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La France et l'Italie n'ont pas attendu Macron et Salvini pour s'embrouiller

Entre fantasmes italiens sur les affaires de terrorisme des années de plomb et arrogance française, les deux nations ont du mal à se comprendre depuis près de quarante ans.

Matteo Salvini sur le plateau de l'émission italienne «Porta a Porta», avec Emmanuel Macron en fond, le 20 juin 2018 à Rome | Andreas Solaro / AFP
Matteo Salvini sur le plateau de l'émission italienne «Porta a Porta», avec Emmanuel Macron en fond, le 20 juin 2018 à Rome | Andreas Solaro / AFP

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Fait inédit, la France a rappelé son ambassadeur à Rome le 7 février, pour protester contre ce qu'elle estime être de l'ingérence de la part du gouvernement italien dans la crise des «gilets jaunes». Paris n'a pas vraiment apprécié les récentes déclarations du ministre de l'Intérieur, Matteo Salvini, ni la rencontre entre des contestataires et le vice-Premier ministre Luigi Di Maio.

Début janvier, c'était l’affaire Battisti qui rallumait le feu qui couve entre la France et l’Italie depuis les années Mitterrand. Depuis de longues années, les rapports que nous entretenons avec notre voisin transalpin sont parasités par des représentations erronées de part et d’autre de la frontière.

La méfiance que l'Italie éprouve vis-à-vis de la classe politique française puise ses racines dans la géopolitique de la guerre froide. Ces trente dernières années ont vu cette méfiance se muer en défiance par l’intermédiaire de magistrats, de journalistes et parfois de personnalités politiques de premier plan. Régulièrement mise en cause dans le terrorisme qui a sévi durant les années de plomb italiennes, la France a répondu avec un excès d’orgueil qui n’a contribué en rien à l’apaisement.

Il nous est apparu nécessaire de revenir synthétiquement sur les affaires qui polluent les relations entre la France et l’Italie. À la légèreté méthodologique italienne répond la figure de marbre française. Les postures se figent, les réseaux sociaux aboient, et jamais l'incompréhension mutuelle n'a été aussi grande.

Une historiographie mythifiant la puissance de la France

L’Italie reste traumatisée par ses années de plomb. Le terrorisme subi entre 1969 et la fin des années 1980 a laissé la nation exsangue, qui peine à se mettre en ordre pour affronter sereinement son passé. Comme tous les États, l’Italie porte ses hontes. Mais elle les porte en bandoulière –ni devant, ni derrière.

Son travail pour la construction d’une mémoire est pourtant colossal, si l’on en fait une lecture quantitative. Les archives italiennes qui traitent des affaires les plus emblématiques du terrorisme italien sont entrées de plain-pied dans le XXIe siècle. S’il n’est pas rare en France de patienter plusieurs mois –voire plusieurs années– pour consulter des documents de piètre qualité historique, l’Italie a numérisé et mis en ligne des millions de documents grâce à des moteurs de recherche dernière génération, ce qui fait le bonheur des universitaires, des citoyennes et des citoyens. Les commissions d’enquête parlementaires, les instructions conduites par les juges antiterroristes, les plans, les schémas, tout est mis à disposition du public. Quiconque veut se documenter sur l’affaire Moro, la loge P2 ou l’attentat de la gare de Bologne est en mesure de le faire sans quitter son domicile.

Paradoxalement, c’est cette profusion de documents qui rend la recherche historique sur les années de plomb italiennes difficiles. Pour affronter une telle masse de documents, il faut du temps, et surtout une méthode. En absence de méthodologie, il arrive souvent que la distance indispensable entre le sujet de recherche et le sujet qui cherche soit réduite. Et c’est dans cet interstice que se nichent les biais cognitifs les plus élémentaires.

Ces archives sont constellées de représentations sur le désir hégémonique de l’État français à l'endroit de l’Italie. Tout au long des trente dernières années et jusqu’à aujourd’hui, on y trouve les assertions et affirmations les plus farfelues sur les manipulations mises en place par les services français pour tirer profit du terrorisme qui sévissait en Italie.

Ces divagations, dans un premier temps latentes et confinées au sein d’un groupe réduit d’individus, ont été propulsées puis popularisées par des responsables politiques –et des juges dont ils n’étaient souvent que les porte-paroles officieux– pour enfin coloniser les tribunes des quotidiens et des magazines transalpins. Aujourd’hui, des maisons d’édition telles que Chiarelettere, Ponte Alle Grazie ou Kaos prospèrent sur ce terreau. Des journalistes en ont fait leurs fonds de commerce, souvent sans intention maligne, et attisent au travers de leurs ouvrages la défiance à l'égard de la France –c'est notamment le cas de Giovanni Fasanella, de Stefania Limiti ou encore de Silvano De Prospo.

