Économie

En matière d'impôt, le grand débat produit surtout de fausses bonnes idées

La tâche s'annonce ardue pour Emmanuel Macron: il doit faire au moins une ou deux propositions de nature à calmer les oppositions sans pour autant changer fondamentalement de cap.

Emmanuel Macron lors de sa rencontre avec 600 maires de France à Grand Bourgtheroulde (Eure) le 15 janvier 2019 | Ludovic Marin / AFP
Emmanuel Macron lors de sa rencontre avec 600 maires de France à Grand Bourgtheroulde (Eure) le 15 janvier 2019 | Ludovic Marin / AFP

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Le grand débat arrive à son terme. Le président s'est engagé à en rendre compte dans le mois qui suivra, donc vers la mi-avril. Et il devra en tirer les premières conclusions. À quelques semaines des élections européennes, le 26 mai, l'exercice est périlleux. Certes, il s'agira simplement dans un premier temps de définir les grands axes de l'action future, sans annoncer le détail des mesures qui seront adoptées, mais il faudra tout de même du concret, et ce ne sera pas facile.

Pour nous en tenir à la fiscalité, prenons l'exemple de l'impôt sur la fortune, qui figure souvent en tête des revendications, mais qui ne sera pas rétabli. Pour faire accepter son refus, Emmanuel Macron peut facilement se retrancher derrière l'article 31 de la loi de finances pour 2018 qui prévoit explicitement une procédure de réexamen de la décision prise: «Le remplacement de l'impôt de solidarité sur la fortune par l'impôt sur la fortune immobilière prévu au présent article fait l'objet d'une mission de suivi et d'évaluation visant à mesurer ses impacts économiques et sociaux. Une attention particulière est portée aux effets de la mesure en termes d'investissement dans les entreprises et de répartition des richesses. Cette mission débute dans un délai de deux ans à compter de la publication de la présente loi». S'il veut éviter de paraître écarter d'une façon trop méprisante une des revendications phares des «gilets jaunes», le président peut s'engager à tenir un très grand compte des observations qui seront faites par cette mission et à prendre, le moment venu, les décisions qui paraîtront s'imposer.

Pour le reste, rien n'est encore très clair. Il faudra attendre la synthèse précise et définitive des avis et propositions pour définir exactement les points mis en avant de façon prioritaire. Une lecture rapide des contributions déjà publiées fait nettement ressortir une demande forte de davantage de justice fiscale. Mais le chemin à suivre pour atteindre cet objectif n'apparaît pas clairement, surtout si l'on passe en revue les propositions envoyées par internet sur le site du grand débat, plus spontanées, plus vivantes, mais aussi d'une plus grande diversité que celles qui figurent dans les sérieux et austères comptes-rendus des réunions locales. Cette diversité est certes intéressante, mais elle n'aide pas à faire ressortir quelques lignes de force et celles qui ressortent ne sont pas forcément à suivre.

Les fausses pistes

Certains thèmes reviennent ainsi avec insistance à la rubrique fiscalité et dépenses publiques: baisser la rémunération des élues et des élus, principalement celle des parlementaires et supprimer les privilèges dont bénéficient les journalistes, les deux propositions étant fréquemment associées, comme si ces deux groupes appartenaient au même monde. En ce qui concerne les membres des deux Assemblées, les faits et chiffres sont connus et publics, ils reviennent régulièrement dans le débat; il est inutile de les rappeler ici, cela ne changerait rien à l'antiparlementarisme de beaucoup de «gilets jaunes».

Pour les journalistes, quelques explications sont nécessaires: leur seul privilège est un abattement forfaitaire de 7.650 euros sur leurs revenus annuels. Précisons que ce chiffre est inchangé depuis 1998, date à laquelle il a été institué (avant il existait un abattement de 30%, avec un plafond, qui a été supprimé en 1996). La loi de finances pour 2019 prévoit de surcroît, dans son article 5 que «ces dispositions ne s’appliquent qu’aux journalistes, rédacteurs, photographes, directeurs de journaux et critiques dramatiques et musicaux dont le revenu brut annuel n’excède pas 93.510 euros» (soit environ 6.000 euros net par mois), ce qui d'ailleurs ne changera pas grand-chose, car la plupart des journalistes sont très loin de gagner cette somme.

