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«Est-ce que ça valait le coup de mourir à Maïdan pour ça?»

Alors que se profile la présidentielle ukrainienne, les jeunes aspirent à la stabilité et la culture reprend ses droits.

À Obolon, un quartier de Kiev, dans les galeries d'art, on s'inquiète encore de la mainmise des oligarques. | Laura-Maï Gaveriaux
À Obolon, un quartier de Kiev, dans les galeries d'art, on s'inquiète encore de la mainmise des oligarques. | Laura-Maï Gaveriaux

Temps de lecture: 8 minutes

Comment oublier ces images? De ce côté du continent, sur l’écran de nos télévisions, une foule immense, des barricades de pneus et, dans un épais nuage de lacrymogènes, la police anti-émeute tirant à balles réelles sur des manifestantes et manifestants armés de lance-pierre bricolés. Puis l’on vit surgir, à côté de l’emblème ukrainien, le fond azur et sa couronne aux douze étoiles jaunes. On commençait de comprendre que cette histoire nous concernait, cette irruption contestataire dans un pays que nous connaissions mal.

«Des gens ont été tués au cœur de la capitale alors qu’ils brandissaient des drapeaux européens. C’est la seule fois que c’est arrivé dans l’histoire de l’Union», rappelle avec émotion Oleksandra Matviychuk, directrice du Centre pour les libertés civiles, que l’on rencontre dans ses bureaux à Kiev. Entre 120 et 140 morts (dont 17 policiers), entre 1.800 et 2.000 blessées (dont 40 journalistes), du 21 novembre 2013 au 22 février 2014, au cours de manifestations massives et par températures négatives. L’étincelle qui déclencha l’incendie? Le refus du président kleptocrate, Viktor Ianoukovytch, de signer un accord avec l’Europe, au profit d’un rapprochement probable avec la Russie. Cinq ans plus tard, à un mois de l’élection présidentielle (le premier tour aura lieu le 31 mars), que reste-t-il de l’Euromaïdan?

 

 

Retour sur la Place de l’indépendance, «Maidan Nezalezhnosti». Les premiers jours du mois de février sont glacés, mais le soleil inonde les trottoirs où circulent des promeneurs et promeneuses chargées de sacs de shoppings. Les enseignes sont les mêmes que celles des capitales occidentales, de Londres à Madrid. À quelques mètres, Puzata Hata, une chaîne de bistrots populaires parmi les jeunes. On y mange bon marché et toutes les strates de la classe moyenne urbaine s’y croisent.

Les jeune aspirent à la stabilité

Mykola a 20 ans. Devant son assiette de varenykiy, il ne se sent pas concerné le moins du monde par la politique. «J’avais 15 ans, je me souviens. Mon grand frère y allait. Mais je ne vois pas ce que je pourrais défendre. Il y a toujours les mêmes chez les politiques. Ioulia, je la voyais déjà aux infos quand j’étais petit!» Il fait référence à Ioulia Tymochenko, surnommée «la princesse du gaz» en référence à ses affaires troubles. Devenue une égérie de l’opposition lors de son passage en prison (pour évasion fiscale), surtout aux yeux des observateurs occidentaux, elle est une candidate sérieuse pour la présidentielle.

«Mais changer le président, si c’est juste changer de tête, poursuit Mykola… La guerre continue, personne ne dit qu’elle va s’arrêter. Est-ce que ça valait le coup de mourir à Maïdan pour ça?» Est-il est attiré par l’Europe? «Bien sûr. Pour le mode de vie, les études. Et parce que chez vous, on peut penser à l’avenir. Mais personne ne s’imagine que nous serons des européens comme les autres.» Autour de la table, ses amies et amis n’ont guère envie de s’étendre, mais tout le monde acquiesce, dans un anglais parfait. Une aspiration à la stabilité et, dans leurs mots, une façon d’exprimer le problème qui demeure central en Ukraine: la corruption.

Plus d'un million de déplacés, selon le HCR

Ce désenchantement est-il justifié? Quelques oligarques notoirement corrompus sont passés entre les mailles du filet mais, depuis 2014, l’Ukraine post-Maïdan a mené des réformes sérieuses. Elles commencent à produire leurs effets, même si les Ukrainiens sont impatients. «Les salaires des policiers ont été relevés et une nouvelle augmentation de 30% entre en vigueur en 2019, ça revalorise le métier», confirme Alexis Prokoviev, co-fondateur de l’ONG Russie-Libertés et spécialiste de l’Europe de l’Est. De fait, ils tiennent plus à leurs postes et sont moins enclins à prendre des pots de vin. «Il y avait d’ailleurs cette plaisanterie populaire: un flic arrête une voiture sur la route. Le conducteur: “Mais je n’ai rien fait!” Le flic: “Je n’ai pas le temps d’attendre que tu commettes une infraction, j’ai des frères et des gosses à nourrir”», nous confie, en off, un observateur de premier plan de la société ukrainienne.

