Santé / Monde

L'incroyable corruption du commerce légal des opiacés aux États-Unis

La compagnie pharmaceutique Insys a soudoyé des médecins pour qu'ils prescrivent un spray au fentanyl lié à des centaines de décès. Le procès de ses dirigeants est en cours à Boston.

Une saisie d'héroïne et de fentanyl à New York, en septembre 2016 | Drew Angerer / AFP
Une saisie d'héroïne et de fentanyl à New York, en septembre 2016 | Drew Angerer / AFP

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Depuis 2012, la compagnie pharmaceutique américaine Insys a généré des centaines de millions de dollars de profits grâce à Subsys, un spray buccal au fentanyl, un opiacé qui, sous cette forme, est cinquante fois plus puissant que l’héroïne et a été lié à plus de 900 décès par overdose.

Les autorités sanitaires américaines n’ont officiellement approuvé ce médicament que pour les malades de cancer souffrant de douleurs aiguës. Le spray est tellement dangereux que les médecins qui le prescrivent doivent normalement suivre une formation spécialisée. Mais dans l'espoir d'étendre leur marché, la direction d’Insys a payé nombre de docteurs pour que le médicament soit prescrit dans des cas de douleurs relativement mineures, comme des migraines ou des maux de dos, sans aucune prise en compte des dangers potentiels.

Depuis la commercialisation de Subsys, de nombreuses procédures judiciaires ont été lancées, dont celle initiée par la famille de Sarah Fuller, une trentenaire qui a commencé à utiliser le spray pour des douleurs causées par un accident de voiture et a été retrouvée morte un an plus tard avec un taux mortel de fentanyl dans le sang.

Pendant la consultation initiale chez sa médecin, désormais interdite d’exercer, un représentant de la compagnie pharmaceutique Insys était présent afin d'encourager la patiente à utiliser Subsys; pour obtenir le médicament légalement, il avait fait croire que Fuller était atteinte d’un cancer.

«Conférences» rémunérées

Les parents de la jeune femme ont intenté un procès dans leur État, le New Jersey, mais ils suivent également de très près celui du gouvernement américain contre Insys, le premier procès pénal contre des dirigeants pharmaceutiques depuis le début de la crise des opiacés aux États-Unis.

«Ce procès porte sur la cupidité, sur les conséquences de la cupidité, sur ce qui se passe quand on fait passer les profits avant les êtres humains», a resumé le procureur David Lazarus au tribunal.

Les autorités fédérales américaines accusent le PDG d’Insys, John Kapoor, ainsi que quatre anciens cadres d’avoir mis en place un système de corruption généralisée au sein duquel des médecins recevaient de l'argent pour prescrire Subsys à des personnes qui n’en avaient pas besoin. S'ils sont reconnus coupables de fraude et corruption, les accusés risquent jusqu'à vingt-cinq ans de prison.

Deux anciens dirigeants de l’entreprise et plusieurs professionnels médicaux ont déjà été inculpés dans cette affaire. Ils coopèrent désormais avec les autorités et témoignent contre les cadres d’Insys lors du procès, qui s’est ouvert à Boston fin janvier 2019.

Parmi eux, le docteur Gavin Awerbuch, condamné à deux ans de prison pour prescriptions non autorisées de Subsys, a expliqué qu’en dix-huit mois, Insys lui avait versé 130.000 dollars [soit 115.000 euros] en frais de conférence. Ces «conférences» étaient en réalité des soirées au restaurant facturées comme des événements professionnels pour que les paiements semblent légaux.

Selon les procureurs, ce système de rémunération a été utilisé pour verser des millions de dollars à des professionnels médicaux qui prescrivaient le spray. «Plus ils écrivaient de prescriptions pour Subsys, et plus forte était la dose, plus les cliniciens avaient des opportunités de faire des conférences, et plus ils étaient payés», a résumé le département de la Justice américain.

Culture toxique

Pour motiver les médecins, une ancienne stripteaseuse embauchée en tant que commerciale, Sunrise Lee, passait parfois du temps avec eux. Une ancienne employée d’Insys a témoigné que pendant l'une de ces conférences, Lee, qui est inculpée dans le procès, avait fait une petite danse sur les genoux d'un médecin.

