Politique

Européennes: les «vieux schnocks» sont désormais indésirables

Il n'est plus tolérable pour la France de recaser d'anciennes personnalités politiques de premier plan à Bruxelles.

Brice Hortefeux à l'université d'été de Les Républicains, le 1er septembre 2018 à La Baule | Sébastien Salom Gomis / AFP
Brice Hortefeux à l'université d'été de Les Républicains, le 1er septembre 2018 à La Baule | Sébastien Salom Gomis / AFP

Temps de lecture: 7 minutes

Ils exigent d’être en position éligible au nom du «respect des anciens»… Ce sont les «vieux schnocks», qualificatif peu glorieux attribué à Nadine Morano, Brice Hortefeux et Rachida Dati, par leurs opposants au sein du parti Les Républicains (LR). Les trois personnalités politiques ont été ministres sous Sarkozy, et finissent actuellement leur deuxième mandat au Parlement européen. Pourtant, c’est peu de dire que leurs bilans respectifs ne les placent parmi les députés ou députées ayant le plus d'influence au sein de cette assemblée. Loin de là. Un rapport d’initiative sans valeur législative pour Rachida Dati, deux rapports de moindre importance pour Brice Hortefeux, et… aucun pour Nadine Morano.

Un syndrome typiquement hexagonal, selon un eurodéputé du nord de l’Europe:

«On te colle dans une fonction bien rémunérée parce que tu fais chier le monde sur la scène nationale, ou parce que tu attends qu’un poste ministériel s’ouvre. Ensuite, tu bloques un poste sans forcément produire énormément. Rachida Dati a fait deux trois trucs et s’en vante, mais elle n’a ni fait adopter le PNR [Passenger Name Record, le fichier des passagers des compagnies aériennes], ni impulser la politique de déradicalisation. En 5 ans, elle a juste produit un rapport, qui a été détricoté en commission. Brice Hortefeux, quant à lui, a bloqué le projet de visa humanitaire, mais à part cela, il n’a produit aucune influence positive.»

Pourtant, aujourd'hui, cette relative inactivité parlementaire ne les empêche pas d’affirmer leur droit de figurer en bonne place sur la future liste que présenteront Les Républicains aux élections européennes. Une vieille habitude à droite comme à gauche qui, couplée à la présence de vingt-quatre députées et députés d’extrême droite (qui ne pèsent guère dans les décisions) sur une délégation qui en compte soixante-quatorze, a conduit à un affaiblissement considérable de l’influence de la France dans les institutions.

En finir avec le recyclage

«Je dis stop. Le Parlement européen, ce n’est pas du recyclage!», fustige Élisabeth Morin Chartier, députée centriste, qui a quitté le groupe LR il y un an, en désaccord sur la ligne européenne de son parti. «Un mandat de député au Parlement européen, c’est un mandat à très lourde responsabilité qui demande un engagement total.» L’élue termine son troisième mandat et a été rapporteure de la directive «détachement des travailleurs», qui a donné lieu à des passes d’armes arides entre les capitales. Peu connue en France, elle a pourtant été la cheville ouvrière de l’accord, qui fut négocié en «trilogue» entre le Parlement, dont elle avait obtenu un mandat de négociation, le Conseil qui représente les États, et la Commission européenne.

«Être député européen, cela signifie faire abstraction d’un égo d’existence sur la scène nationale. Exister au Parlement européen, c’est bien plus important pour représenter les intérêts de la France, que de courir les radios et télévisions sur la scène nationale.»

Faire abstraction de son ego et porter la bonne parole dans les grands médias? Là aussi, c’est la chronique d’un rendez-vous manqué. Acide, un assistant peste sur les insuffisances de ces élues et élus «première classe»:

«Cela ne me dérange pas qu’un tiers des personnes élues fasse seulement le boulot, à condition que celles qui ont une surface médiatique l'utilisent à bon escient, c'est-à-dire pour parler d’Europe sans raconter de bullshit.» Ambiance.

