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Instagram et les dysmorphophobiques, c'est «je t'aime moi non plus»

Le réseau social peut aggraver les troubles de l’apparence ou favoriser leur guérison.

Le mouvement «body positive», créé par des féministes, aurait été dévié de son sens premier. | Geralt via <a href="https://pixabay.com/fr/photos/smartphone-face-femme-yeux-vue-1445448/">Pixabay</a>
Le mouvement «body positive», créé par des féministes, aurait été dévié de son sens premier. | Geralt via Pixabay

Temps de lecture: 8 minutes

«Je sais qu’Instagram c’est cool et j’ai l’air de montrer que ça va, mais c’est souvent une énorme source de triggers [éléments susceptibles de heurter la sensibilité] En octobre 2018, la chanteuse Cœur de Pirate a révélé comment le réseau social agissait comme un amplificateur de son trouble dysmorphophobique.

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

Self-care PSA : j’en parle pas souvent mais mon BDD est bad des fois (body dysmorphic disorder) tellement que mes vêtements m’étouffent/ je sors pas de chez moi. On a beaucoup parlé de santé mentale ces temps-ci et je sais que je suis pas toute seule là dedans. Je sais qu’Instagram c’est cool et j’ai l’air de montrer que ça va mais c’est souvent une énorme source de triggers, et ce surtout parceque je ne contrôle pas tout le temps ce qui m’est présenté. Donc, si vous êtes comme moi, c’est important de se déconnecter du média qui pose problème et de se ressourcer pour se préserver. If something is triggering for you, know your limits and take care of yourselves.

Une publication partagée par Coeur De Pirate (@beatricepirate) le

 

Un réseau social nocif pour l’estime de soi?

La dysmorphophobie est un trouble psychologique qui crée une préoccupation obsessionnelle sur des parties de son corps que la personne qui en souffre considère comme des défauts. En général, le cerveau va trouver ces parties plus grosses qu’elles ne le sont vraiment –une déformation du regard qui peut atteindre des extrêmes. Auto-mutilation, comportements sociaux destructeurs, impression d’être monstrueuse ou monstrueux... ce trouble engendre de multiples séquelles, physiques et mentales.

«Concrètement, se regarder dans un miroir devient très compliqué», explique Auréline, ex-dysmorphophobique de 24 ans. Amélie Rousseau, professeure de psychologie, estime que le trouble toucherait 1 à 2,4% de la population, garçons comme filles.

Or Instagram est justement la plateforme par excellence sur laquelle des influenceuses nourrissent le fil de corps irréels. Ce réseau social de l’image peut aisément faire plonger les dysmorphophobiques un peu plus dans leur mal-être.

La page @fentysbeauties regroupe les photos de «beautées» Instagram. | Capture d'écran via Instagram

Selon la Royal Society for Public Health, c’est même le réseau social qui a la plus forte propension à générer de l’anxiété et de la dépréciation de soi chez les jeunes.

Tout d’abord parce que ses membres s’attèlent dans leurs posts à prouver que leurs vies sont parfaites. «Instagram c’est un réseau social très visuel, basé sur a construction d'un profil en ligne qui est “vendeur” de soi. Il exerce une forte pression à se montrer désirable», résume Rachel Rodgers, docteure en psychologie et professeure associée à l'université Northeastern de Boston. Résultat, «les photos d’Instagram disséminent un idéal corporel inatteignable», explique-t-elle. Ces clichés incitent les jeunes à se rapprocher d'un modèle illusoire en modifiant leurs photos.

Un cercle vicieux notamment encouragé et favorisé par les filtres juxtaposables sur les images. Ces derniers lissent la peau, rétrécissent le nez ou encore pulpent les lèvres. Dans cette course à la perfection, certaines et certains n’hésitent plus à pousser cette pratique très loin. Le docteur Escho, chirurgien esthétique à la clinique Escho de Newcastle (Royaume-Uni), affirme qu’à cause d’Instagram et de Snapchat, le nombre de femmes qui demandent à ressembler à «la version améliorée d’elles-mêmes» a augmenté

Pour Anne Fortin, psychologue spécialisée dans les troubles du comportement alimentaire (TCA), le modèle qu’Instagram donne à voir joue un rôle d’autant plus nocif pour les dysmorphophobiques qui sont déjà en proie à une quête constante de perfection. «Quand les images retouchées par les filtres disparaissent, on subit un important décalage entre le virtuel et le réel […] et c’est ça qui cause encore plus de problèmes», déplore-t-elle.
 