Nous assistons en Italie à une historiographie qui doit peu à l’histoire et beaucoup à la confusion et au complotisme –un récit écrit par des juges et des journalistes qui en fin de compte n’ont pas réussi à apporter les preuves de leurs affirmations.

Il convient, pour rendre compte d’une telle situation, de reprendre quelques-uns des mythes fondateurs du rôle supposé de la France dans les épisodes les plus dramatiques de la violence politique italienne des années de plomb.

L’affaire Moro, ou les intérêts de la France en question

La séquestration et l’assassinat par les Brigades rouges du leader démocrate-chrétien Aldo Moro en 1978 reste une plaie béante pour la société italienne. Bien que Mario Moretti, alors chef des Brigades rouges, et d’autres de ses membres aient avoué et relaté les dynamiques qui ont conduit aux cinquante-cinq jours de captivité et à la mort d’Aldo Moro, la dernière commission d’enquête parlementaire sur l’affaire a rendu ses conclusions il y a à peine plus d’une année. Le désastre annoncé a d’ailleurs bien eu lieu, car comme souvent en Italie, ces travaux ont obscurci plus qu’ils n’ont éclairé.

En faisant le choix de creuser les pistes les plus confuses voire conspirationnistes dont nous faisons partiellement état ci-dessous, la commission ne s’est pas simplement ridiculisée, elle a contribué au legs empoisonné transmis aux jeunes générations. C’est sans surprise qu’une part importante de son travail s’est concentrée sur les déclarations du président Francesco Cossiga, aujourd’hui décédé, et du juge Rosario Priore. Ces pistes, qui n’ont pourtant conduit à aucun résultat depuis deux décénnies, placent parfois la France au centre d’un échiquier qui n’existe que dans les esprits les plus tortueux mais les moins enclins à l’analyse: selon eux, les services de renseignement français auraient été informés a priori du rapt d’Aldo Moro, mais n’en auraient rien dit à leurs homologues italiens.

Découverte du corps d'Aldo Moro rue Caetani à Rome, le 9 mai 1978 | UPI / AFP

Ce rôle attribué à la France, mais aussi aux États-Unis ou à Israël, repose sur un postulat dont les spores se propagent encore: la volonté de l'Hexagone de garder coûte que coûte sa puissance diplomatique, politique, culturelle et surtout militaire dans l’arc méditerranéen –une puissance contrariée par l’Italie et la politique philo-palestinienne d’Aldo Moro.

Outre le fait qu’il est admissible et normal que tous les les États du monde tentent d’asseoir ou de renforcer leur puissance dans les relations internationales, rien ne permet d’affirmer que le leader démocrate-chrétien constituait une menace réelle pour la France au Moyen-Orient ou dans le Machrek et qu’elle l’ait laissé se faire assassiner.

On notera que la logique de telles affirmations relève du biais de confirmation le plus basique: la France exerce une puissance en Méditerranée; Aldo Moro n’est pas aligné sur les positions françaises; la France a intérêt à l’affaiblissement du leader démocrate-chrétien; elle voit dans les groupes terroristes transalpins une opportunité et protège les terroristes d'Italie, et en particulier les Brigades rouges.

Ces théories évoluent, disparaissent et refont surface au gré des publications et se basent sur des enquêtes avortées il y a plus de trente ans. Les juges dont nous avons suivi les «révélations» n’ont eu de cesse d’impliquer l’État français dans l’enlèvement et l’exécution de Moro, toujours en se basant sur les déclaration du juge Priore, qui a affirmé avoir été informé au cours des commissions rogatoires conduites en France en février 1977 de la séquestration d’Aldo Moro. Ces déclarations dans la presse ont donné lieu à de vives critiques, notamment de la part de membres des enquêtes parlementaires.

L'Hypérion, «le cerveau politique des Brigades rouges basé à Paris»

Avant de devenir irrémédiablement une longue litanie de douleur et de morts, l’histoire des Brigades rouges a obéi aux mouvements propres des logiques groupusculaires. L’agrégation des individus s’est faite et défaite au gré des convergences et des dissensions idéologiques, mais aussi des relations amicales ou amoureuses des membres du groupe. Il n’est pas rare que les proches d’hier deviennent les adversaires d’aujourd’hui.

À la fin des années 1960, un groupuscule, le Superclan, entretrenait une certaine proximité avec des fondateurs des Brigades rouges. Conduit par Corrado Simioni, le Superclan, proche par ailleurs du Parti socialiste italien (PSI), a fait le choix de ne pas basculer dans la lutte armée et a migré à Paris, où il ouvre une école de langue appelée Hypérion.

