Politique / Société

«Gilets jaunes»: l'exécutif s'est fait avoir une fois, il ne tolérera pas une deuxième

Après le fiasco du maintien de l’ordre sur les Champs-Élysées le 16 mars 2019, le Premier ministre prend des mesures qui marquent un tournant dans l'appréhension de la violence par le gouvernement.

Un «gilet jaune» à Paris, le 16 mars 2019 | Zakaria Abdelkafi / AFP
Un «gilet jaune» à Paris, le 16 mars 2019 | Zakaria Abdelkafi / AFP

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«Qu'on se le dise, le 16 mars restera dans l'histoire du mouvement des gilets jaunes.» Sur Facebook, Éric Drouet avait prévenu par avance. «Le 16, il va se passer ce qu'il va se passer, j'en ai plus rien à foutre»: son compère Maxime Nicolle, alias Fly Rider, était sur la même longueur d'onde.

Les deux figures les plus suivies et les plus médiatiques du mouvement des «gilets jaunes» semblaient assez bien renseignées sur la tournure que risquait de prendre leur dix-huitième rassemblement hebdomadaire, celui qui était baptisé «ultimatum» au gouvernement.

Les services spécialisés, eux aussi, étaient au courant des risques de violences. Les choses se sont passées comme prévu –ou comme redouté.

Le subit regain de violence constaté le 16 mars et l'inaptitude soudaine des forces de l'ordre à l'endiguer, alors même que les techniques de «containment» avaient été adaptées en décembre, après le premier déferlement de casse, soulèvent plusieurs questions.

Ces interrogations sont à la fois d'ordre politique et du domaine technique. Elles concernent en même temps l'autorité politique, la hiérarchie policière, les leaders et le mouvement des «gilets jaunes» lui-même. Sans prétendre à l'exhaustivité, elles méritent d'être recensées et de faire l'objet d'un début d'analyse.

Pain bénit pour les oppositions

Incontestablement, la séquence a fait des dégâts sur le plan politique. L'accumulation des erreurs a été une aubaine pour les oppositions, qui se sont engouffrées dans la brèche ainsi créée.

Du parti Les Républicains à La France insoumise, en passant par le Rassemblement national, les responsables de ces formations ont présenté ce samedi de casse comme étant dans la continuité de tous les précédents, pour inciter l'opinion à penser que le pouvoir ne maîtrise rien depuis quatre mois.

Sans minimiser la situation, la vérité conduit à reconnaître que les destructions à grande échelle se sont produites le 8 décembre et le 16 mars sur les Champs-Élysées. Il s'agit d'une bien maigre consolation pour les commerces concernés.

L'une des vitrines brisées sur les Champs-Élysées lors de l'acte 18 des «gilets jaunes», le 16 mars 2019 | Alain Jocard / AFP

La combinaison d'images montrant le chaos sur l'avenue parisienne et le président de la République parti faire du ski à La Mongie, une station des Pyrénées, n'a pas arrangé les choses. Le contraste a été abondamment exploité sur le terrain de la communication.

Même s'il est évident que le maintien de l'ordre ne relève pas, sur le plan technique, du chef de l'État, il était de fait à craindre que la séquence ne soit retournée contre lui par ses adversaires.

Emmanuel Macron ne pouvait probablement pas imaginer que ce samedi allait tourner au vinaigre alors que, précisément, les forces de l'ordre étaient parvenues globalement à contenir les précédents sur les Champs-Élysées grâce au changement de doctrine de décembre. Mauvaise pioche! Il refait rapidement ses valises pour revenir à Paris dans la soirée, mais le mal était fait.

La première cible des responsables des oppositions politiques a été le ministre de l'Intérieur, accusé par la droite et l'extrême droite de n'avoir pas su gérer la manifestation dévastatrice. Comme par un effet de miroir, quand ces manifestations sont réprimées sévèrement, quand les provocations et les débordements commencent, la gauche de la gauche et l'extrême gauche dénoncent l'usage de la force. «Laxisme» d'un côté, «pouvoir policier» de l'autre.

Actuellement fragilisé par une histoire de présence inappropriée dans une boîte de nuit, Christophe Castaner a quasiment contraint le Premier ministre à un «deuxième intérim», après celui résultant du départ inopiné de Gérard Collomb de la place Beauvau en octobre 2018, comme l'écrit Guillaume Tabard, éditorialiste au Figaro.

