes de l’an dernier, la Ligue du nord (parti populiste de droite) a laissé entendre qu’elle était prête à quitter l’UE si Bruxelles refusait de renégocier ses politiques fiscales et migratoires. «C’est du passé, désormais», explique Kupchan. «Ce sont les Italiens qui sont sortis perdants du duel Rome-Bruxelles, pas l’UE.»

La Grande-Bretagne, puissance de second ordre particulièrement affaiblie, s’oriente vers le Brexit en chancelant; tout le contraire de l’Europe.

Les élections européennes du mois de mai seront certainement le théâtre d’une lutte sans merci entre les forces libérales pro-UE et les eurosceptiques –mais chez ces derniers, rares sont celles et ceux qui évoquent encore un retrait pur et simple de l’UE. Marine Le Pen, principale figure de la droite française qui appelait ouvertement à une sortie de l’UE pendant la campagne présidentielle de 2017, désirerait aujourd’hui réformer l’union de l’intérieur. Matteo Salvini, premier ministre italien d’extrême droite, a formé une alliance eurosceptique avec Haroslaw Kaczynski, chef du parti polonais au pouvoir –mais cette entité cherche elle aussi à créer un bloc réformiste au sein (et non à l’extérieur) des institutions de Bruxelles.

Charles Powell, directeur du think tank espagnol Real Instituto Elcano, estime que la sortie de la Grande-Bretagne –et la posture (anormalement) ferme et unifiée de Bruxelles pendant ces deux années de négociations avec Londres– laisse entrevoir la naissance d’une nouvelle image: la Grande-Bretagne, puissance de second ordre particulièrement affaiblie, s’oriente vers le Brexit en chancelant; tout le contraire de l’Europe, qui ne s’était pas sentie aussi forte et unie depuis des années.

Le Brexit qui cache les extrémismes

«Maintenant que la Grande-Bretagne est hors course, l’UE a la vie plus facile», explique Powell. L’Europe souffre certes encore de multiples divisions internes –les pays dissidents (Hongrie, Pologne), la fracture nord-sud– mais selon lui, «le Brexit nous a rapprochés, il est désormais potentiellement plus facile de parvenir à un consensus» sur certains sujets délicats comme l’immigration.

Il est vrai que de nombreuses menaces planent sur cette union toujours orageuse. La chancelière allemande Angela Merkel est sur le point de se retirer, et l’avenir politique de son pays est incertain. L’Espagne semble elle aussi s’orienter vers le nationalisme. Si le nouveau Parlement européen confie des portefeuilles à des commissaires de droite, la structure extrêmement centralisée de l’UE pourrait commencer à se fissurer, explique Heather Conley du Center for Strategic and International Studies: «Le Brexit fut un rare moment unificateur –mais à bien des égards, il a également dissimulé tous ces défis.»

Harold James nous met en garde: certes, les eurosceptiques ont intégré le fait «qu’il est complètement contre-productif d’essayer de sortir de l’UE –mais le gouvernement italien et les populistes d’Europe de l’Est ont désormais pour projet d’obtenir une majorité (ou du moins une minorité de blocage conséquente) au Parlement [européen]. Ils n’auront pas assez de sièges pour former un groupe majoritaire, mais ils auront un pouvoir de nuisance». «Les populistes eurosceptiques formeront un quorum important au Parlement», prédit Kupchan. «Ce problème n’est pas près d’être réglé.»

Par ailleurs, comme l’explique Powell, ce n’est pas parce que Royaume-Uni est sur la touche que les rêves d’une plus grande intégration européenne se réaliseront comme par magie. La vision britannique (favorable aux marchés, plutôt hostile à une centralisation bruxelloise renforcée) est partagée par plus d’un pays de l’Union –et notamment par certains de ses membres fondateurs, comme les Pays-Bas. Les Néerlandais ont récemment fait renaître une «Ligue hanséatique» des pays nordiques pour faire contrepoids à l’axe franco-germanique, qui domine à nouveau l’Europe.

La Grande-Bretagne déboussolée

Reste que l’Europe a tenu bon pendant ces années de procédures de divorce conflictuel, et qu’elle semble en être sortie plus forte. Cette situation prouve qu’on ne pense pas l’ «Europe» de la même manière des deux côtés de la Manche. «L’idée centrale selon laquelle l’Europe serait plus qu’un marché est partagée par la plupart des habitantes et habitants d’Europe continentale, et par personne ou presque au Royaume-Uni», résume Powell.

Comment une démarche née du désir chimérique de restaurer sa souveraineté nationale a-t-elle pu s’achever par un abandon presque total de cette souveraineté?

La Grande-Bretagne se comporte toujours de la même manière vis-à-vis de l’Europe depuis le XIXe siècle (au moins): elle s’aligne sur les petits pouvoirs pour faire barrage aux grands (en s’opposant la France napoléonienne, par exemple). Cette approche a presque toujours été couronnée de succès. Mais il n’y a plus que Bruxelles de l’autre côté de la Manche, désormais. Bruxelles a cherché à faire plier Londres. Et Londres a cédé. Comment une démarche née du désir chimérique de restaurer sa souveraineté nationale a-t-elle pu s’achever par un abandon presque total de cette souveraineté? Voilà qui devrait passionner les historiens du futur.

Pour Kupchan, la Grande-Bretagne est comme «un yacht privé de mât et de gouvernail, bloqué sur une mer d’huile. Elle se contente de flotter, sans savoir où aller».

L’UE, elle, sort de cette tempête avec un cap et un destin plus clairs.

 

Cet article a initialement été publié sur le site Foreign Policy.

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