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Le travail du sexe bouleversé par la fermeture du site américain Backpage

Aux États-Unis, les mesures répressives contre le trafic sexuel en ligne ont transformé le business de la prostitution et fragilisé l’activité des travailleurs et travailleuses du sexe.

Depuis la fermeture du site Backpage, les travailleuses et travailleurs du sexe peinent à trouver d'autres options viables. | Kamil S via <a href="https://unsplash.com/photos/ApqcIeLhUaI">Unsplash</a>
Depuis la fermeture du site Backpage, les travailleuses et travailleurs du sexe peinent à trouver d'autres options viables. | Kamil S via Unsplash

Temps de lecture: 8 minutes

En avril 2018, deux tremblements de terre successifs ont secoué le business du sexe sur internet. Le premier a été la spectaculaire clôture par le FBI de Backpage, un site de petites annonces qui avait acquis une très grande notoriété chez les travailleurs et travailleuses du sexe.

Quelques jours plus tard, Trump a promulgué deux lois, à savoir la Stop Enabling Online Sex Trafficking Act (SESTA) et la Fight Online Sex Trafficking Act (FOSTA), qui ont rendu les sites permettant sciemment le trafic sexuel responsables d’hébergement d’activité illégale, ce qui facilite les actions en justice contre leurs propriétaires.

Dégâts collatéraux

Ces deux actions avaient pour objectif de venir en aide aux personnes les plus durement touchées par la disponibilité du sexe en ligne: celles, souvent mineures, qui faisaient l’objet d’un trafic organisé par des proxénètes cherchant des clients sur des sites comme Backpage. D’autres sites en ont pris bonne note. Craigslist, par exemple, a supprimé sa section «relations intimes», de peur d’être tenu responsable des activités qui s’y organisaient.

Mais comme tant de politiques bien intentionnées, ces actions visant à protéger les victimes ont eu des conséquences néfastes sur un autre groupe: les adultes se livrant à la prostitution de façon consentie.

Quand Backpage a fermé, «je me suis dit que j'étais foutue», m’a dit une travailleuse du sexe se faisant appeler Raven. «J’ai pensé: “C’est la seule façon de survivre que je connais”».

Raven, 27 ans, se prostitue depuis que ses parents l’ont mise à la porte, quand elle avait 18 ans. Elle utilisait Backpage pour trouver et vérifier ses clients, et –plus important encore– pour travailler pour elle-même, sans agence ou proxénète.

Tant que la loi ne changera pas de regard sur le travail du sexe consenti, celui-ci restera dangereux.

Il semblait inévitable que la répression à l’encontre des forums sur lesquels les proxénètes sollicitent des relations tarifées au nom de victimes de trafic ait un impact sur un groupe plus large. Mais alors que FOSTA et SESTA devaient empêcher les proxénètes de contraindre ou de forcer des personnes à pratiquer la prostitution, elles ont ciblé des sites choisis par les travailleurs et travailleuses du sexe précisément pour éviter les proxénètes.

Dix mois après l’entrée en vigueur de ces lois, il semble impossible de trouver une solution qui protégerait à la fois les victimes de trafic et les adultes consentantes. L’éventail de solutions de fortune permettant d’évaluer les clients en ligne illustre parfaitement le problème: tant que la loi ne changera pas de regard sur le travail du sexe consenti, celui-ci restera dangereux, quelles que soient les ingénieuses solutions ou les politiques qui émergent.

Étant donné ce qui s’y est passé, il est peu probable que des voix s’élèvent en faveur de la restauration d’un site comme Backpage. Une longue enquête sénatoriale sur les fondateurs du site, Michael Lacey et John Larkin (qui avaient également fondé Village Voice Media, un ensemble d’hebdomadaires alternatifs dont The Village Voice), a permis de déterrer des e-mails internes montrant que les administrateurs du site modifiaient les publications avec des logiciels éliminant automatiquement des annonces les mots signalant des activités illégales impliquant des mineurs, comme «alerte AMBER» [système d'alerte enlèvement mis en place aux États-Unis et au Canada pour les disparitions d'enfants, ndlr] ou «Lolita», au lieu de les transmettre à la police.

Lacey et Larkin, ainsi que le PDG du site Carl Ferrer, sont poursuivis pour blanchiment d’argent et proxénétisme. L’enquête a mis en lumière des histoires terrifiantes de jeunes victimes de trafic dont les proxénètes utilisaient Backpage et qui avaient été violées des centaines de fois. Ces récits ont donné l’impulsion nécessaire à l’adoption des lois FOSTA et SESTA.

Maintenant que Backpage n’existe plus, Raven a presque arrêté la prostitution, à l’exception de quelques passes avec des amies ayant besoin d’une partenaire pour un client. Si le législateur considère sans doute qu'il s'agit d'une conséquence positive de la loi, ce n’est pas la panacée pour Raven, qui souffre de douleurs chroniques et de troubles mentaux.

