Boire & manger

Pourquoi la gastronomie vegan ne décroche pas (encore) d'étoiles

Alors que de plus en plus de grands chefs se penchent sur la cuisine végétale et qu’un tiers des ménages en France se déclarent «flexitariens», les restaurants gastronomiques vegans restent rares.

Un plat 100% végétal de la cheffe Claire Vallée au restaurant ONA à Arès (Gironde) | Cécile Labonne
Un plat 100% végétal de la cheffe Claire Vallée au restaurant ONA à Arès (Gironde) | Cécile Labonne

Temps de lecture: 7 minutes

29 janvier 2019. Sur l’espace cuisine du Sirha Tv, salon sur lequel se retrouvent chaque année des pros de la restauration et de l’hôtellerie venus du monde entier, la cheffe Claire Vallée s’apprête à faire une démonstration culinaire. Un dessert chocolaté, avec une mousse à la violette et une meringue. Sauf qu’au lieu d’utiliser des blancs d’œufs, elle utilisera de l’eau de pois chiche et qu’elle n’ajoutera ni beurre, ni jaune d’œuf, ni crème.

Son intervention s’inscrit dans l’une des thématiques phares de l’événement: cuisine responsable. Alors que le pourcentage de végétariens et vegans reste faible en France (environ 5% de la population d'après un sondage mené en 2017 par Harris Interactive), de plus en plus de Français et de Françaises affirment diminuer leur consommation de protéines animales. Selon une étude du Crédoc, près d’un ménage sur trois se définit comme «flexitarien».

Défi vegan

Claire Vallée, elle, a fait le choix du tout végétal. Cette cheffe de 39 ans a monté en 2016 le restaurant ONA (Origine Non Animale) dans la petite ville d’Arès au cœur du bassin d’Arcachon. Sa cuisine gastronomique, qui suit le rythme des saisons en mettant à l'honneur légumes, fromages végétaux et simili-carnés est l’une des seules à avoir conquis le guide Michelin. En 2018, ONA est devenu le premier établissement entièrement vegan à décrocher une assiette et une fourchette. Une reconnaissance couronnant le succès de cette adresse, qui a su séduire une clientèle très hétéroclite. Un geste encore rare puisque cette année, seul le restaurant niçois Vegan Gorilla a obtenu une accolade du guide rouge sous la forme d’un Bib gourmand.

Il n’y a pourtant jamais eu autant de curiosité autour de cette cuisine qui prend en compte des enjeux éthiques et environnementaux. Les scandales autour de la viande de cheval et les vidéos d’abattoirs dévoilées par l’association L214 ont laissé leurs marques et sont venues secouer le petit monde de la gastronomie française. En 2017, le «végétal» était au programme du Bocuse d’Or. Fin janvier, la Malaisie a gagné la Coupe du monde de la pâtisserie avec une thématique vegan. L’année dernière, treize chefs ont signé la tribune «La gastronomie vegan a aussi ses chefs étoilés». «Au Sirha, on a pu observer une nette ouverture sur le végétal, avec un discours beaucoup plus assumé qu’il y a deux ans», relate Karine Castro, fondatrice du site Graines de Papilles, qui met en avant la gastronomie végétale.

 

 

Même impression du côté de Bérénice Riaux, chargée de mission de l’association L214: «Il y a un véritable positionnement de la part de grands chefs comme Alain Ducasse, Thierry Marx, Régis Marcon ou Christophe Moret qui organise un dîner “green” tous les mois au Shangri-La». Pour pousser les restaurateurs et les restauratrices à s’engager, L214 a imaginé des défis via son site Vegoresto, qui propose une carte de France des adresses vegan-friendly. Le but? Demander à un restaurant sans offre végétarienne d’imaginer un menu 100% vegan le temps d’une soirée.

À l’issue de cette expérience, l’adresse peut choisir de pérenniser cette alternative en la faisant figurer sur sa carte. Les établissements signent ensuite une charte et figurent dans l’annuaire de l’association. Plusieurs restaurants gastronomiques ont décidé de relever le challenge, à l’image de la Badiane à Sainte-Maxine ou de l’Acacia à Saint-Tropez. «En moyenne, à la suite du défi, cette offre vegan représente 18% de leur chiffre d'affaires», affirme Bérénice Riaux.

Coup de tonnerre

Pour Patrick Rambourg, historien spécialiste de la gastronomie française, le propre de la cuisine française est bel et bien d’évoluer. «La grande réussite de la cuisine française, c’est d’avoir toujours laissé une marge de manœuvre à la créativité, assure-t-il. La cuisine médiévale était épicée, celle de la Renaissance était sucrée, au XVIIe siècle on a connu un retour au “vrai” goût des aliments, au XVIIIe on a prôné une cuisine plus légère… La cuisine française n’a jamais été figée.»

De là à dire que la gastronomie serait prête à abandonner ses fondamentaux, il n’y a qu’un pas que Patrick Rambourg ne franchit pas. «La cuisine de légumes a longtemps été dévalorisée en France, parce qu’elle a été perçue comme une nourriture du pauvre et comme une nourriture des jours “maigres” dans le contexte chrétien, durant lesquels on ne pouvait pas consommer de viande ni de matière grasse animale, rappelle-t-il. Les légumes cuisinés étaient aussi généralement perçus comme une garniture accompagnant viande et poisson. Cela reste inconsciemment imprimé dans nos mémoires. Je pense que les chefs sont prêts à évoluer, mais leur demander d’abandonner une culture culinaire de plusieurs siècles me semble compliqué.»

