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Enceinte au XVIIe siècle: misères et splendeurs des manuels de grossesse

Les joies de l’enfantement à l’époque où on pouvait donner naissance à 300 bébés en une seule fois. Si si.

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«Les époux Arnolfini» (1434), de Jan van Eyck. | National Gallery, London via Wikimedia

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Lorsque j’ai annoncé que j’étais enceinte pour la première fois, mes amies n’ont pas tardé à m’ensevelir sous des tombereaux de manuels sur la grossesse et sur l’accouchement. Je ne sais pas si leur intention était d'abord de libérer de l’espace dans leurs bibliothèques ou de m’aider à me préparer à ce changement de vie radical, mais j’ai eu l’impression qu’il était de mon devoir de lire tous les conseils qui m’étaient ainsi dispensés. Je tentais de comprendre comment devenir la mère de l’être mystérieux qui grandissait à l’intérieur de moi, et toute assistance était la bienvenue.

Des traités destinés au corps médical

Je suis loin d’être la première future mère à rechercher des instructions dans les pages d’un livre de conseils sur la grossesse. Les premiers À quoi s’attendre en attendant bébé s’appelaient, par exemple, Traité des maladies des femmes grosses. «Concevoir un enfant est le désir le plus ardent sinon de toutes, en tout cas de la plupart des femmes», écrivait Jane Sharp, sage-femme et autrice de The Midwives Book, or, the Whole Art of Midwifry Discovered, publié en 1671. L’historienne Victoria Glover a fait de cette remarque de Jane Sharp le titre de sa récente étude qui analyse vingt-six de ces traités publiés sur presque trois cents ans. Elle présente une vision fascinante du changement d’attitudes et de pratiques autour de la grossesse et de l’accouchement, à une époque où l’obstétrique passait très doucement de conjectures plus ou moins renseignées à un sujet vaguement scientifique.

«Au XVIIe siècle, les gens qui ne savaient pas lire étaient encore légion. Certains de ces traités étaient destinés aux chirurgiens ou aux sages-femmes, pas aux femmes enceintes.»

Victoria Glover, historienne

Les traités sur la grossesse et l’accouchement étaient le produit de la rencontre de la santé des femmes avec trois principales forces culturelles: la Renaissance, la révolution scientifique et l’imprimerie. Pour Victoria Glover, ces manuels sont un prisme qui permet de comprendre comment les courants intellectuels, religieux et scientifiques de l’époque ont influencé la vie des femmes. À nous, ils rappellent que nous avons de quoi être reconnaissantes de l’existence de la médecine moderne.

Pour commencer, qui lisait ces livres? «Ils appartenaient à des gens des classes moyennes ou fortunées», explique Victoria Glover. «Si l’alphabétisation faisait son chemin en Angleterre au milieu du XVIIe siècle, les gens qui ne savaient pas lire étaient encore légion. Certains de ces traités étaient destinés aux chirurgiens ou aux sages-femmes, pas aux femmes enceintes.» À l’époque en Angleterre, seule une femme sur trois savait lire. Mais les livres avaient de l’endurance: un manuel populaire, intitulé The Birth of Mankind, connut treize éditions en l’espace de deux cents ans.

La théorie du «sexe unique» de Galien

Aujourd’hui, les conseils sur la grossesse continuent de suivre le même chemin vertical, partant des recherches pour atteindre des normes changeantes au sein de la population de mères. Mais il y a des centaines d’années, la perception du corps des femmes était incroyablement tordue. Au début du XVIe siècle, la certitude que les femmes avaient les mêmes organes reproducteurs que les hommes –mais à l’intérieur–, était largement répandue. Cette théorie du «sexe unique» venait de Claude Galien, médecin du IIe siècle le plus célèbre de l’Empire romain, dont les écrits furent considérés comme une bible médicale en Occident pendant plus d’un millénaire.

Pour Galien, le sexe était fondé sur la température: les hommes étaient chauds et les femmes étaient froides.

Pour Galien, le sexe était fondé sur la température: les hommes étaient chauds et les femmes étaient froides. Par conséquent, si une femme s’échauffait démesurément –en faisant trop d’exercice physique, par exemple–ses parties génitales pouvaient tomber hors de son corps et la transformer en homme. Les écrits de Galien se fondaient sur l’hypothèse qu’anatomies animale et humaine étaient similiaires. À la Renaissance, les médecins se mirent à défier les restrictions religieuses dans le domaine de la dissection humaine et à examiner l’intérieur de leur propre espèce. Il apparut alors clairement qu’on s’était un tantinet fourvoyés.