«Avant, les Ukrainiens n’auraient jamais pensé s’impliquer dans la vie publique. Depuis 2014, ils se sont réapproprié leur citoyenneté, en créant des associations, en adhérant à des ONG, et cela dans tous les secteurs.»

Oleksandra Matviychuk, directrice du Centre pour les libertés civiles en Ukraine

Parmi les succès au plus haut niveau de l’administration, l’assainissement de la gouvernance de Naftogaz, la compagnie nationale de gaz, gros enjeu dans les relations entre l'Ukraine et la Russie. À souligner aussi: les efforts en matière de décentralisation, qui permettent aux citoyennes et citoyens de confronter les autorités locales dans leur gestion des ressources communes. «C’est l’un de nos acquis majeurs», confirme Oleksandra Matviychuk. Elle n’a que 37 ans, mais avec un long passé d’activiste à son actif, elle a vécu l’Euromaïdan aux premières loges. «Avant, les Ukrainiens n’auraient jamais pensé s’impliquer dans la vie publique. Depuis 2014, ils se sont réapproprié leur citoyenneté, en créant des associations, en adhérant à des ONG, et cela dans tous les secteurs. Le contrôle des administrations, l’aide aux déplacés [plus d’un million, depuis le début de la guerre, d’après le HCR], l’exigence d’une vérité judiciaire pour les morts de Maïdan». Bref, la création d’une société civile.

 

 

Autre source de lassitude: la guerre. Pour enlisée qu’elle soit, elle continue et structure en partie les rapports humains. Si le ressentiment à l’égard de Poutine est très fort dans la capitale et les grandes villes du pays, les Ukrainiens font les comptes et aspirent à une normalisation de leur quotidien. Encore une fois, c’est dans la jeune société civile en pleine ébullition que cette critique s’exprime avec le plus d’impertinence.

Des quartiers en pleine ébullition artistique

Izolyatsia est une ancienne usine de textile reconvertie, depuis 2010, en plateforme d’art indépendante. Ses activités actuelles sont représentatives de ces lieux alternatifs qui ont essaimé dans le sillage de l’Euromaïdan. Comme Closer, dans le quartier branché de Podil, combinant une galerie, un dancefloor où viennent jouer les meilleurs DJ de la scène européenne, un café végétarien, un atelier de création.

 

 

À Izolyatsia, nous sommes reçus par Mykola Ridnyi, artiste et curateur de l’exposition «Armed and Dangerous», réunissant les productions des vidéastes ukrainiens les plus téméraires de leur génération. «À travers ces œuvres hybrides, entre cinéma expérimental et art contemporain, nous voulons questionner les effets de la guerre dans la société ukrainienne. La militarisation de l’espace, la glorification et l’esthétisation de la violence chez les jeunes…»

Même radicalité dans le travail de Nikita Kadan. On le retrouve à Obolon, un quartier de Kiev où les dorures d’une église orthodoxe traditionnelle côtoient des barres d’immeubles soviétiques à perte de vue. L’une d’elles abrite des studios d’artistes. Au milieu de ses immenses toiles travaillées au crayon de charbon, le trentenaire, déjà reconnu et confirmé à l’international, décrit son nouveau projet. «J’utilise des photos d’archives de massacres survenus au cours du passé soviétique. Elles saturent l’espace médiatique depuis quelques années, car le pouvoir s’en sert pour réécrire l’histoire. Je les transpose par le dessin, afin de symboliser la meurtrissure des corps. Je veux faire réfléchir sur ce qu’est une bonne ou une mauvaise victime en fonction du côté où l’on se trouve. C’est ma critique de la dérive nationaliste qui plane sur l’Ukraine actuellement.»

L'atelier de Nikita Kadan, dans le quarier d'Obolon, à Kiev (Ukraine). | Laura-Maï Gaveriaux

«On ne peut pas nier ces problèmes, concède Oleksandra Matviychuk. L’activité des milices dans certaines régions, les dangers d’un discours extrémiste de repli. Mais c’est dans la guerre qu’ils trouvent leur source, une guerre déclenchée par Poutine lorsqu’il a vu que la démocratisation pouvait aboutir. C’est une menace intérieure pour lui: si l’Ukraine réussit, son modèle autoritaire pourra être contesté au sein de sa population. Il en a très peur.»