«C'est le seul boulot dans lequel je peux beaucoup travailler lorsque je m’en sens capable. Quand j’avais des boulots stables avec un planning fixe, il y avait toujours un moment où je devenais suicidaire et ruinais tout», raconte-t-elle.

Ne pouvant plus utiliser Backpage ou Craigslist pour trouver des clients, des travailleurs et travailleuses du sexe se sont tournées vers des services d’escorts, des proxénètes, des lupanars ou encore des salons de massage offrant des massages avec «extra», qui prennent tous une commission considérable sur ce que paient la clientèle.

Une prostituée new-yorkaise avec laquelle je me suis entretenue m’a dit que certaines des femmes avec lesquelles elle travaillait régulièrement sont aujourd’hui chauffeuses pour Uber. D’autres sont retournées dans la rue, tandis que d’autres encore ont essayé de remplacer Backpage par d’autres services en ligne pour continuer à travailler de façon indépendante.

Alternatives imparfaites

Une nouvelle option a fait son apparition: il s’agit de Switter, un «espace social ouvert aux travailleurs et travailleuses du sexe» créé en Australie, où la législation est très permissive à l’égard du business du sexe. Il y a aussi TNA Board, Tryst et Eros, mais ces sites sont payants. Et la plupart ne sont pas basés aux États-Unis, même si la population américaine peut y poster ses annonces.

Les nouvelles lois ont mis en pièces l’immunité dont bénéficiaient les sites en vertu du Communications Decency Act de 1996, qui permettait aux réseaux sociaux et aux sites d’actualité avec des sections commentaires de ne pas être tenus responsables des publications des utilisateurs et utilisatrices. En l’absence d’immunité, le fait d’administrer un site web permettant aux travailleurs et travailleuses du sexe de vendre leurs services et pouvant aussi attirer des personnes pratiquant le trafic sexuel est beaucoup plus risqué.

«Le marché est devenu acheteur», m’a expliqué une travailleuse du sexe de la région de la baie de San Francisco se faisant appeler Chloe, ajoutant que de nombreuses prostituées de sa région, qui n'ont plus accès à autant de clients qu’auparavant, ont été contraintes de retourner vers des hommes qu’elles auraient préféré ne plus voir. «Les captures d’écran de publications sur des forums de clients révèlent que certains de ces mecs sont de vrais monstres, qui se réjouissent du fait que les sites ferment, car cela signifie que les femmes ne peuvent plus fixer leurs prix», précise Chloe.

La fondatrice de Switter voulait créer une solution permettant aux travailleurs et travailleuses du sexe d’éviter ce type de situation. Sentant que l’enquête contre Backpage était sur le point d’aboutir et que l’adoption d’une loi contre le trafic sur internet était imminente, Lola Hunt, une travailleuse du sexe australienne cliente de Backpage, a décidé de collaborer avec une amie pour créer une nouvelle plateforme.

C’est ainsi que Switter a été lancé début avril 2018, environ une semaine avant la clôture de Backpage et de la section «pour adultes» de Craigslist et la promulgation de la loi FOSTA. En mai 2018, le site avait attiré environ 70.000 personnes. Pourtant, la croissance de Switter –le site compte aujourd’hui plus de 209.000 utilisateurs et utilisatrices, selon Lola Hunt– a connu quelques turbulences.

Moins de dix jours après l’entrée en vigueur de FOSTA et moins d’un mois après le lancement de Switter, son réseau de diffusion de contenu, Cloudflare, l’a mis à la porte, le privant de présence en ligne et le forçant à chercher une nouvelle option. La raison, selon le directeur juridique de Cloudflare, était «en lien avec nos tentatives de comprendre FOSTA, une loi très mauvaise, qui crée une jurisprudence très dangereuse». Quel que soit son ressenti, Cloudflare marchait sur des œufs face au nouveau statu quo.

Et ce n’était pas la seule entreprise à être réticente à l’idée de soutenir un site dédié aux travailleurs et travailleuses du sexe après les épisodes Backpage et FOSTA. Afin de couvrir les coûts d’exploitation de Switter, Lola et deux de ses collègues ont lancé Tryst, une plateforme payante permettant non seulement aux personnes pratiquant la prostitution de rester anonymes, mais aussi de vérifier qu’elles sont bien les autrices des annonces publiées –Switter, au contraire, est un réseau social sous forme de flux, dans la veine de Twitter.

L’abonnement le moins cher de Tryst coûte 35 dollars [environ 30 euros] par mois aux travailleurs et travailleuses du sexe. Le site a eu beaucoup de mal à mettre en place un système de paiement, selon Lola Hunt. «En Australie, beaucoup de banques n’ont pas accepté Tryst. Le pire, c’est qu’elles sont dans leur bon droit, car la prostitution n’est pas protégée par les lois anti-discriminations», explique-t-elle.