Le sexe de bébé, une question de température

Du point de vue des femmes, toutes les méprises sur la grossesse reflétées par les manuels d’obstétriques n’étaient pas forcément négatives. Victoria Glover écrit que la plupart de ces traités conseillaient aux couples désireux de procréer de s’assurer que la relation sexuelle était réalisée dans l’amour et le plaisir. Grâce à la théorie du sexe unique de Galien, les auteurs étaient convaincus que «si un homme avait besoin d’éprouver un orgasme pour libérer sa semence, et si les hommes et les femmes avaient une anatomie identique, alors la femme devait aussi avoir un orgasme pour libérer sa semence à elle.» Malheureusement, ces livres omettaient de dispenser des conseils pratiques en la matière, «et les auteurs se contentaient de faire état de la nécessité d’une excitation idoine des deux partenaires ainsi que de la qualité de l’amour tant dans l’âme et l’esprit que dans le corps».

Lorsque j’essayais de tomber enceinte pour la deuxième fois, une amie m’a recommandé un livre supposé renfermer le secret de la détermination du sexe du futur bébé. Cette idée-là est très ancienne. Dans le droit fil de la théorie des sexes de Galien, on croyait à l’époque que la température du côté droit du corps était plus élevée et donc favorable au sexe plus «chaud»: le sexe masculin. Le côté gauche, plus froid, était donc féminin. La température du corps des femmes était supposée varier tout au long de leur cycle reproductif (ce qui est vrai du reste: aujourd’hui, les femmes repèrent leur ovulation grâce à une légère variation de leur température corporelle). Au début de l’époque moderne, on pensait que la chaleur passait du côté droit au côté gauche de l’utérus. En suivant cette logique, on pouvait choisir le sexe de son bébé à un moment bien précis.

«Un des traités expliquait que si vous vouliez un garçon, il fallait nouer le testicule gauche de l’homme pour que la semence ne puisse pas en sortir. Elle ne jaillirait par conséquent que du testicule droit, et vous auriez un garçon.»

Victoria Glover, historienne

Selon deux traités distincts publiés en 1684 et 1702, écrit Victoria Glover, «pour concevoir un enfant mâle, la femme devait rester allongée sur son flanc droit après le rapport pour que la semence tombe du côté droit de la matrice. Pour concevoir une fille, l’auteur recommandait que la femme s’allonge sur son flanc gauche pour que la semence tombe du côté gauche de la matrice». Si cette technique échouait –qu’une épouse n’avait conçu que des filles par exemple, et qu’un garçon était instamment désiré–, il existait une méthode plus draconienne: «Un des traités expliquait que si vous vouliez un garçon, il fallait nouer le testicule gauche de l’homme pour que la semence ne puisse pas en sortir. Elle ne jaillirait par conséquent que du testicule droit, et vous auriez un garçon», m’a expliqué Victoria Glover.

Mais les gens faisaient-ils vraiment ça? On ne peut pas en être certain, mais ce n’est pas impossible. «J’ai tendance à penser que cette idée de chaleur corporelle de Galien était si répandue que les gens devaient se dire: “C’est peut-être bizarre, mais on va essayer”», déclare Victoria Glover.

La stérilité, punition divine ou tour de sorcellerie

Comme aujourd’hui, ne pas parvenir à concevoir était un gros problème. La stérilité était considérée comme une condition passagère, en partie causée par des forces mystérieuses comme le mécontentement de Dieu, ou, éventuellement, la sorcellerie. Il existait d’ailleurs en Angleterre des lois interdisant le recours à la sorcellerie pour affecter la fertilité d’un couple.

Sur les quarante traités de l’étude de Victoria Glover, seuls six abordent sérieusement la stérilité due à un ensorcellement et ils suggèrent des remèdes qu’on pouvait essayer sans prendre trop de risques. «Le plus populaire consistait, pour le mari, à uriner à travers l’alliance de son épouse sans laisser la moindre goutte tomber à côté», écrit Glover. Dans un autre, il fallait que le mari boive de l’eau qui avait coulé de la bouche d’un cheval.

Les femmes d’aujourd’hui font pipi sur un bâtonnet pour savoir si elles sont enceintes. Les femmes du début de l’époque moderne utilisaient elles aussi leur urine pour savoir si elles avaient conçu, mais d’une manière un peu différente. Thomas Chamberlayne, auteur de The Compleat Midwife’s Practice Enlarged, proposait d’uriner dans un pot et d’attendre trois jours. La femme devait ensuite filtrer son urine en la faisant passer à travers un linge. Si elle y constatait la présence de «choses vivantes», elle était sans doute enceinte! Mais elle ne le saurait avec certitude que lorsqu’elle sentirait un «bourgeonnement», un mouvement dans son ventre –vers quatre ou cinq mois.