Bataille de l'opinion

Au moment de la sortie du grand débat national voulu par Macron –les débats ont débuté le 15 janvier et les réunions locales ont été closes le 15 mars–, les «gilets jaunes», qui ont massivement refusé d'y participer, avaient la volonté de montrer qu'ils occupaient encore le terrain, malgré la décrue quasi continue de la mobilisation dans les manifestations hebdomadaires depuis la rentrée de janvier.

Le but politique était d'assombrir la fin de cette séquence de dialogue à laquelle ils ne croyaient pas et de la faire passer au second plan, afin de prouver qu'elle avait moins d'importance que leurs manifestations répétitives. De ce point de vue, ils ont plutôt atteint leur objectif en terme de communication.

En revanche, ils sont assez loin du compte en ce qui concerne la perception qu'a l'opinion de leur mobilisation et des dérives violentes dont elle fait maintenant l'objet. Si le mouvement suscite encore l'adhésion d'une personne sur deux (24% pour le soutien et 29% pour la sympathie) selon un sondage de l'institut Elabe, contre sept personnes sur dix au début de la contestation (47% de soutien, 26% de sympathie), l'opinion note à 70% que les manifestations actuelles sont éloignée des revendications initiales.

Toujours d'après Elabe, 84% des personnes interrogées condamnent la violence (15% ont une opinion inverse) et 70% ne la comprennent pas (28% ont un jugement opposé) –des chiffres qui ne peuvent pas échapper aux radars du pouvoir.

Dysfonctionnements techniques

Techniquement, le maintien de l'ordre mérite d'être examiné sous différents aspects. Même si l'interrogation peut avoir un caractère cynique au premier abord, la hiérarchie policière s'interroge régulièrement sur la limite de désordre acceptable pour une société, en ayant en permanence en tête la priorité de la protection des personnes et des biens: une intervention trop rapide, trop brutale, mal adaptée peut-elle aboutir au résultat inverse à celui recherché et provoquer une aggravation de la situation?

De l'avis d'un spécialiste de la question, trois éléments préventifs doivent être mis en place en amont pour s'assurer d'avoir les meilleures cartes en main: une bonne qualité de renseignement pour jauger, une possibilité d'entrave pour anticiper et un alignement des positions au sommet (Élysée, Matignon, Beauvau) pour avoir une unité de vue de la gestion politique. En l'espèce, ces trois facteurs ont fonctionné inégalement.

Côté renseignement, les informations dont disposait les autorités policières étaient les bonnes; côté politique, les trois institutions étaient en ligne, si l'on en croit les informations recueillies. D'où, probablement, le choix serein de Macron de s'éloigner de Paris pour un break, après les différents débats auxquels il avait participé.

Le troisième paramètre, l'entrave, qui consiste a empêcher des individus connus des services de se rendre sur les lieux de manifestation, n'a pas pu être actionné. La raison est simple: l'impossibilité d'avoir recours à la loi dite anti-casseurs ouvrant cette voie, car elle n'était pas effective.

Les forces de l'ordre face à une marée de pavés, le 16 mars 2019 sur les Champs-Élysées | Zakaria Abdelkafi / AFP

Si une partie du plan de maintien de l'ordre –empêcher la connexion avec la manifestation pour le climat qui, elle, s'est déroulée pacifiquement dans un autre secteur de la capitale– a été atteint, la protection des Champs-Élysées a en revanche été un fiasco complet. «C'était une catastrophe», confie un connaisseur de la chaîne de décision.

Dès le lendemain, le Premier ministre a reconnu des «dysfonctionnements» dans le dispositif de sécurité mis en place. Il y a d'abord eu une lenteur inhabituelle dans la remontée des informations jusqu'à la préfecture de police, qui est le maître d'œuvre de l'application du maintien de l'ordre, et des anomalies dans le temps de réaction sur le terrain.

Contexte éclairant

Une contextualisation est nécessaire pour tenter de comprendre ce qui s'est passé. Le point cardinal mis en avant par des spécialistes est la place de la préfecture de police de Paris, un «État dans l'État». Une position qui, par une défense scrupuleuse de son autonomie, lui permettrait de s'affranchir en partie des orientations et des consignes du ministère de l'Intérieur. Dans le cas d'espèce, la préfecture aurait pris appui, dans son analyse, sur le fait que les samedis précédents s'étaient plutôt bien déroulés.

