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Comment «Ma vie sur la route» de Gloria Steinem peut peser sur les vôtres

Le livre de Gloria Steinem est une ode à la parole en public et à l’écoute.

Gloria Steinem à New York le 4 juillet 2005 | Brad Barket / Getty images North America / AFP
Gloria Steinem à New York le 4 juillet 2005 | Brad Barket / Getty images North America / AFP

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Mercredi 13 mars, dans Libération, la romancière Annie Ernaux écrit, à propos de la polémique sur le hijab de course de Decathlon (retiré in extremis par l’entreprise après un afflux de critiques) qu’elle regrette qu’on ait si peu donné la parole aux femmes qui portent le voile durant cet épisode. Elle ajoute: «Qui suis-je pour obliger d’autres femmes à se libérer sans délai de la domination masculine?». Elle nous enjoint, finalement, à écouter. C’est cette attitude-là, cette tournure d’esprit et de coeur qui est également au centre du dernier livre de Gloria Steinem, Ma vie sur la route.

Gloria Steinem est journaliste, écrivaine, mais elle a aussi été conférencière. Elle a sillonné les États-Unis pour porter une parole politique. Dans des universités, des librairies, des théâtres, des sous-sols d’établissements scolaires, des centres sociaux, des bourses du travail, des cinémas de banlieue, des gymnases de lycée, et même une ou deux fois dans un stade de football.

Elle a parlé, mais elle a surtout beaucoup écouté. Et les deux sont d'ailleurs liés, dit-elle:

«Si on veut être écouté, il faut écouter.
Si on espère que les autres vont changer leur façon de vivre, il faut savoir comment ils vivent.
Si on veut être vu, il faut regarder les gens dans les yeux.»

Et quand on écoute les gens, quand on se parle vraiment, il se produit quelque chose. «Un champ magnétique» traverse la salle, dit l’écrivaine: «Quand quelqu’un dans l’assistance pose une question et qu’on lui répond à l’autre bout de la salle, je sais que ça fonctionne».

Gloria Steinem est une sorte de sage-femme du débat, qui pratique la maïeutique du verbe et de l’action.

Le poids de la parole

Ces moments de communion avec le public créent parfois un éléctrochoc. Comme lors d’une conférence à la Texas Woman’s University, en 1972. La TWU est alors connue pour deux spécialités: les «sciences domestiques», des études qui préparent au mariage ou aux emplois ménagers, et sa formation d’infirmière. En plus de ces cours qui enferment les femmes dans une vision d’éternelle femme au foyer, de nombreuses agressions sexuelles ont lieu sur le campus. Et au lieu de réagir en chassant les harceleurs, la direction de l’établissement a instauré... un couvre-feu pour les femmes, qui se voient privées de sortie. Margaret Sloane et Gloria Steinem se lancent alors dans un discours, sans tabou, avec humour. «Un piédestal est une prison comme n’importe quel espace réduit», énonce Gloria Steinem, se souvenant des mots d’une de ses consoeurs de lutte noire. Des rires et des cris surgissent dans la salle. Des silences parfois en disent long. Des applaudissements éclatent.

Capture écran d'un article du Denton Record Chronicle consacré à l'intervention de Gloria Steinem en 1972 | via Newspaper.com

Trente-cinq ans plus tard, Gloria Steinem revient sur les lieux de l’université, pour faire campagne pour Hillary Clinton aux primaires de 2008. L’établissement a bien sûr énormément changé. On y apprend désormais l’histoire du féminisme, dans des cours appelés «Women’s studies» qui n’ont plus rien à voir avec les leçons de chiffon. Gloria Steinem essaie dans une discussion animée d’inciter les électeurs et électrices à voter. Après les débats, une femme s’approche d’elle: elle étudiait ici, au moment où le duo de militantes a secoué les amphis. Elle lui raconte l’éléctrochoc qu’a été leur intervention, qui a entraîné une année de militantisme intense. Et elle lui apprend que la direction a fini par céder aux demandes des étudiantes.

Les groupes de parole ont toujours joué un grand rôle dans l’action féministe. D’abord, parce qu’ils cassent l’isolement dans lequel sont plongées les victimes. Ensuite, parce qu’ils permettent de se sentir plus forte et de prendre conscience de la gravité des faits en mettant des mots dessus. C’était la même chose dans l’affaire de la Ligue du LOL. Ce sont des collectifs féministes qui ont aidé à faire émerger l’affaire. C’est parce que les victimes ont parlé ensemble que tout a fini par éclater.

C’est pour cela qu’on se méfie des réunions en «non-mixité». Les rassemblements, les groupes de parole sont subversifs. Chaque changement politique majeur dans l’histoire de l’humanité a été précédé de rassemblements. Dans le sud de l’Afrique, chez les Amérindiens, ou au sein des mouvements féministes, les groupes de parole ont été des modes d’action à part entière. C’est une forme de résistance non-violente, popularisée par Ghandi, et que Ghandi a appris lui-même des féministes indiennes et des suffragettes.

Un bon livre nous transforme

Rien ne remplace la rencontre en chair et en os. Les réseaux sociaux ont une force immense qu’ils ont prouvée avec les nombreux hashtags comme #MeToo et #BalanceTonPorc. Mais «internet ne suffit pas», nous dit Gloria Steinem. Car les gens réunis dans un même espace se comprennent mieux. L’empathie est aussi plus forte lorsque l’on peut lire sur le visage de l’autre et dans sa voix ses émotions. «Les coordinateurs du mouvement des droits civiques s’appuyaient sur un réseau de paroisses noires, pas uniquement sur le téléphone et les ronéos», argumente l’écrivaine.

Un bon livre, je trouve, c’est un livre qui transforme notre façon de penser, voire même notre façon d’agir.

Un bon livre, je trouve, c’est un livre qui transforme notre façon de penser, voire même notre façon d’agir. J’ai lu Ma vie sur la route il y a peu de temps, et pourtant, j’ai déjà constaté qu’il influait sur ma vie, sur ma manière de faire. J’ai donné une conférence dans un amphithéâtre à Sciences-Po Lyon début février, et je me suis efforcée, plus que jamais, de regarder chaque personne dans les yeux. D’être vraiment à l’écoute du public.

Ma vie sur la route est bien plus qu’une sorte de piqûre de rappel pour nous dire que l’écoute est importante. Mais s’il n’était que cela, ce serait déjà beaucoup.

Retrouvez le premier épisode de notre podcast Le Deuxième texte, dans lequel Aude Lorriaux, Marie Kirschen et Nassira El Moaddem discutent notamment de l'ouvrage de Gloria Steinem:

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