Cet avantage fiscal limité a été conçu, il faut le rappeler, pour aider les entreprises de presse à attirer des gens malgré la modestie des salaires généralement versés, les hautes rémunérations de quelques stars ne devant pas cacher une situation d'ensemble peu enviable. Selon les dernières statistiques connues, le salaire médian (50% sont au-dessus, 50% au-dessous) des journalistes ayant un CDI (contrat à durée indéterminée) s'élève à 3.591 euros bruts (donc avant prélèvements sociaux) par mois. Et à peine 75% des journalistes ont un CDI. Les autres sont pigistes, avec un revenu brut médian mensuel de 2.000 euros, ou en CDD, avec un salaire brut médian mensuel de 1.954 euros. Voilà les privilèges auxquels il faudrait s'attaquer en priorité!

La TVA, une autre fausse piste

Un autre thème, plus sérieux, revient aussi avec insistance: c'est celui de la TVA. Il faudrait taxer plus les produits de luxe et taxer moins, voire exonérer totalement, certains produits de première nécessité. Formulée ainsi, cette revendication paraît frappée au coin du bon sens et devrait être prise en considération. Mais, si l'on regarde les choses de plus près, on constate qu'elles ne sont pas aussi simples.

La France, qui est championne en matière de fiscalité d'une façon générale, ne se distingue guère des autres pays européens sur ce point précis; elle est dans la moyenne. S'il y a des baisses d'impôt à faire, ce n'est sans doute pas là qu'il faut chercher en priorité. Et dès que l'on touche à la TVA, on tombe tout de suite dans les plus grandes complications: comment définir un produit de première nécessité et un produit de luxe?

Une révision générale des taux de TVA demanderait beaucoup d'efforts, en interne comme au niveau européen, pour des résultats dérisoires

Regardez la multiplicité des pains que les boulangers proposent aujourd'hui: faut-il les garder tous au taux réduit de 5,5% (car il existe déjà des taux réduits) ou mettre la baguette à un taux zéro et taxer les autres à 5,5% ou 10%, voire au taux normal de 20% pour les pains spéciaux que l'on trouve dans certaines boutiques? Pour les voitures, qui auparavant étaient toutes taxées à un taux majoré ayant un moment atteint 33,3%, faut-il prévoir un taux réduit pour les voitures d'entrée de gamme et le taux normal (le taux majoré n'existe plus) pour les voitures de luxe? Mais à partir de quel prix commence le luxe? Une voiture apparemment ordinaire mais dotée de toutes les options possibles et imaginables pourrait-elle bénéficier du même taux que le modèle de base? Rentrer dans ces considérations risque de complexifier à l'extrême un régime de la TVA qui déjà aujourd'hui n'est pas d'une grande simplicité.

Il faut aussi rappeler que depuis 1992 et le marché unique, les Européens ont des règles communes en matière de TVA; il est possible d'adapter ces règles à chaque pays, mais dans certaines limites. On imagine mal Emmanuel Macron se lancer dans l'aventure d'une révision générale des taux de TVA, qui demanderait beaucoup d'efforts, en interne comme au niveau européen, pour des résultats dérisoires. Au passage, on pourrait enfin rappeler que les hausses de TVA sont pratiquement toujours répercutées sur le consommateur, alors que les baisses sont généralement captées pour l'essentiel par les professionnels. On en a encore eu l'exemple il y a quelques années dans la restauration.

Un vrai sujet: les niches fiscales

Vient enfin la question de l'impôt sur le revenu. Certes, certaines personnes réclament une plus grande progressivité de l'impôt (on retrouve aussi cette idée dans la proposition 37 du pacte écologique et social signé par dix-neuf organisations, dont la CFDT et la Fondation de Nicolas Hulot), mais il y a peu de demandes de relèvements massifs des taux. À ce propos, il faut tout de même rappeler que, avec la contribution exceptionnelle sur les hauts revenus («exceptionnelle» depuis 2011) de 3 ou 4%, les revenus supérieurs à 500.000 euros pour une personne seule ou 1 million d'euros pour un couple sont déjà imposés à 49%. En revanche, la question des niches fiscales est constamment remise sur le tapis.