Un recul progressif des croyances et superstitions

En revanche, les débats sur la durée de sa grossesse étaient forts répandus. Certains médecins avançaient qu’une grossesse menée à terme pouvait durer entre sept et onze mois. Il pouvait très bien s’agir d’ignorance délibérée –afin de couvrir des relations prémaritales ou de légitimer un héritier après un veuvage. Pierre Dionis, auteur de A General Treatise of Midwifery, conseille médecins et sages-femmes: «La réputation ou l’honneur de ces femmes est en jeu; et par conséquent le chirurgien, pour la paix et le crédit des familles, doit non seulement prétendre être convaincu de leur possibilité, mais de même porter à leur connaissance des cas comparables pour les illustrer et en faire la preuve.»

Les guides d’aujourd’hui ne recommandent pas tellement le port d’amulettes et de colliers, et les manuels d’autrefois donnaient de nombreux conseils sur les trajets en fiacres et autres diligences, ce qui a tristement perdu en pertinence.

En ce qui concernait le déroulement de la grossesse, les conseils dispensés aux mères des débuts de l’époque moderne était aussi variés que ceux que je trouve dans mes propres livres. Les auteurs se disputaient sur ce qu’il convenait de manger ou d’éviter d’ingérer, sur la quantité de sommeil nécessaire, sur les moments où il était possible de faire de l’exercice en toute sécurité (quand c’était possible tout court), etc. Les plus grandes différences? Les guides d’aujourd’hui ne recommandent pas tellement le port d’amulettes et de colliers, et les manuels d’autrefois donnaient de nombreux conseils sur les trajets en fiacres et autres diligences, ce qui a tristement perdu en pertinence.

En étudiant les multiples rééditions de ces manuels au fil du temps, Victoria Glover a constaté qu’un scepticisme grandissait autour de certaines croyances qui avaient pourtant eu la vie dure. Un auteur, par exemple, rejetait l’idée très souvent réitérée selon laquelle si une femme enceinte buvait beaucoup de vin rouge, son bébé serait couvert de taches de naissance [angiomes qu’en français on appelle... taches de vin]. Il écrit que c'est parce que sa mère avait eu la variole pendant sa grossesse que son propre frère était né avec ce genre de marques.

«Mais d’un autre côté, j’ai rencontré la même histoire dans plusieurs traités, celle d’une femme qui avait donné naissance à 300 bébés en une seule fois», raconte Victoria Glover. «On se demande comment quiconque pouvait croire ça possible? Pourtant, cette histoire ne cesse d’apparaître dans les manuels. Je ne sais pas si c’était pour s’adapter aux vieilles croyances de l’époque, ou si les gens le croyaient réellement. Malheureusement, nulle part on ne voit “j’ai lu ça aujourd’hui et c’est du grand n’importe quoi.”»

Des conseils aussi normatifs que contradictoires

Au gré de ma propre expérience, j’ai rapidement appris à passer ma pile de livres de grossesse au crible de mes habitudes et de mes convictions personnelles. Alors peut-être que les mamans du début de l’époque moderne étaient prêtes à prendre le risque de boire un verre de vin rouge de temps en temps (ce qui était sans doute une bonne idée, compte tenu de la qualité de l’eau dont elles disposaient pour boire), mais qu’en revanche, elles en suivaient les conseils à la lettre sur la manière de préparer la chambre d’accouchement.

On recommandait aux femmes enceintes de mettre leurs affaires en ordre au cas où elles ne survivraient pas à l’accouchement.

Les enjeux étaient d’importance. À l’époque où ces manuels étaient publiés, les chiffres de la mortalité maternelle faisaient les montagnes russes, passant de neuf mortes pour mille accouchements à presque seize avant de redescendre à sept. On recommandait aux femmes enceintes de mettre leurs affaires en ordre au cas où elles ne survivraient pas à l’accouchement.

Aujourd’hui la situation s’est améliorée à peu près sous tous les angles pour les futures mères et celles qui désirent le devenir. J’attends mon deuxième enfant et je ne suis pas angoissée à l’idée que mon bébé naisse velu parce que j’ai regardé une image de saint vêtu de tissu en poil de chameau. Je ne me suis jamais dit que j’attendais peut-être un garçon parce que j’étais d’humeur moins «ombrageuse» que si j’attendais une fille. Et je ne serai jamais tentée de boire du vin mêlé de quelques gouttes de mon propre sang menstruel pour favoriser mes relevailles.

Mais si la science a permis de bien mieux comprendre la grossesse, il reste encore tant de choses que nous ne savons pas. J’imagine tout à fait que mon expérience n’est pas si fondamentalement différente de celle des femmes qui lisaient ces traités d'un autre temps. Les livres que je lis me donnent toujours des conseils aussi normatifs que contradictoires, mes amies et des membres de ma famille me dispensent des anecdotes bien intentionnées et parfaitement dérangeantes, et, en somme, moi aussi j’éprouve cette sensation bizarre d’être intimement connectée à une personne que je n’ai jamais rencontrée.

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