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

Booty pop I was scrolling through my old photos and came across these photos where I was trying to take one of those sandy bum pics I posted the right one back in January, but the left is the reality behind that photo ☺️ I still sometimes get a slight pang of sadness and jealousy when I see all the big beautiful bums on instagram and wish I could magically have what they have. Because sometimes I feel like all my booty gains are gone when I take photos where it looks smaller, but then I remember that I shouldn't compare my body to theirs. I have a great booty and so do they! It's all about posing/angles and nobody looks like that all the time. There's nothing wrong with posting a good photo of your booty, you should post it if you feel like it! Just remember that when you're scrolling through social media and see all the posed bums that you too have a great bum and that nobody looks like that 24/7 ☺️ It seems like big butts are the thing that so many people want currently. But remember that you don't need a big booty to be beautiful. All butts are good butts ☺️ All of our bodies are different and you don't need a specific body type to fit into what society defines as beautiful!! It's stressful and so messed up that body parts and types are going in and out of style- before it was being really thin, now it's having a big booty. That shouldn't be a thing. It causes so much stress and self hate to people who do not have these things. I know it's hard but instead of trying to obtain these things, love how you look now. Not how you'll look if you loose X amount of weight or get a bigger booty. Because trust me when you get to those things you'll just want something more. Be comfortable in your own skin no matter what angle, posed or unposed, and you'll radiate beauty! ------------------------------------------ . . . #bopowarrior #bootypop #allbodiesaregoodbodies #bootyfordays #bootybuilding #instagramvsreallife #beforeafter #selfconfidence #youareyou #dontchange #acceptyourself #bodypositive #lawofattraction #everyoneisbeautiful #selflove #bepresent #findyourself #dontcare #cellulite #effyourbeautystandards

Une publication partagée par Sara Puhto (@saggysara) le

Ce décalage n’est pourtant pas toujours perçu par les membres d’Instagram qui ressentent entre eux une grande proximité. «Il y a dix ans, nous étions influencés par les célébrités dans les magazines, des personnalités lointaines. Aujourd’hui, n’importe qui peut montrer sa vie sur Instagram, en s’assurant qu’elle soit parfaite», explique Elyane, coach en alimentation intuitive qui enseigne la réconciliation avec son corps. Elle ajoute: «Sur Instagram, les gens paraissent plus proches de nous. On finit par se demander pourquoi ils ont cette vie et pas nous.»

 

 

Ce sentiment de proximité entraîne et exacerbe la comparaison. Rachel Rodgers explique que, selon des études sur l'image du corps, «les processus de comparaison sont l'effet de l'exposition aux images idéalisées du corps». Ce phénomène de comparaison, principalement néfaste, agit comme un effet secondaire pour la majorité des membres d’Instagram, avec des conséquences parfois dramatiques. «Ces comparaisons induisent de l'insatisfaction corporelle et peuvent encourager des comportements délétères pour la santé dans le but de changer d'apparence», parmi lesquels des TCA, explique la docteure en psychologie. La boucle est bouclée.

Mathilde, ex-anorexique et dysmorphophobique, peut témoigner de cet effet de comparaison au sein de sa communauté. Chaque jour des utilisatrices lui confient qu’elles en souffrent. «Beaucoup me disent “j’ai vu cette fille, elle est super belle”… Elles ont peur de ne pas lui ressembler, de ne pas être à la hauteur», explique-t-elle. Anne Fortin va dans le même sens. Pour elle, si le réseau social ne crée pas la dysmorphophobie, il l’amplifie. «Si ceux qui souffrent d’un trouble de l’image utilisent un réseau social fondé sur l’image, leurs difficultés vont forcément s’intensifier», regrette la psychologue.

Bien choisir à quels comptes s'abonner 

Il y a quelques années, Auréline (@macsimse) avait l’habitude de suivre des influenceuses, des «femmes parfaites». «Je me suis rendue compte que ça me poussait à me faire du mal», confie-t-elle. Si la jeune femme persiste malgré tout à utiliser le réseau social, c’est qu’elle a réussi à créer un Instagram à son image, en supprimant les comptes qui la blessaient. Elle les a remplacés par des comptes «body-positive» ou «fat-positive», entre autres.