Gérald Darmanin, ministre de l'Action et des comptes publics, a très bien compris qu'il y a là un problème: rappelant que les niches qui concernent les particuliers coûtent 14 milliards à l'État et que plus de la moitié de ces 14 milliards profite aux 9% des Français et des Françaises les plus aisées, il a suggéré que le plafond global de ces niches soit encore réduit. Il s'est aussitôt fait rappeler à l'ordre par l'Élysée, mais il paraît difficile pour le président de la République d'ignorer purement et simplement cette question. Évidemment, ces niches ont toutes une justification: attirer l'argent là où on veut qu'il aille, qu'il s'agisse des emplois à domicile ou du logement, pour ne parler que des plus coûteuses. Mais il est tout de même nécessaire de s'interroger sur leur montant et leur utilité. Conclure le grand débat sans promettre au moins d'entamer une réflexion sur le sujet serait bien imprudent.

Quant à l'idée d'une participation de tout le monde à l'impôt sur le revenu, chère à Jacqueline Gourault, ministre de la Cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales, elle ne semble pas promise à un grand avenir. Un peu plus de 41% des foyers fiscaux ne sont pas imposés, c'est beaucoup et il est sans doute souhaitable de ne pas aller au-delà. Mais se sent-on beaucoup mieux intégré à la société et à la vie de son pays quand on paie l'IRPP? Ce n'est pas évident, surtout depuis qu'existe la CSG qui frappe tous les revenus sans exception. En tout cas, ce n'est pas ce genre d'idée qui aidera à dissiper le malaise actuel.

Comment frapper les «riches»?

Un paradoxe frappe tous les observateurs, à commencer par le président de la République: alors que le mouvement de contestation est né d'un refus de l'impôt et qu'il est demandé dans le grand débat quels sont les impôts et les dépenses publiques qu'il faut réduire, toutes les propositions vont dans le sens d'une hausse pour les «riches», ce qui n'est pas surprenant. Même les ministres vont dans ce sens: outre Gérald Darmanin, on a entendu Bruno Le Maire évoquer la piste d'une taxation des plus-values immobilière sur les résidences principales, au moins pour les plus gros biens, et Marlène Schiappa évoquer la possibilité d'un rétablissement de l'ISF au terme de l'évaluation qui sera menée.

Le délégué général de La République en marche, Stanislas Guérini, qui a présenté la contribution de son parti au grand débat le 10 mars à Chartres, est plus subtil: il cultive l'art du «en même temps», en proposant d'aller au bout de la baisse de la taxe d'habitation pour tous les contribuables, y compris les plus aisés, tout en augmentant l'impôt sur la fortune immobilière (IFI). Ce qui n'est pas forcément une bonne idée, puisque les plus grosses fortunes sont d'abord financières: ne s'attaquer qu'à la partie immobilière des patrimoines a une limite. Si l'on veut vraiment mettre à contribution les plus riches sans remettre en cause la logique du pouvoir en place (laisser les détenteurs de capitaux s'enrichir en France pour qu'ils y créent de l'activité et des emplois), il faut revoir les droits de succession.

Un sujet qui fâche: les droits de succession

Le sujet n'est guère à l'ordre du jour. Même les plus modestes n'y sont pas favorables: elles craignent (à tort) de voir leurs enfants pénalisés. Les conservateurs américains qui militent pour la suppression des droits de succession ont bien compris qu'ils pouvaient compter sur un large soutien dans la population en agitant le spectre des «taxes sur la mort».

Et pourtant, il y aurait des possiblités d'agir en ce domaine, à la fois en encourageant les donations pour que l'argent circule sans attendre la mort des anciens et en taxant plus les gros héritages. Il n'y aurait pas forcément besoin d'augmenter fortement les taux, des aménagements bien conçus pourraient être très efficaces, comme l'avait bien montré une étude de France Stratégie de 2017: «Le système actuel des droits de mutation souffre [...] de nombreuses limites. Il est peu redistributif. Il fait porter la moitié du prélèvement sur les individus sans enfant, avec des taux très élevés y compris pour des transmissions de montant faible. Il incite peu aux transmissions anticipées et la progressivité de l’impôt est mal construite».