 

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

Paupiette végétale à la ficelle & chou vert gaufré.

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Faire rimer haute gastronomie et cuisine végétale, Alain Passard s'est plié à l'exercice dès le début des années 2000. À l’époque, on parle encore très peu de végétarisme et encore moins de véganisme. Alors que son restaurant l’Arpège a trois étoiles et est prisé pour la cuisson des viandes, le chef décide brutalement d’arrêter de travailler le «tissu animal». L’arrivée de sa cuisine légumière, réalisée intégralement avec la production de ses potagers, est un véritable coup de tonnerre.

«J’avais dix ans d’avance, raconte-t-il. L’Arpège dans les années 1990 était une rôtisserie et j’ai eu mes trois étoiles en 1996 avec le tissu animal. Du jour au lendemain, quand j’ai basculé sur le végétal, cela a été très mal perçu par les clients et par la profession qui ne croyait pas en mon aventure. Mes confrères m’ont dit: tu vas perdre tes étoiles et tes clients. Bien sûr, le modèle a été compliqué au début, même si on a redressé le bateau en moins d’un an.» Les étoiles, elles, sont restées.

Timides formations

La cheffe Marina Réale-Laden a elle aussi eu du mal à imposer une cuisine végétarienne puis vegan lorsqu’elle a repris les cuisines de l’établissement de ses parents, le Château de Coudrée. Formée chez Alain Ducasse, qui servait déjà un menu «Jardin» au Louis XV à Paris, elle élabore une carte inspirée du potager tenu par sa mère. «Pour moi cette cuisine est incroyablement riche, elle offre une palette de saveurs et de couleurs merveilleuses», confie-t-elle. Malgré son attirance pour ces saveurs végétales, la cheffe continue de servir poisson et viande à ses convives en marge d’un menu vegan friendly.

«Il y a beaucoup de préjugés sur la cuisine vegan, observe-t-elle. J’aimerais bien proposer uniquement des plats végétaliens, mais on ne pourrait pas en vivre. Nous sommes situées entre Thonon et Genève, à la campagne, et cela reste un choix compliqué pour un restaurant. En tant que cheffe on n’est pas là pour éduquer les gens, j’en ai fait l’expérience: j’avais réduit il y a huit ans les proportions de viande et de poisson et certaines personnes disaient que c’était pingre. J’ai vite arrêté. Je préfère désormais ouvrir des portes, lancer des discussions, aider les curieux à découvrir une autre manière de manger.»

«Cela reste une crainte pour les chefs d'être associés à une cuisine végétarienne», constate aussi Karine Castro. Alain Passard a lui-même progressivement recommencé à servir de la viande à l’Arpège.

 

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

#veganrisotto #currycoriander #légumesdesaison

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Les restaurants vegans, qui se multiplient à Paris, se positionnent ainsi plutôt sur de la restauration rapide, dans laquelle ils expriment leur inventivité à leur manière. Ils promettent aussi souvent des ingrédients bio, des alternatives sans gluten et surtout une cuisine maison. «Les chefs qui ont un restaurant 100% végétal sont bien souvent vegans eux-mêmes, souligne Karine Castro. Ils ont fait des écoles de cuisine traditionnelle, ont parfois vécu leurs premières expériences en restauration classique mais ont vite fait leur propre apprentissage du végétal, car les formations n’existaient pas encore dans ce domaine-là. Ils sont donc bien souvent auto-didactes.»

Les écoles de cuisine traditionnelles restent encore très timides sur les formations végétales. L’école Ferrandi ou l’Institut Paul Bocuse proposent des modules de quelques jours, qui mélangent souvent végétarien et végétalien et ne suffisent pas à explorer les différentes facettes de cette gastronomie. Le Gentle Gourmet Institute est l'un des seuls organismes de formation connus à promettre un programme «structuré couvrant toutes les techniques de base de la cuisine française, le savoir-faire et les fondamentaux propres à la cuisine vegan».

Un plat 100% végétal de la cheffe Claire Vallée au restaurant ONA à Arès (Gironde) | Cécile Labonne

«On est dans un moment de transition avec des professionnels qui osent», remarque Bérénice Riaux. Un enthousiasme partagé par Karine Castro, qui ressent toutefois encore un «manque de lien» entre le monde des chefs vegans et celui des chefs traditionnels. «Les deux univers culinaires ont encore un peu de mal à se comprendre, analyse-t-elle, mais la clé réside dans l’inclusion et le partage, l’ouverture à l’autre et à d’autres façons de penser le métier, pour montrer que la cuisine vegan n’est pas forcément ce que l’on croit et qu’elle peut être belle et saine.» La reconnaissance du guide Michelin pourrait-elle aider à la rencontre de ces deux mondes?

«Le guide peut permettre d’ouvrir un débat», estime Marina Réale-Laden. Pour Claire Vallée, décrocher une étoile serait un symbole pour la cuisine qu’elle porte. «Certains végétariens ont des macarons Michelin, la cuisine dite “normale” a jusqu’à trois étoiles… Ce serait un symbole pour tout le courant que l’on porte qu’un jour ONA puisse décrocher l’étoile», avance la cheffe. Alain Passard, lui, pense toujours qu’il s’agit de la grande cuisine de demain. «Je ne suis pas du tout vegan ou végétarien, explique-t-il, mais pour moi c’est une grande cuisine. Quand vous enlevez les œufs, le beurre, la crème et que vous parvenez à faire quelque chose de très bon, c’est là que vous êtes fort.» Avec ou sans étoile.

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