La pression exercée par le Défenseur des droits Jacques Toubon sur l'utilisation des LBD (lanceur de balles de défense), qui ont provoqué des mutilations recensées par le journaliste David Dufresne, a également eu des répercussions internes. D'autant que des institutions internationales comme le Conseil de l'Europe ou le Haut-commissariat aux droits de l'homme de l'ONU, ici et , avaient fait des observations allant dans le même sens.

Il faut enfin ajouter que cinquante députées et députés du groupe La République en marche s'étaient abstenus le 5 février, pour la première fois depuis le début de la législature, lors du vote sur la proposition de loi anti-casseurs.

Il y avait donc là un faisceau d'éléments qui allaient dans le même sens, un alliage qui avait peut-être de quoi faire naître dans la hiérarchie policière une sorte de «réflexe Grimaud», du nom du préfet de police de Paris pendant les événements de Mai 68 qui fit tout son possible pour éviter que le sang ne coule.

De fait, l'une des décisions prises a conduit les forces de l'ordre à utiliser le 16 mars des cartouches de LBD qui n'avaient plus une portée de quarante mètres mais de neuf mètres, selon une information officielle.

Privés de stratégie, privés d'ordres cohérents, privés des moyens habituels de défense permettant d'éviter le contact, les fonctionnaires de police et les militaires de la gendarmerie ont été dépassés par des groupes violents organisés en black blocs.

Qui plus est, ces groupes bien organisés –des vidéos reprises sur les réseaux sociaux l'ont clairement montré– ont bénéficié au mieux de la bienveillance passive de «gilets jaunes», au pire de leur complicité active, quand eux-mêmes ne mettaient pas la main à la pâte.

Changement de braquet

En amont d'une nouvelle démonstration hebdomadaire le 23 mars, l'exécutif a pris les devants, en déployant une panoplie politique et technico-administrative. Le préfet de police de Paris Michel Delpuech, qui devait prendre sa retraite cette année, a été limogé et remplacé par le préfet de la région Nouvelle-Aquitaine, Didier Lallement. Son directeur de cabinet, Pierre Gaudin, et Frédéric Dupuch, patron de la Direction de la sécurité de proximité de l'agglomération parisienne (DSPAP), ont également été congédiés.

Le Premier ministre a en outre annoncé la création de brigades anti-casseurs, la possibilité de prendre des arrêtés d'interdiction de manifester dans certains périmètres, l'utilisation de drones, de produits marquants et de moyens vidéos, l'augmentation des amendes pour participation à un rassemblement interdit et l'ouverture de poursuites contre les «personnalités» qui appellent –implicitement ou explicitement– à la violence.

Conférence de presse d'Édouard Philippe, entouré de la ministre de la Justice Nicole Belloubet et du ministre de l'Intérieur Christophe Castaner, le 18 mars 2019 à Matignon | Bertrand Guay / AFP

Ce samedi, les militaires de la force Sentinelle auront pour mission de protéger certains bâtiments publics, afin de libérer les forces de l'ordre qui y sont affectées. Cette dernière mesure a provoqué une levée de boucliers de toutes les oppositions.

À l'évidence, l'exécutif a décidé de changer de braquet. Après avoir misé sur la décrue continue de la mobilisation intervenue après l'annonce des mesures sociales qui répondaient aux revendications de pouvoir d'achat du mouvement, il est contraint de constater que quelques dizaines de milliers de personnes ne veulent pas lâcher le terrain, pour des raisons qui semblent n'avoir plus grand-chose à voir avec les motifs initiaux de la contestation.

La batterie de mesures avancées par l'exécutif constitue un message politique de fermeté adressé tant aux «gilets jaunes» qu'aux oppositions. «Jusqu’à présent, nous avons voulu faire très attention et nous voulons toujours faire très attention aux débordements, aux accidents à la sécurité des personnes, mais nous constatons que le déchaînement de violence justifie une réponse ferme. Je l’assume», a ainsi déclaré Édouard Philippe. Tout le monde est prévenu, jusque dans les conséquences.

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