Mais ce genre de réforme, qui a de plus l'inconvénient d'être très technique, n'est pas évoqué dans le débat actuel et risque fort de ne pas se retrouver dans les propositions présidentielles. Stanislas Guérini avait laissé entendre qu'il ferait des propositions sur ce sujet délicat, on ne les a pas retrouvées dans son discours de Chartres.

Taxe carbone: l'art de botter en touche

Il en est de même pour la taxe carbone, que les deux ministres les plus concernés, François de Rugy et Brune Poirson, ont tenté de remettre à l'ordre du jour. Stanislas Guérini, toujours subtil, montre la sortie de secours: oui à la taxe carbone, car cette majorité a le souci d'agir sur le climat, mais pas sur le carburant utilisé chaque jour par les Français, sur celui qui est utilisé par les bateaux et les avions. Coïncidence: c'est précisément ce que réclament les «gilets jaunes»! Évidemment, il y a un problème: ces décisions ne peuvent pas être prises par la France seule, elles supposent des accords internationaux qui sont loin d'être acquis... Aller dans cette direction est certes nécessaire, mais cela ne devrait pas dispenser le gouvernement français d'agir sur son territoire.

Quant aux entreprises, les propositions du grand débat vont toutes, sans surprise, dans le même sens: les faire payer plus, surtout les grosses. Et toutes dénoncent la fraude, comme si l'administration fiscale fermait volontairement les yeux sur ces pratiques. Mais, là encore, on est dans le domaine des idées générales, peu de propositions concrètes sont faites et aucune initiative forte n'est attendue. Lors du conseil des ministres du 6 mars, Bruno Le Maire a présenté son projet de loi d'une taxe sur les services numériques (plus communément appelée taxe sur les GAFA), dont l'article 2 prévoit le maintien du taux actuel de l'impôt sur les sociétés pour les plus grandes entreprises, contrairement à ce qui avait été programmé. Mais cette dernière mesure ne devrait pas remettre en cause l'objectif d'un abaissement à 25% du taux de l'impôt pour toutes les entreprises d'ici à 2022. A priori donc, la politique adoptée en 2017 ne doit pas être modifiée, mais on mettra davantage l'accent sur les efforts effectués par la France pour que les grandes sociétés américaines du type Amazon ou Facebook paient plus d'impôts en Europe.

Pas de «grand soir fiscal»

Édouard Philippe a prévenu: il n'y aura pas de «grand soir fiscal». Ce n'est pas vraiment une surprise: les réformes fiscales entamées en 2017 constituent un élément essentiel de la politique économique résolument libérale d'Emmanuel Macron, qu'il n'est pas question de remettre en cause.

Au terme du grand débat, le président de la République va donc d'abord confirmer les baisses d'impôt déjà engagées, notamment celle de la taxe d'habitation, sans trop s'appesantir sur celles qui concernent les entreprises et sans remettre en cause celles qui concernent les investissements financiers. Pour les hausses, il sera surtout question des GAFA et des entreprises qui émettent des gaz à effet de serre, sachant que les mesures concrètes dépendront des accords que l'on pourra obtenir au niveau international. Pour l'ISF, le débat sera reporté à 2019 ou 2020 quand on aura fait le bilan de la réforme.

Enfin, pour la taxe carbone, on rassurera les automobilistes et on écartera le spectre d'une écologie «punitive», ce qui satisfera les «gilets jaunes» et satisfera beaucoup moins les Verts. La solution la plus satisfaisante serait une reprise de la hausse de la taxe carbone accompagnée d'une compensation pour les ménages les plus vulnérables. Mais cela paraît peu probable. Si le pouvoir ne veut pas d'un grand soir fiscal, il ne veut pas non plus d'une reprise des grandes manifestations du samedi; donc il ne va pas remettre en place, sous une forme ou une autre, les mesures qui fâchent.

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