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Au Québec, ce sont les patrons qui pointent chez Pôle Emploi

La pénurie de main-d’œuvre dans la province canadienne fait le jeu des salariées et salariés les moins diplômés.

Le plein emploi est un casse-tête pour les patrons et pour le gouvernement canadien. Image extraite du reportage «Pénurie de main-d'œuvre en restauration: le cas de Val-d'Or» | Rad / Capture d'écran via YouTube
Le plein emploi est un casse-tête pour les patrons et pour le gouvernement canadien. Image extraite du reportage «Pénurie de main-d'œuvre en restauration: le cas de Val-d'Or» | Rad / Capture d'écran via YouTube

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Imaginez un endroit où ce sont les patronnes et patrons qui attendent avec anxiété d'être rappelés par les chercheurs et chercheuses d'emploi, priant les cieux pour que celles-ci daignent bien accepter un poste dans leur entreprise. Imaginez que pour refourguer ce job, il aura fallu promettre un salaire supérieur à ce qui est communément admis, en plus de proposer des mesures de conciliation travail-famille ou des horaires aménagés… Imaginez que dans cet endroit, le gouvernement ne s'en fasse nullement pour le sort des chômeurs et chômeuses mais soit au chevet des employeurs et employeuses. Ce lieu où tout fonctionne à l'envers, c'est le Québec, qui est aux prises avec un déficit de travailleurs et travailleuses qui ne cesse de s'aggraver.

 

 

Le problème est si sérieux que les fonctionnaires du ministère du Travail appellent directement toutes les entreprises qui ont des difficultés à pourvoir leurs postes afin d'écouter leurs doléances et leur proposer des solutions. Le ministre lui-même s'est lancé dans un pèlerinage à travers la province pour faire connaître ses solutions à qui veut les entendre: former les travailleurs et travailleuses, les préparer aux changements technologiques, en (ré)intégrer le plus grand nombre (incluant les retraitées et retraités et les personnes en situation de handicap) et augmenter la productivité des entreprises, en automatisant au maximum. Des dizaines de millions de dollars sont sur la table pour y parvenir. L'exercice a été baptisée la «Grande corvée», le terme «corvée» faisant référence, au Canada, à une tâche collective.

Tous les secteurs touchés par le sous-emploi

Avec un taux de chômage de 5,4%, qui descend à moins de 4% dans de nombreuses régions (à commencer par celle de la capitale), le Québec est en situation de plein emploi depuis de longs mois. Voire de sous-emploi: 118.000 postes attendent sagement une personne pour les occuper, un nombre en hausse de 35% depuis un an. Cela représente 4,1% de l'ensemble des emplois. Les milliers de Françaises et Français qui viennent tenter leur chance de l'autre côté de l'Atlantique peuvent en témoigner: trouver un job n'est qu'une question d'heures, voire de minutes, à Montréal ou à Québec.

«Traditionnellement, le recrutement international concernait des emplois hautement qualifiés [...] Aujourd'hui, la pénurie s'est étendue à des métiers beaucoup moins qualifiés, plus manuels.»

Bruno Leblanc, directeur provincial de la Fédération canadienne de l'entreprise indépendante (FCEI)

Tous les secteurs sont touchés, affirme le directeur provincial de la Fédération canadienne de l'entreprise indépendante (FCEI), Bruno Leblanc: «Traditionnellement, le recrutement international concernait des emplois hautement qualifiés, dans l'aéronautique ou les jeux vidéo, pour lesquels on ne trouvait pas toujours l'expertise ici. Aujourd'hui, la pénurie s'est étendue à des métiers beaucoup moins qualifiés, plus manuels. Des journaliers, des soudeurs, des machinistes, des serveurs…» Les PME sont aux premières loges: le taux de vacance des entreprises de 5 à 19 employés (4,9%) est deux fois plus élevé que pour les entreprises qui embauchent plus de 100 personnes.

Un total de 1,4 million d'emplois seront à combler sur la période 2017-2026. Sur le site internet qui liste les 153 métiers les plus en demande, on peut constater la diversité des secteurs touchés: ambulancier, boucher, ingénieur, enseignant, huissier, mécanicien, pharmacien…

Le vieillissement profite aux jeunes mais pas à l'économie

Que se passe-t-il donc? Il y a, tout d'abord, une période prospère: le Canada est le premier partenaire commercial des États-Unis alors, fatalement, quand l'économie américaine chauffe, sa voisine du nord suit. Mais le problème du vieillissement de la population, lui, est bien québécois. Le taux de fécondité est de 1,54 enfant par femme, en dessous du seuil de remplacement des générations (2,1) depuis 1970, et la chute y est plus marquée qu'ailleurs: il était de 3,8 en 1950 (en France, il était alors autour de 3, et est aujourd'hui à 1,87). Parallèlement, l'espérance de vie dépasse 80 ans pour les hommes et 84 pour les femmes. La bombe a explosé, les baby-boomers libèrent aujourd'hui des emplois tout en exigeant davantage de services.

Problème de riche, direz-vous, mais qui a tout de même des conséquences sérieuses si on le regarde par la lorgnette patronale: des restaurants ferment leurs portes car ils ne trouvent plus de personnel. Des entreprises doivent refuser des contrats ou abandonnent des projets d'expansion. Et certains investisseurs étrangers hésitent à miser sur la province, l'accès à un bon vivier de main-d’œuvre étant un critère important pour eux. Tout cela représente des salaires qui ne sont pas versés dans l'économie, donc qui n'alimentent pas la croissance.