Lee avait été recrutée par Alec Burlakoff, l’ancien vice-président des ventes d’Insys, inculpé pour fraude et également témoin lors du procès. Il avait lui-même été embauché chez Insys malgré un passé douteux: il avait travaillé chez Cephalon, la compagnie pharmaceutique commercialisant Actiq, une sucette antidouleur au fentanyl liée à de nombreux décès par overdose –comme Subsys.

Chez Cephalon, qui a payé plus de 400 millions de dollars [près de 353 millions d'euros] d’amende en 2008 pour pratiques frauduleuses, Burlakoff avait mis en place un programme de «conférences» permettant de soudoyer les médecins qui prescrivaient les produits de la compagnie en quantité –comme chez Insys.

Pendant le procès, qui va durer plusieurs mois, les procureurs ont récemment illustré la culture toxique de l’entreprise Insys en montrant au jury une vidéo de rap utilisée pour motiver le personnel.

On y voit deux jeunes commerciaux qui chantent aux côtés d'une personne déguisée en spray Subsys, en l'occurrence le vice-président Alec Burlakoff. Ils rappent au sujet de la titration, soit le processus d'augmentation du dosage d'un opiacé: «J'adore la titration. Ouais, c'est pas un problème. J'ai des nouveaux patients. J'en ai plein.»

 

 

Manque de régulation

En 2011, la Food and Drug Administration (FDA), l'organisme public qui supervise les médicaments aux États-Unis, avait créé un programme pour contrôler les prescriptions abusives d'opiacés –par exemple lorsque du Subsys est prescrit pour des cas de migraines. Or cette mission de supervision a été confiée aux compagnies pharmaceutiques elles-mêmes. Les entreprises qui vendaient les opiacés étaient donc censées en limiter l'usage, une approche qui n'a pas du tout fonctionné.

«Ils ont demandé au loup de garder la bergerie, de nombreuses personnes en ont souffert, mais la FDA n'a rien fait», a déclaré le chercheur de l'Université Brandeis Andrew Kolodny au New York Times.

Ces dix dernières années, le nombre de prescriptions pour opiacés a quadruplé aux États-Unis. Dans le même temps, le nombre de décès par overdose, que ce soit à cause d'opiacés obtenus légalement ou illégalement, a explosé. Chaque jour, 130 personnes en moyenne meurent d'une overdose d'opiacés; en 2017, plus de 47.000 décès ont été recensés.

L'une des causes de cette crise est le manque de régulation de l'industrie pharmaceutique américaine: les entreprises qui vendent des médicaments dangereux ont le droit de faire de la publicité directement aux malades, et n'importe quel généraliste peut prescrire des produits au fentanyl comme Subsys.

Procès géant contre Purdue Pharma

Quasiment sans aucune restriction, la compagnie pharmaceutique Purdue Pharma a ainsi dépensé plus d'un milliard de dollars [plus de 880 millions d'euros] en marketing et lobbying dans les années 1990 pour encourager les médecins à prescrire l'antidouleur OxyContin, un opiacé hautement addictif. Lorsque des utilisateurs et utilisatrices se sont plaintes d'être devenues accros, Purdue Pharma a continué à minimiser les risques.

Après des années de profits, la situation est finalement en train de se retourner contre ces compagnies. Purdue Pharma fait actuellement l'objet de 1.548 plaintes judiciaires déposées par des hôpitaux, des villes, des États et des individus. Toutes ces procédures ont été consolidées en un procès géant, qui commencera en septembre 2019 dans l'Ohio.

En attendant, un autre procès contre Purdue, cette fois dans l'Oklahoma, débutera en mai prochain. À l'été 2018, un juge a autorisé la présence de caméras dans le tribunal pour ce procès. Selon le procureur général de l'État, Mike Hunter, cette transparence «permettra aux gens de voir comment ces entreprises ont intentionnellement dupé la nation et créé l'une des épidémies artificielles les plus mortelles de l'histoire des États-Unis».

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