Les entreprises de paiement américaines largement utilisées, telles que Stripe et PayPal, étaient automatiquement exclues, raconte Hunt, parce qu’on «ne peut pas utiliser une entreprise qui stocke les données de nos utilisateurs et utilisatrices aux États-Unis. C’était hors de question». Pourtant, Lola Hunt et ses collègues ont trouvé des solutions alternatives, si bien que Switter et Tryst sont aujourd’hui opérationnels.

Le plus gros problème est l’échelle: ni Switter ni les autres solutions n’attirent autant de clients que Backpage.

Jenny, une prostituée qui dirige également une société de services naturistes à domicile à Seattle, m’a confié avoir perdu tous ses anciens clients réguliers après la fermeture de Backpage et Craigslist parce que, selon elle, ils ont peur de se faire repérer. Elle utilise désormais TNA Board, un panneau de petites annonces en ligne payant avec des forums locaux, qui s’est révélé moins fructueux que Craigslist et Backpage.

«Je suis dans le rouge, maintenant. Je n’ai pas du tout d’argent de côté, m’a-t-elle expliqué. J’aime bien garder quelques centaines d’euros en liquide. Mais là, je commence à m’inquiéter, parce que je ne reçois plus autant d’appels ou d’e-mails qu’avant. C’est mort.»

Si Switter est devenu une bonne solution pour certaines personnes, d’autres n’en ont pas profité. D’abord parce que le site fonctionne comme un réseau social ouvert et que pour rendre ses publications visibles, il faut être à l’aise avec les réseaux sociaux et l’utiliser régulièrement. La plateforme trie les publications à l’aide de hashtags, ce qui crée de la cacophonie lorsque les utilisateurs et utilisatrices casent de longues listes de mots-clés.

Mais le plus gros problème est l’échelle: ni Switter ni les autres solutions n’attirent autant de clients que Backpage, si bien que les travailleurs et travailleuses du sexe ont moins d’options parmi lesquelles faire leur choix.

Du web à la rue

Toutes ces difficultés et limites augmentent la probabilité que les travailleurs et travailleuses du sexe aillent dans la rue. À San Francisco, la population des quartiers proches des zones de racolage se plaint à la police de la hausse de la prostitution dans leur environnement. Comme l’a dit un résident du quartier Mission de San Francisco à la chaîne KPIX de CBS 5 au début du mois de février, «ces derniers temps, des prostituées vendent leurs services devant chez nous, sous la fenêtre de notre fille».

Pike Long, directrice adjointe de la St. James Infirmary, une clinique œuvrant pour la santé et la sécurité des travailleurs et travailleuses du sexe de la ville, m’a indiqué que son organisation estime qu’il y a trois fois plus de personnes faisant du racolage dans les rues de San Francisco qu’avant la fermeture de Backpage et de la section «relations intimes» de Craigslist.

La hausse de la prostitution de rue a conduit à la création d’une unité de lutte contre la prostitution au sein du commissariat de Mission. Celle-ci propose deux options aux personnes concernées: aller en prison ou se voir infliger une sanction de substitution.

Pour Pike Long, cette alternative est bien coercitive, puisque de nombreux travailleurs et travailleuses du sexe choisissent souvent la prison plutôt que de se soumettre à un programme supervisé par la police.

D’autres rapports isolés font état d’une hausse du racolage dans le pays, attribuée par la police à la fermeture de Backpage, mais il est difficile d’avoir une vue complète de la situation, notamment parce que la police dénombre les travailleurs et travailleuses du sexe et les victimes de traite d’êtres humains dans les mêmes statistiques, ce qui ne permet pas de savoir si la hausse des arrestations est imputable à la prostitution ou au trafic sexuel.

Le législateur doit tenir compte du fait que les victimes de trafic sexuel et les travailleurs et travailleuses du sexe ne sont pas dans la même situation.

La prostitution entre adultes consentants et le trafic sexuel auront sans doute toujours lieu dans les mêmes espaces, que ce soit en ligne ou non. Et la fermeture de Backpage a non seulement changé le paysage pour les travailleurs et travailleuses du sexe, mais elle a également poussé le trafic sexuel vers la rue, où l’on n’a aucune idée de l’identité du client avant de monter dans une voiture. Internet a sans aucun doute facilité la vente de services sexuels, mais il a également rendu la prostitution plus sûre pour beaucoup.

Si l’objectif est d’améliorer les résultats, le législateur doit tenir compte du fait que les victimes de trafic sexuel et les travailleurs et travailleuses du sexe ne sont pas dans la même situation. Ce domaine, où la pénalisation est la norme, repose sur les économies informelles et les ententes commerciales fragiles avec des dynamiques de pouvoir déséquilibrées. De ce fait, toute mesure répressive destinée à aider un ensemble de personnes pourrait être une tragédie pour d’autres.

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