Un soudeur congolais se voit offrir sept emplois 

Par contre, si on adopte le point de vue des salariées et salariés, c'est le jackpot: les employeurs et employeuses déroulent le tapis rouge pour eux. Alors que le salaire minimum est de 12 dollars canadiens (8 euros) de l'heure, on peut espérer gagner plus de 16 dollars de l'heure en travaillant comme serveur ou serveuse dans un restaurant.

«On passe d'un marché du travail déséquilibré nettement favorable aux employeurs à un marché plus équilibré dans lequel les travailleurs peuvent exiger de meilleures conditions de travail.»

Benoît Laplante, professeur au centre Urbanisation Culture Société de l'Institut national de la recherche scientifique

Même des entreprises comme McDonald's font un effort pour rémunérer davantage leur personnel. «On passe d'un marché du travail déséquilibré nettement favorable aux employeurs à un marché plus équilibré dans lequel les travailleurs peuvent exiger de meilleures conditions de travail», selon Benoît Laplante, professeur au centre Urbanisation Culture Société de l'Institut national de la recherche scientifique, cité par le Journal de Montréal.

Et pour les postes plus spécialisés, dans des zones enclavées encore plus frappées par la pénurie, on arrive à des scènes assez incroyables: en témoigne ce reportage de Radio-Canada où l'on voit une trentaine de personnes issues de l'immigration préalablement sélectionnées se faire payer un voyage en avion vers la région du Saguenay. Reçues comme des chefs d'État par les députées et députés et les maires du coin, ils se livrent ensuite à une séance de speed-dating avec des entreprises du coin puis à une visite en autocar afin de découvrir les avantages de la région. La star de la journée se nomme Georges, un soudeur congolais qui, ce jour-là, se voit offrir… sept emplois! Une histoire qui n'étonne pas Bruno Leblanc, de la FCEI: «Une de nos membres est allée chercher trois soudeurs en France. Ça lui a coûté environ 15.000 dollars pour aller mener ses entrevues sur place et faire venir ces personnes…»

Échec du modèle d'immigration «à points»

L'immigration est la réponse évidente à la rareté de main-d’œuvre, dans une province qui accueille déjà plus de 50.000 nouveaux résidentes et résidents chaque année. Celle-ci montre pourtant ses limites. Pas facile d'attirer les immigrantes et immigrants hors de Montréal et de les répartir sur un territoire immense, où l'hiver est interminable. Mais du côté de la FCEI, on pointe plutôt l'élitisme du système d'immigration: le Québec privilégie les immigrantes et immigrants bardés de diplômes, perçus comme pouvant apporter une contribution plus grande à la société d'accueil, et lève le nez sur celles et ceux qui sont moins qualifiés. On peut le constater sur la grille utilisée par le gouvernement pour «noter» les candidats à l'immigration: un doctorat rapporte 14 points, alors que l'équivalent d'un BTS en rapporte 8 et un BEP ou un CAP 6… pourtant, les plombiers sont bien plus en demande que les professeures et professeurs d'université.

Cette inadéquation entre les aspirations du gouvernement et les besoins réels de la société mène à un constat déchirant: 11,4% des immigrantes et immigrants arrivés il y a moins de cinq ans sont au chômage au Québec.

Et tout n'est pas rose pour celles et ceux qui sont acceptés, puisqu'il leur faut aussi obtenir la reconnaissance des ordres professionnels (comme ceux des médecins ou des ingénieurs) afin d'exercer leur profession, ce qui peut les obliger à refaire plusieurs années d'études.

Cette inadéquation entre les aspirations du gouvernement et les besoins réels de la société mène à un constat déchirant: 11,4% des immigrantes et immigrants arrivés il y a moins de cinq ans sont au chômage au Québec. Ceux qui travaillent ont souvent dû y sacrifier leur ambition: 59% de celles et ceux qui sont arrivés récemment sont surqualifiés pour l'emploi qu'ils occupent, de l'aveu même du ministre de l'Immigration. Le découragement amène une bonne partie d'entre eux à jeter l'éponge: un immigrant sur 5 finit par quitter la Belle province pour s'installer ailleurs au Canada.

«En prendre moins mais en prendre soin»

Le gouvernement provincial a choisi d'adopter une stratégie contre-intuitive pour régler le problème: «en prendre moins mais en prendre soin», tel a été le leitmotiv du premier ministre François Legault lors de la campagne électorale qui l'a porté au pouvoir.

 

 

En réduisant le nombre d'immigrantes et immigrants à 40.000 par an, il s'agit de s'assurer qu'ils seront mieux accompagnés et répondront mieux aux exigences du marché du travail. Ce qui a été fait de manière radicale: 18.000 dossiers de candidates et candidats à l'immigration ont tout simplement été mis à la poubelle, causant un véritable tollé –opération que la Cour supérieure du Québec a annulée.

Mais cette obsession à les arrimer aux emplois disponibles relève de l'utopie, disent deux retraités du ministère de l'Immigration dans le journal La Presse: «On ne peut s'appuyer, pour l'immigration permanente, sur le seul fait de détenir une offre d'emploi, car advenant que la conjoncture ou des changements technologiques fassent disparaître cet emploi, on se retrouvera avec des immigrants au profil peu favorable […] possiblement incapables de s'adapter à la constante évolution du marché du travail. Ce serait privatiser les avantages de l'immigration et en étatiser les inconvénients.»

D'autant plus qu'il peut se passer bien des choses durant le long temps d'attente avant que la candidate ou le candidat obtienne son visa (près de deux ans)… Tout le monde ne s'accorde que sur une chose: le problème de la pénurie de main-d’œuvre ne fait que commencer.

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