Les médias accusés de servir l'oligarchie

Quelques heures après notre départ, les curateurs et curatrices de la galerie Izolyatsia ont été violemment pris à partie par des ultra-nationalistes qui voulaient empêcher la tenue d’une conférence. Nikita Kadan a lui-même connu menaces et saccages, notamment en raison de son travail passé sur les tortures policières. La culture est le secteur dans lequel s’exprime la critique politique la plus franche dans une société civile à la croisée des chemins, fatiguée quoique mobilisée. Mais est-ce aussi facile de s’exprimer librement quand on est un artiste en Ukraine? «C’est difficile, mais c’est encore possible», affirme Nikita Kadan. Une autre singularité locale qui n’enchante guère le voisin russe.

Vendredi 8 février, à la tombée du jour. Une file de gens bien habillés, cartons d’invitation à la main, se presse devant l’entrée du Pinchuk Art Center, en face du plus vieux marché couvert de Kiev. C’est le vernissage très chic du prix international créé par l’oligarque Victor Pinchuk, le Future Generation Art Prize, remis sous forme de biennale à un artiste de moins de 35 ans. Parmi les parrains: Damien Hirst, Jeff Koons, Elton John, Miuccia Prada... du beau monde. Ici, on met en avant la disruption, l’importance de l’art y compris en temps de guerre et, surtout, l’action engagée du mécène pour la création contemporaine en Ukraine. Tout est enchanteur, l’optimisme des organisateurs, le cocktail, le DJ.

Maïdan, 2019 | Laura-Maï Gaveriaux

Pourtant, on ne peut s’empêcher de poser la question à Mykola Ridnyi que l’on retrouve au dernier étage du centre, un verre de cava à la main, un petit four dans l’autre. Car son exposition accuse les médias mainstream, possédés par les oligarques, d’être des «instruments d’influence écrasant tout esprit critique face à la guerre et à la politique». Mais Pinchuk, gendre d’un ancien président, qui fut lui-même député dans l’Ukraine d’avant, est aussi un oligarque qui possède des chaînes de télévision. Ne se sert-il pas de l’art pour se refaire une virginité? «Je ne sais pas s’il est sincère. Mais pour l’artiste que je suis, qui doit vivre et créer dans ce contexte, en Ukraine, c’est le seul à offrir un espace de liberté totale. Je ne peux que saisir l’opportunité

«Il a beaucoup amélioré son image, nous explique en off une source très au fait de l’arrière-scène. Même si des rumeurs prétendent qu’il négocie avec son ancienne ennemie jurée, Timochenko. Difficile de croire qu’il ne met plus un doigt dans la tambouille.» Mais comment juger des intentions et du for intérieur d’un homme?

Björn Geldhof, le directeur artistique du centre à qui nous poserons la question tout aussi franchement, nous le dira avec conviction. «Il n’a pas seulement créé cet espace, financé des artistes, en nous laissant la liberté la plus absolue dans nos choix. Il a surtout pris des risques personnels pour soutenir certaines expositions qui ont suscité de l’indignation, parfois de la censure et des menaces. Et il l’a fait en rappelant que c’était sa contribution à la démocratisation du pays. En tant qu’homme de culture, c’est tout ce que je retiens.» Désormais, Pinchuk est davantage présenté comme un philanthrope que comme un oligarque.

Un populiste en tête pour la course à la présidentielle

À quelques semaines de la présidentielle, Volodymyr Zelensky, un acteur de séries qui se présente lui-même comme un «clown» et un populiste, ferait la course en tête. Comme une vague redite de l’Italie… On dit qu’il serait manipulé par Kolomoïsky, un oligarque. En face, Petro Porochenko, ce président sortant qui ne suscite guère d’enthousiasme. Et la sulfureuse Timochenko, soupçonnée d’être trop conciliante avec la Russie. Mais plus que les résultats, ce que vont scruter les amies et amis de l’Ukraine, c’est la capacité de mobilisation de la société civile.

L'humour ukrainien: des faux permis de conduire pour se moquer des forces de l'ordre. | Laura-Maï Gaveriaux

Oleksandra Matviychuk est consciente que les opinions occidentales ont un peu abandonné les démocrates dans son pays. «La propagande pro-Krémlin sait s’adresser à vous. Il lui suffit d’utiliser le terme terroriste pour toucher la corde sensible.» Malgré tous les défis qui restent à relever, elle continue de penser que l’aboutissement du processus démocratique est la seule réponse possible. Et elle continuera de porter le legs de l’Euromaïdan. «C’était un appel à l’Europe, mais il n’était pas question d’intégrer l’Union européenne. La majorité des Ukrainiens ne savent même pas ce que c’est. Fondamentalement, il s’agissait de dire: nous voulons vivre dans un pays où des règles du jeu existent, et où les standards des droits humains sont notre référence. Il s’agissait, et il s’agit toujours, d’un choix de civilisation

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