 

Il est donc concevable d’échapper, dans la mesure du possible, aux effets dévastateurs du réseau social. C’est pourquoi Elyane n’interdit pas Instagram à ses patientes. Elle les conseille plutôt sur son utilisation et leur propose des comptes à suivre. L'objectif est «qu’elles aient une diversité de corps disponibles sur Instagram», explique-t-elle. Dans notre société, les médias et les publicités diffusent en majorité un idéal corporel de femmes minces. Notre regard est ainsi conditionné à n’aimer que ce genre de corps et à ne pas trouver beau un physique qui ne répondrait pas à ces normes. Rééduquer l'œil à voir différents types de corps permet de les apprécier davantage et donc d’accepter le sien.

Comme Auréline, Mathilde a aussi adapté son utilisation de la plateforme. Aujourd’hui elle affirme suivre surtout des comptes qui défendent l’acceptation de soi et non plus des comptes de filles anorexiques. «J’ai voulu changer de bulle», se justifie-t-elle. Une bulle qui se développe facilement sur les réseaux sociaux et se mue en cercle vicieux, selon Anne Fortin. Faire face à des femmes aux corps idéalisés ou à des personnes atteintes par la même maladie que soi sur Instagram empêche les dysmorphophobiques d’oublier leurs troubles. Pire: cela les accentue. Phénomène encouragé par les algorithmes de la plateforme qui mettent en avant des photos similaires à ce que chaque membre regarde.

Trouver sa communauté pour guérir

Pour Mathilde et Elyane, sortir de cette bulle signe une première étape. Pour les aider, il existe sur le réseau social des milliers de communautés diverses. Elles permettent à tout le monde d’y trouver sa place. Les profils se ressemblent, se suivent mutuellement et débattent. Ils font virtuellement connaissance et forment des sphères de soutiens essentielles pour les personnes atteintes de TCA ou de dysmorphophobie. Les internautes partagent leurs bons et mauvais jours et surtout, racontent leurs avancées vis-à-vis de la maladie. Les néophytes s’identifient et se sentent compris.

«J’ai vraiment vécu mes troubles du comportement seule, je me croyais folle. Sur Instagram, cette solitude a disparu.» 

Elyane, coach en alimentation intuitive

C’est le cas d’Elyane: «J’ai vraiment vécu mes troubles du comportement seule, je me croyais folle. Sur Instagram, cette solitude a disparu.» Dans ce cas, la proximité avec les internautes devient une force. La plateforme agit comme une thérapie complémentaire. Mathilde affirme par exemple que le réseau social l’a aidée à guérir. «Il m’a permis de voir que des gens avaient évolué, que c’était possible de s’en sortir», confie-t-elle.

Le mouvement body-positive, qui défend l’acceptation et l’appréciation de tous les corps, aide aussi les dysmorphophobiques à aller mieux. Aujourd’hui, le hashtag #bodypositive regroupe pas loin de neuf millions de publications sur Instagram. Il vient contrecarrer l’injonction à la perfection du réseau social avec des discours d’acceptation de soi, illustrés par des photos de corps moins hétérogènes.

Mathilde (@mathilde_littlediary), anciennement complexée par son ventre en est aujourd’hui une adepte. «Il arrive que sur une photo, mon ventre ne me plaise pas, mais je me dis “c’est aussi ça la vie” et je la poste quand même», explique-t-elle avant d’ajouter: «Moi ça me fait du bien de montrer mon ventre et de le dire. Je sais que ça peut aussi faire du bien aux autres.»

Capture d'écran via Instagram

Pour Anne Fortin, le mouvement body-positive qui se développe sur Instagram est peut-être le seul qui pourrait avoir un effet positif sur les dysmophobiques. «Montrer qu’il y a des imperfections et que l’on peut les exposer, il y a là une question de réalité qui peut leur faire du bien.»

 

Mais il y a un mais. Depuis quelques années, le mouvement body-positive a perdu de son sens premier. Féministe et militant, il se battait à l'origine pour une meilleure représentation et acceptation des différentes morphologies. Aujourd’hui, Auréline regrette que «des filles plutôt dans les normes l’utilisent pour faire la promotion du mode de vie healthy et fit».

 

Selon Rachel Rodgers, il est probable qu'en prenant de l'élan le mouvement ait aussi été rejoint par des internautes qui en ont une compréhension différente de l'originale. Le body-positivism a donc glissé de «l'acceptation de l’apparence» vers «l'estime de l’apparence». Auréline retombe ainsi sur les mêmes images que celles des comptes d’influenceuses ou des magazines qu’elle a cherché à fuir. «Sous ce mot se cache alors l’exact opposé et c’est dangereux pour les personnes les plus fragiles», assure-t-elle. Sur Instagram, rien, ni même le mouvement le plus inclusif, n’est jamais parfait.

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