Sciences / Culture

Proust, c'est plus fort que les neurosciences

[BLOG You Will Never Hate Alone] La façon qu’a l'écrivain d’interroger la moindre de nos émotions supplantera toujours en exactitude et en authenticité les pâles et froides auscultations d’un scanner, aussi performant soit-il.

La langue de Proust pénètre si profondément dans nos cerveaux qu’elle agit comme un scalpel. | Antoine via <a href="https://www.flickr.com/photos/rouadec/4237287790/">Flickr</a>
La langue de Proust pénètre si profondément dans nos cerveaux qu’elle agit comme un scalpel. | Antoine via Flickr

Temps de lecture: 3 minutes

Certes, je suis de parti pris: je n’entends rien à la science et ne tiens pas à en savoir davantage. Quand j’entends prononcer l’expression «progrès technologique», je ricane bêtement comme ce garnement ignare que je suis souvent. Je trouve ahurissante de bêtise toutes les nouvelles merveilles engendrées par notre culte de la modernité, les voitures autonomes, les enceintes connectées, les téléphones supra intelligents, les sex-toys sans fil, l'intelligence artificielle, tout ce fatras de notre époque qui me laisse froid comme un saumon congelé confronté à un vol d’hirondelles.

Les neurosciences et leurs adeptes aussi, dont on nous bassine les oreilles à longueur de journée avec la forfanterie de premiers de la classe qui sauraient tout sur tout. Ce bavardage incessant qui désormais consiste à nous expliquer en long et en large qui nous sommes, comment nous pensons, la manière dont naissent nos émotions par le seul biais de la science, de ces images à résonnance magnétique, de ces scanners et autres machines extraordinaires qui prétendraient nous rendre intelligibles à nous-mêmes.

Foutaises, admirables foutaises!

De toute éternité, nous ne savons presque rien sur rien et, aussi longtemps que l’homme prévaudra sur cette planète, il demeurera un étranger à lui-même –c’est d’ailleurs là la seule condition de sa survie. Nous ne sommes même pas fichus d’expliquer le pourquoi et le comment de nos rêves, leur signification et leur élaboration, et l’on voudrait m’expliquer la façon dont je pense comme si j’étais une vulgaire tranche de jambon sous cellophane vendue par paquets de dix à ma supérette de quartier.

Une seule phrase de Proust m’apprendra toujours plus sur la manière dont vont et viennent les émotions que les études les plus élaborées des plus grands de nos neuroscientifiques, ces techniciens de l’âme dont la plupart se servent uniquement de livres pour régler la hauteur de leurs machines infernales. Et tant que j’y suis, je prétends que celui qui aura achevé la lecture d’À la recherche du temps perdu en saura mille fois plus sur l’être humain et ses sortilèges que n’importe lequel de ces Diafoirus des temps modernes qui s’ébaubissent d’avoir découvert que la mémoire occupe le flan gauche ou droite de notre cerveau tandis que le centre de nos émotions siègerait au beau milieu de notre front, découvertes fondamentales aussi utiles à savoir que notre intestin mesure deux mètres et des poussières.

Car si le cerveau possède bel et bien la cartographie d’une salle de spectacle avec ses rangées bien distinctes, ses loges, ses balcons, ses sorties de secours, ses rampes d’accès, la pièce qui s’y joue demeure une énigme absolue dont seuls des esprits particulièrement éclairés –osons ce mot devenu grossier– des artistes, et parmi eux les plus grands, parviennent parfois à nous expliquer les tenants et les aboutissants.

La façon qu’a Proust d’interroger la moindre de nos émotions, de plonger au plus profond de notre matière cérébrale, de tracer l’intensité et les variations de nos palpitations sentimentales, supplanteront toujours en exactitude et en authenticité les pâles et froides auscultations d’un scanner aussi performant soit-il. Au mieux ce dernier parviendra-t-il à confirmer les ressentis et les intuitions de notre Marcel quand, sur une phrase d’une longueur hébétée, il s’attarde par mille détours à saisir au plus près cette évanescence de notre moi, l’évocation de nos tourments intérieurs dans la lente élaboration d’une langue dont les longs et parfois interminables développements seraient comme des coups de sonde destinés à percer nos secrets les plus intimes.

Mieux que n’importe quel laser à la pointe de la technologie, la langue de Proust pénètre si profondément dans nos cerveaux qu’elle agit comme un scalpel qui parviendrait, couche après couche, en une exploration méticuleuse de l’âme, à rendre palpable ses atermoiements, les contradictions du cœur en conflit avec lui-même, ces mille et une subtilités de nos pensées devant lesquelles la science toute-puissante ne nous est d’aucune utilité si ce n’est de nous informer que des milliards de synapses sont à l’œuvre quand une pensée nait à nous.

Mais de la pensée elle-même, de son immanence, de son irréductible mystère, de sa sublime étrangeté, de sa naissance, de sa folie, de ses incongruités et de ses sortilèges, de son articulation, de son mécanisme intérieur, de ses détours et de ses contours, de sa magie, les neurosciences n’en sauront jamais rien. Elles buteront toujours sur leur parfaite impénétrabilité comme croyants et athées continuent à buter sur le pourquoi et le comment de nos origines.

La science ne peut pas tout.

Si les neurosciences –et je n’ai aucun doute là-dessus– parviennent à accomplir des progrès substantiels dans le traitement des maladies dégénératives et autres troubles du comportement, c’est tant mieux et nous ne les remercierons jamais assez de leur contribution mais de grâce, qu’elles n’envisagent pas de nous expliquer qui nous sommes ou le cheminement pris par nos émotions, cela doit rester affaire d’intelligence humaine et non de technique.

Ce serait comme d’essayer d’expliquer la musique.

Du temps perdu!

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