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Comme dans bien des histoires contemporaines, celle-ci commence par un tweet. Le 28 janvier, l’utilisateur @p4u1_13 poste une vidéo qui deviendra rapidement virale tant le mélange de rire et de répulsion qu’elle provoque est unique en son genre.
Pour dire les choses telle qu’elles sont: on y voit un homme faire un salto avant en sautant d’un bateau dans la mer, le tout en déféquant. Mais le génie de la vidéo est d’être présentée en marche arrière, de sorte qu’au milieu de la roulade qui ramène l’homme de la mer au bateau, sa matière fécale retourne là où elle aurait dû rester en un mouvement étonnement fluide. On vous laisse contempler ce «poo flip» si personne ne zieute actuellement votre écran.
L’enquête au grand écart
Une vidéo retweetée plus de 50.000 fois, un buzz un peu dégueu, mais pas que ça. Comme souvent lorsqu’un contenu viral commence à atteindre des sphères étonnantes, la presse se met alors à relayer l’objet qui intéresse tant d’internautes. Ce qu’a fait le New York Magazine. Cette référence mondiale du journalisme a pris l’affaire tout à fait au sérieux: Brian Feldman, le journaliste derrière l’article en question, a enquêté.
Et il a trouvé des choses à écrire. Il découvre que Paul n’est pas le premier à avoir publié cette vidéo puis retrouve rapidement l'homme derrière la caméra ainsi que le «poo fliper». Brian Feldman mettra même la main sur une deuxième vidéo montrant l’exploit sous un autre angle, ce qui le poussera à écrire cette phrase incroyable qui fera date dans l’histoire du journalisme: «A frame-by-frame analysis of both clips conducted by New York Magazine confirms that they are of the same fecal ejecta» («Conduite par le New York Magazine, une analyse image par image des deux vidéos confirme qu’il s’agit de la même déjection fécale»).
Sur les réseaux sociaux, ce grand écart entre sujet puéril et méthodologie consciencieuse provoque bien sûr de nombreuses réactions. S'est alors invitée l’inévitable, l’omniprésente, l’âme de l’internet d’aujourd’hui: l’indignation. La critique virulente qui ajouterait immédiatement l’article aux pièces à conviction du lourd dossier qui voudrait démontrer que le journalisme est en pleine décadence.
Bonne humeur «image par image»
Il n’en est (presque) rien. Sur Twitter, à la suite de l'article, l’enthousiasme est de rigueur. L’enquête de Brian Feldman est glorifiée comme une irruption soudaine de «vrai journalisme», digne du prix Pulitzer.
Évidemment, ces commentaires sont faits sur le ton de l’humour, de l’ironie. Plus rare mais moins surprenant, le mépris a également été de la partie: à un twitto qui s’imaginait dans la peau d’un stagiaire du New York Magazine auquel on aurait ordonné d’analyser la vidéo d’un poo flip image par image, Brian Feldman a répondu sèchement qu’il est en réalité rédacteur en chef du site.
i’m the editor-in-chief https://t.co/ObD67kpkp3
— brian feldman (@bafeldman) February 1, 2019
En fin de compte –et c'est assez inattendu– ce sont bel et bien la bonne humeur et la bienveillance générale qui régnèrent autour de l’enquête. Un grand nombre d’internautes soulignèrent même que l’article leur avait procuré «beaucoup de plaisir», voire «une crise de fou rire». Outre les grincheux rituels, sur Twitter, Brian Feldman est largement remercié pour son travail.
"like finding a second Zapruder film, but for poop." I found great enjoyment in this deconstruction of the poo flip video, using satellite imagery and alternate angles to establish the important timeline of events https://t.co/FDFBCsR6aY
— Rebecca Watson (@rebeccawatson) February 1, 2019
J'ai éprouvé un vrai enthousiasme dans le décryptage de la vidéo du poo flip, basé sur des images satellites et des angles alternatifs pour établir la chronologie des faits.
