Culture

1999, année mythique du cinéma américain

«Matrix», «Fight Club», «Eyes Wide Shut», «Sixième Sens»... Fleurons d’une exceptionnelle année, ces films américains exprimaient brillamment les angoisses de la fin de siècle.

Scène finale de «Fight Club» | Capture d'écran via <a href="https://www.youtube.com/watch?v=VC6Z_kdQoHw">YouTube</a>
Scène finale de «Fight Club» | Capture d'écran via YouTube

Temps de lecture: 6 minutes

Quel est donc le point commun entre Matrix de Lana et Lilly Wachowski, Fight Club de David Fincher, Eyes Wide Shut de Stanley Kubrick, Sixième sens de M. Night Shyamalan ou Dans la peau de John Malkovich de Spike Jonze? Sortis en 1999 aux États-Unis, il y a pile vingt ans, ces films inoubliables aux scénarios étrangement similaires traitaient tous d'apparences trompeuses.

«Le plus marquant cette année-là fut l'abondance de films qui prennent au piège de leur narration: ils semblent raconter quelque chose mais racontent finalement autre chose, explique Rafik Djoumi, journaliste spécialiste d'Hollywood qui écrivait en 1999 à Mad Movies. Sixième Sens est littéralement conçu pour être retourné dans sa scène finale et être revu avec une information qui change le sens de l'intrigue. Fight Club fonctionne aussi sur un twist. Matrix nous explique que ce que l'on voit n'est pas le réel car on est piégé par nos a priori. Et Eyes Wide Shut est le dernier film d'un cinéaste majeur qui nous dit de nous méfier de nos fantasmes.»

Aveuglement généralisé

Si les pièges scénaristiques ne constituent pas un phénomène nouveau (L'Échelle de Jacob en 1990 ou Usual Suspects en 1995 étaient déjà construits sur des twists), ces longs-métrages de 1999 mettent tous en scène des personnages ouvertement poussés à modifier le regard qu'ils portent sur la réalité. Un dialogue de Matrix parle de la matrice comme du «monde qu'ils ont mis devant tes yeux pour te cacher la vérité» et Morpheus dit de Neo (Keanu Reeves) que ses «yeux n'avaient jamais servi».

Cette idée d'aveuglement est également centrale dans Eyes Wide Shut, dont le titre indique que le héros Bill Harford (Tom Cruise) a «les yeux grand fermés». La première réplique du film est ainsi «Chérie, as-tu vu mon portefeuille?» et ce médecin new-yorkais découvrira au fil du récit des désirs et rituels secrets dont il n'avait jamais soupçonné l'existence. L'humiliation qu'il subit après son intrusion dans une orgie s'avérera d'ailleurs être une mascarade, son ami Victor avouant que la sanction était du «fake» et qu'«il n'existait pas de second mot de passe». De même, dans Matrix, «la cuillère n'existe pas» («there is no spoon»).

 

 

Ouvrir les yeux

Fight Club montre aussi un employé de bureau (Edward Norton) à la vision faussée qui ne réalise pas qu'il est en train de s'inventer un double anarchiste (Brad Pitt). La voix off affirme qu'«avec l'insomnie, rien n'est réel, tout est la copie d'une copie d'une copie» et le narrateur prendra très tardivement conscience de ses hallucinations et de sa schizophrénie. L'ultime dialogue adressé par Norton à Pitt sera ainsi «Mes yeux sont ouverts».

Sixième Sens, dont la réplique la plus emblématique est «I see dead people» («je vois des gens qui sont morts») suit de son côté un pédopsychiatre (Bruce Willis) qui ignore qu'il est lui-même mort. Sa découverte finale de la vérité sonnera comme un réveil tragique. «L'important est que nous soyons réveillés», concluait Nicole Kidman dans Eyes Wide Shut. Sortir du sommeil et de l'illusion pour mieux prendre son destin en main, c'est aussi ce à quoi invitait la fin de Matrix où Neo s'adresse au spectateur avant que ne retentisse le morceau «Wake Up» de Rage Against The Machine.

 

 

L'Amérique troublée

Pourquoi ce thème du réveil et de la gueule de bois est-il si présent? «Pour comprendre ces films de 1999, il faut remonter toute la décennie, estime Linda Belhadj, critique de cinéma et autrice du livre Le thriller érotique. Aux États-Unis, les années 1990 furent celles de la désillusion, c'était la fin de la fête. Il y a eu beaucoup de thrillers paranoïaques, comme dans les années 1970. L'Affaire Pélican, Strange Days, Complots, Les Pleins pouvoirs ou Ennemi d'État ne faisaient que parler d'aliénation urbaine et de défiance envers les autorités. La société américaine fut aussi très troublée par l'affaire O.J. Simpson puis par les accusations de viol émises par Juanita Broaddrick contre le président Bill Clinton, qui refont surface fin 1998. On l'oublie aujourd'hui mais les années Clinton ont été une grosse déception pour beaucoup de Démocrates.»

Dans ce sombre climat politique, 1999 présente selon Linda Belhadj une spécificité cinématographique. «Avec le retour de Kubrick et l'explosion des Wachowski, on revenait en quelques sorte aux réalisateurs-rois qui ont une vision d'auteur. Leurs films sont venus mettre les pieds dans le plat comme si, avec la peur du bug de l'an 2000, il y avait un sursaut et une envie encore plus explicite d'exprimer la paranoïa».