Pire, ces personnalités recasées sont légion à siéger dans des commissions parlementaires sans véritable poids législatif: «Regardez au sein de la commission Affaires Étrangères: la France est l'un des pays les plus représentés!», râle un fonctionnaire. «Au sein d'une commission qui n’a aucun poids juridique, avoir un contingent de dix Français est une gabegie! Comparons ensuite avec les commissions du marché intérieur, de l’énergie, ou des transports, où l’Europe a une compétence propre: là, la France est nettement moins représentée en termes de sièges et d'influence.»

Question de crédibilité

La France mise à part, seule l’Italie a pour habitude de faire élire au Parlement des têtes d’affiches nationales qui ne s’investissent guère dans un mandat relevant plus de la salle d’attente ou de la rente de situation. Cette pratique, à l’heure où les enjeux européens s’invitent régulièrement dans les débats nationaux, jette le discrédit sur la capacité des partis politiques français à investir le champ européen, pourtant incontournable quand il s’agit de produire des normes et de la législation.

Et surtout, «un député européen a bien plus de pouvoir qu’un député national». Une évidence rappelée bien opportunément par Jean-Louis Bourlanges, élu Modem à l’assemblée et ancien eurodéputé, au micro de France Inter. D'où le fait que pour les pays voisins, ces usages à la française relèvent d’un vilain anachronisme.

 

Les hussards noirs de l’Union européenne?

Pourtant, avoir été ministre est loin d’être un handicap au parlement européen. «Il y a quelques années, il y avait 250 anciens et anciennes ministres. C’est plutôt un atout», analyse un observateur régulier de la scène bruxelloise. «Cela signifie qu’il connaît le Conseil des ministres européen. Cela permet également d’avoir des contacts, des compétences, des réseaux plus larges qu’un simple député de la société civile.»

Jean Arthuis en est le dernier exemple. Ministre du Budget en France, puis président de la commission des Finances du Sénat pendant près de ix ans, il a été élu à Strasbourg en 2014, et son expertise l’a directement propulsé à la tête de la commission des budgets au Parlement. Fin connaisseur des mécanismes budgétaires, il a pu ainsi appréhender très rapidement les méandres des négociations financières européennes.

C'est qu'il en faut, du temps, pour assimiler la complexité de la machine européenne. Un temps que certains voisins de la France ont érigé en véritable stratégie politique:

«Les partis politiques espagnols envoient leur futurs députés d’abord en tant qu’assistants», pointe un fonctionnaire du Parlement. «Cela leur permet de se familiariser avec la machinerie, et de se former. Une fois élus, ils deviennent des outils d’influence extrêmement efficaces! Quand on connaît déjà le staff du groupe, les rapports de force, le poids des coordinateurs des familles politiques pour l’obtention des rapports… alors c’est gagné. Ce sont les hussards noirs de l’UE.»

«J’aimerais que les partis politiques prennent conscience de la manière dont les Allemands s’impliquent pour exister au Parlement européen»

Elisabeth Morin Chartier, députée centriste

Une vision de long terme qui rappelle la stratégie allemande, nationalité la plus influente au sein de toutes les institutions bruxelloises.

«J’aimerais que les partis politiques prennent conscience de la manière dont les Allemands s’impliquent pour exister au Parlement européen», ajoute Elisabeth Morin Chartier. «Selon eux, il faut un mandat pour apprendre, un mandat pour comprendre, puis un pour diriger. On est très loin du recyclage et de ces listes qui se renouvellent constamment. On est dans la construction d’une véritable stratégie européenne.»

Si certains y voient la patte d’une «Europe allemande», force est de constater que cette vision ne s’arrête pas aux élues et élus, mais gagne toutes les sphères de pouvoir des institutions.

«Ils investissent tous les postes, y compris dans l’administration. Ils sont au cœur du réacteur et cette méthode est portée politiquement», ajoute une fonctionnaire.

La quête du consensus

À quelques semaines du scrutin européen, alors que les listes sont encore en gestation, les partis politiques français devraient, selon plusieurs sources, totalement changer de paradigme.