I have been cry-laughing for about 18 minutes now. I really have no words, this is so wrong that it is right. The video is hilarious..the NYmag write-up is legendary.
— S. Rifai (@THE_47th) February 2, 2019
https://t.co/uD9ncSNJf1
J'ai eu un fou rire de dix-huit minutes. Je n'ai pas de mots. C'est tellement décalé que ça en devient parfait. La vidéo est hilarante, l'article du New York Magazine est légendaire.
Le cas paraît si rare en cette époque où les journalistes reçoivent plus d’attaques que d’amour qu’il a de quoi interroger. Qui plus est lorsqu’on pense au sujet de ladite enquête, soit un salto défécatoire pour dire les choses telles qu’elles sont. Un sujet trivial, qui ne concerne aucun enjeu majeur de société ou ne propose aucune idée d’amélioration du quotidien. À moins que l’article fasse mieux que cela et améliore lui-même le quotidien de ses lecteurs et de ses lectrices en leur offrant un moment de détente, mais un moment structuré, sérieusement présenté, professionnel.
Construction d’un monde positif
Dans son approche et dans ses effets, l’enquête du New York Magazine peut ainsi être considérée comme un exemple étincelant, quoique étonnant, de «journalisme constructif». Le journalisme constructif, c'est une forme de réponse à la crise de confiance envers les médias. Ulrik Haagerup, fondateur du Constructive Institute et ancien directeur de l’information de la télévision publique danoise, parle même d’un «correctif à la culture dominante des médias, qui s’intéresse surtout aux informations indiquant combien les choses vont mal». En somme, il s’agirait de parler un peu plus des trains qui arrivent à l’heure.
Mais pas seulement. Le journalisme constructif se voit aussi comme une réflexion globale sur les choix médiatiques et la réception de ceux-ci. Parfois appelé «journalisme de solutions» du fait de sa volonté de mettre en avant différentes initiatives jugées utiles ou de chercher les meilleurs réponses possibles à un problème plutôt que de s’arrêter à son exposition brute –pour ne pas dire sensationnelle–, la pensée constructive ne défend donc pas seulement une vision positive du monde. Elle considère que les journalistes contribuent directement à l’image générale qu’on se fait de la réalité, et qu’il leur incombe donc de rééquilibrer cette image, aujourd’hui si sombre.
Certes, les sujets sur lesquels se penche cette école de pensée sont autrement plus sérieux que l’enquête «merdique» de Brian Feldman. Mais si le moyen est inattendu, l’effet est sans aucune doute celui recherché par les constructifs et les constructives. De l’enthousiasme, de la joie, des rires et de la bienveillance, le tout autour d’un article –on le répète– méthodologiquement irréprochable.
C’est la différence de fond qui fait que «The Real Story Behind the Viral “Poo Flip”» est à considérer comme un exemple de journalisme constructif plutôt que comme une énième tentative d’infotainment. La définition même de ce qu’on appelle en français l’infodivertissement est d’ailleurs à l’exact opposé de la nature de l’article puisque le terme «désigne la tendance à traiter l’ensemble des programmes et des informations avec les procédés du divertissement», là où Brian Feldman traite un sujet divertissant avec les procédés du journalisme d’investigation.
Quoi qu’on pense du sujet, il est donc difficile de considérer le journaliste comme un amateur en quête de buzz, à l’inverse de nombreux représentants de l’infotainment, souvent présentés comme des succédanés de journalistes. Succédanés par ailleurs plus visibles que les véritables journalistes, et donc moteurs dans la fabrication de l’image négative du métier.
Comme le rappelle Ulrik Haagerup: «Quand une telle méfiance envers les institutions démocratiques se propage, les gens sont prêts pour le populisme, comme l'ont montré l'élection de Donald Trump ou le vote sur le Brexit. [...] Ce type de publication est bon pour les affaires. Il est bon pour le journalisme. Et il est bon pour la démocratie», ajoute enfin l’ancien directeur de la télévision publique danoise en parlant de journalisme constructif au sens large. Poo flip inclu, puisque définitivement bon pour le moral.