Des visions d'auteurs qui s'avèrent reliées par une même noirceur. «Dans Eyes Wide Shut, il n'y a plus aucune confiance dans le couple; ni dans les élites, qui forment une société secrète sectaire. Matrix raconte que chaque individu est manipulé et qu'il faut choisir entre telle et telle pilule pour décider de rester aliéné ou non; le traître Cypher veut ainsi être remis dans la matrice, il préfère l'endormissement. Dans Fight Club, c'est carrément la fin du monde, les travailleurs sont tellement dépressifs qu'il vaut mieux tout laisser s'écrouler et tout recommencer.»

 

 

Arrivée d'internet et public consentant

Cette dernière année du siècle, qui devait à Hollywood être celle de Star Wars épisode I: La Menace fantôme, aura donc vu les cinéphiles privilégier à la place des films explorant la notion de simulacre. «Pour que ces œuvres aient pu être appréciées, il fallait que le public de 1999 soit prêt et accepte l'idée de se faire avoir, affirme Rafik Djoumi. Ces films ne cessent de dire au spectateur qu'il n'est plus dupe et que les outils avec lesquels on lui raconte le monde sont propres à la manipulation.»

Pourquoi une telle évolution du public? «Le changement majeur à cette époque est l'arrivée massive d'internet. Avec le web se répand l'idée que notre représentation de la société ne peut plus seulement se limiter au physique. Car internet est une représentation du monde dont on est conscient qu'il s'agit d'une représentation. Les gens devinrent en 1999 très sensibles à ce thème. Même un succès comme Dans la peau de John Malkovich ne fait que jouer sur les conventions du récit en s'amusant avec nos représentations de spectateurs. Le jeu était consentant.»

Moment de bascule

Rafik Djoumi constate donc cette année-là un changement, autant esthétique qu'intellectuel, dans la façon dont films et public communiquent. «1999 c'est aussi le succès phénoménal du Projet Blair Witch, qui s'appuie sur le concept de “faux vrai”. American Beauty parle exclusivement de fantasmes, Bowfinger est une comédie sur la manipulation d'images et Galaxy Quest une comédie sur la fiction. Et dans Révélations de Michael Mann, il y a une séquence marquante –dans un restaurant japonais– qui brise la règle des 180 degrés (selon laquelle la caméra doit rester en champ-contrechamp du même côté afin que les personnages ne changent pas de place dans le cadre). C'est un vrai moment de bascule, visuel et physique, où l'on demande au spectateur de ne plus penser comme il pensait dans la première partie.»

Cette sensation de basculement sublimée en 1999 par le septième art aura marqué toute une génération de spectateurs et de spectatrices. «Je suis fascinée par la scène d'Eyes Wide Shut où Tom Cruise, le visage déboussolé, comprend que le loueur de costumes prostitue effectivement sa fille, avance Linda Belhadj. Cet effondrement des certitudes parcourt aussi Matrix et Sixième Sens – la découverte du monde de la mort offre une vision différente de l'existence. Le Brad Pitt bodybuildé de Fight Club, qui rappelle la beauté plastique des corps d'Eyes Wide Shut, incarne le monde des apparences. Mais quand ce mirage du pouvoir protecteur s'écroule, on réalise qu'il n'y a rien derrière. L'arrivée de l'an 2000 était finalement la promesse d'un trou noir pas forcément négatif; c'était un plongeon plutôt salutaire dans l'inconnu tant les années 1990 furent désenchantées.»

 

 

Un doute qui se prolonge

Une fois passé le cap de l'an 2000, ces films ont alors continué à produire des effets concrets. «L'incrédulité et la défiance du public au lendemain du 11 septembre 2001 ont en partie été motivées par ce qu'il s'était passé dans les esprits avec toutes ces mises en garde contre le système de représentation, poursuit Rafik Djoumi. Si internet a été un tel réservoir de refus de la théorie officielle puis de contestation de la guerre d'Irak en 2003, c'est aussi que ces fictions cinématographiques avaient allumé la mèche. Les gens commençaient à douter de ce qu'on leur racontait. Il s'était vraiment passé en 1999 quelque chose de spécial dans notre façon de nous représenter le monde.»

Un âge d'or cinématographique?

Mentionnant eux-mêmes des œuvres célèbres (Matrix montre une couverture de Simulacres et simulation de Jean Baudrillard et cite Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll ou Le Magicien d'Oz de Victor Fleming, deux références aussi présentes dans Eyes Wide Shut), ces films de 1999 qui invitaient à passer de l'autre côté du miroir constituent encore aujourd'hui des modèles de fictions audacieuses, à l'intacte dimension culturelle et sociétale.

Le cinéma américain a-t-il su retrouver dans les vingt années suivantes une inspiration semblable? «On était à un moment charnière, à la fois technologique et artistique, conclut Rafik Djoumi. C'était aussi le début du téléchargement des films sur internet, qui a redistribué les cartes à Hollywood. Un bras de fer opposait les dirigeants de studios qui voulaient maintenir une politique de création de films originaux aux dirigeants dont le projet était de mettre la main sur les franchises. La dématérialisation était en cours et les studios n'allaient pas survivre à la numérisation en produisant uniquement du DVD et de la pellicule 35.»

Quelles furent finalement les conséquences de ce bras de fer? «La manche a été remportée par les partisans de la maîtrise absolue du copyright. Aujourd'hui, Disney a la mainmise absolue sur tout ce qui porte la marque Marvel dans le monde et sa fortune est assurée par le fait de produire perpétuellement du Marvel. C'est une vision différente de celle qu'avaient d'autres dirigeants de studios à la fin des années 1990.»

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