«La philosophie a-t-elle changé? On va le voir», souligne Élisabeth Morin Chartier. «Si on reste dans les vieux schémas pour représenter des courants nationaux internes au parti politique, on loupe le coche. Il faut des gens qui pèsent dans l’hémicycle.»

Les membres du Parlement européen, en session plénière, le 13 février 2019 | Frederick Florin / AFP

Transition énergétique, climat, sécurité alimentaire, convergence fiscale et sociale, taxation des Gafa, cybercriminalité, immigration… Les enjeux sont nombreux, et les débats sont déjà vifs dans une Union européenne fracturée entre libéraux et protectionnistes, nationalistes et progressistes, tenants de la rigueur et pourfendeurs des dogmes budgétaires.

Or, l’institution reste le temple du compromis et du consensus. Il est impossible de voter un texte sans négociations préalables avec les autres groupes politiques, car aucun ne dispose d’une majorité absolue. Pour preuve, l’hémicycle sortant compte 751 députées et députés, dont 217 au profil conservateur, 187 socialistes, ou encore 68 de type libéral. Les coalitions doivent donc se construire sur chaque texte, un fonctionnement bien éloigné du parlementarisme à la française, construit sur une majorité, souvent absolue, et des oppositions. Ce qui constitue une difficulté supplémentaire à surmonter pour les élues et élus de notre pays.

D'autres grilles de lecture

«Il faut complètement débrancher le logiciel hexagonal», analyse un député. «Les grilles de lecture ne peuvent plus être nationales. Certains tentent de rejouer les oppositions de l’Assemblée, mais cette résistance est totalement folklorique. Il y a un réel décalage entre l’européanisation des débats et le fonctionnement des élus français. On est encore parfois dans des schémas d’il y a dix ans. Le député européen n’est pas un conseiller général.»

«Il n’est plus concevable d’envoyer des arbres morts au Parlement»

Une députée

En parallèle, une partie des personnes élues joue la carte d’une opinion publique européenne naissante pour faire émerger des enjeux, ou accompagner des campagnes initiées par des ONG. Ce fut le cas sur le glyphosate, les néo-nicotinoïdes tueurs d’abeilles, ou encore la pêche électrique. Une stratégie gagnante dans ces cas d’école. Néanmoins, la technicité de certaines législations ne permet pas toujours d’interpeller l’opinion. Dès lors, le poids politique et la capacité à négocier restent un levier de taille quand il faut construire une coalition pour faire adopter des directives.

«Dans ce cadre, il n’est plus concevable d’envoyer des arbres morts au Parlement, ce n’est plus possible», s’agace une députée. «Tant que ce pays continuera de fonctionner sur ce registre, avec les têtes de liste que l’on connaît, tant qu’on n’assumera pas la dimension européenne au sein des partis, cela ne fonctionnera pas. Le risque de voir un hémicycle éclaté dans la prochaine législature en des dizaines de groupes politiques est un test majeur dans notre capacité à créer du consensus. Sinon, c’est le risque d’une vraie mort cérébrale des institutions.»

Ce risque d’une mort cérébrale ne concerne pas seulement le Parlement. Le Conseil des ministres européen est déjà largement paralysé dans des décisions législatives par son incapacité à produire du consensus. La révision du règlement de Dublin qui délègue la responsabilité de l’examen de la demande d’asile d’un réfugié au premier pays qui l’a accueilli sur le continent en est le symbole flagrant. Bloquée depuis des années, cette refonte est aujourd’hui un champ de bataille entre les pays de premier accueil comme l’Italie ou la Grèce, et les autres. L’arrivée au pouvoir de Matteo Salvini, leader de la ligue italienne d’extrême droite, a exacerbé les positions des capitales et aucune solution ne semble se dessiner. Au-delà de ce règlement, c’est toute la gestion des enjeux migratoires par l’Union qui se pose. Dans une Europe fracturée par le populisme, l’épreuve du consensus n’est pas juste une question de «vieux schnocks».

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