La France de Giscard d’Estaing n’est pas dérangée par ces «gauchistes» convertis à l’entreprenariat culturel. En 1979, un juge italien de Padoue, Pietro Calogero, émet l’hypothèse que le Superclan bénéficie de la protection de la France pour faire d’Hypérion la façade d’une «chambre de compensation internationale des services secrets occidentaux». Quarante ans plus tard, la définition d’une telle terminologie reste mystérieuse, mais il n’en demeure pas moins que la presse italienne s’empare du sujet et titre: «Le cerveau des Brigades rouges se trouve à Paris, quai de la Tournelle».

La France, selon le juge de Padoue, se servirait de cette fausse école de langue pour organiser, sous l’occulte tutelle de la CIA, du Mossad et du Service de documentation extérieure et de contre-espionnage (SDECE, renommé DGSE en 1982), la manipulation de groupes terroristes européens et palestiniens.

La théorie de Calogero a ouvert la voie à plusieurs demandes d’extraditions, dont celle du philosophe Toni Negri, mais aussi à une instruction judiciaire conduite par le juge vénitien Carlo Mastelloni, qui aboutira à l’emprisonnement de Giovanni Mulinaris, l’un des animateurs d’Hypérion, arrêté en Italie alors qu’il rendait visite à sa famille. Resté un an en détention, il est ensuite innocenté et indemnisé par l’État italien.

Cette affaire Hypérion constitue l’une des pierres angulaires des griefs que l’Italie porte à France. Bien que loin d’être «le cerveau politique des Brigades rouges basé à Paris, dans lequel s’est planifié l’opération Moro grâce à la protection des services français», cette école de langue, aujourd’hui dissoute, est régulièrement citée comme preuve de la volonté hégémonique de la France sur l’Italie.

Les magistrats comme Pietro Calogero, Rosario Priore ou Ferdinando Imposimato, les journalistes et même certains historiens réclament depuis des années que les archives françaises puissent être consultées, afin de reconstruire avec certitude la portée véritable de l’école de langue du quai de la Tournelle. Nous ne pourrions que leur conseiller de le faire, pour qu’ils puissent constater par eux-mêmes tant l’inanité de cette hypothèse que l’irresponsabilité qui consiste à y faire régulièrement référence.

Une note de la Direction centrale des renseignements généraux (DCRG, intégrée en 2008 dans la DCRI) versée au fonds des archives du préfet Maurice Grimaud (côte 1986085/3) apporte une clarification qui devrait mettre un point final aux délires conspirationnistes –même si nous pensons, hélas, que cela ne suffira pas: «Suite aux suspicions que les services de police italiens formulaient à l’époque contre cette école de langues. Une enquête très approfondie effectuée de notre service établissait, certes, que cette association régie par la loi 1901 avait été créée et fonctionnait dans des conditions irrégulières (il s’agissait en fait, bien que le bureau soit constitué par des ressortissants français, d’une association étrangère) mais ne mettait nullement en évidence des éléments de nature à confirmer les soupçons de la police italienne. De même, aucun renseignement n’était recueilli pouvant permettre d’impliquer Giovanni Mulinaris dans des activités terroristes, tant en France qu’en Italie.»

Les pistes françaises du DC9 d'Ustica et de l’attentat de la gare de Bologne

L’été 1980 a marqué à jamais la société italienne. Le 27 juin, un avion DC9 parti de Bologne et à destination de Palerme s’abîme en mer Tyrrhénienne, près de l'île d'Ustica. L'ensemble des passagères et passagers, quatre-vingt-un au total, périssent dans cette catastrophe. L'enquête n'est à ce jour ni résolue, ni close.

Dans un premier temps, l’enquête fait état «d’une faiblesse structurelle» de l’appareil pour expliquer le drame. Les expertises qui succèdent à cette première approche permettent de comprendre que l’État italien tente de masquer la vraie nature des causes du crash; il s’agirait en l’espèce d’une bombe placée à bord. Plus tard, le juge Rosario Priore, qui conduit l’enquête, affirme que c’est un missile air-air qui a détruit le DC9. Le missile dont il est question aurait touché par erreur le vol commercial, alors que sa véritable cible aurait été un MiG libyen qui tentait d’occulter sa présence en volant sous le DC9.

Au musée pour la mémoire d'Ustica, à Bologne | Via Wikimedia Commons

Ici aussi, la France est régulièrement mise en cause, sans qu’il soit possible de prouver que l’erreur de tir puisse être attribuée à la chasse française. Pourtant, la «piste française» s’est peu à peu installée dans la société italienne, par l’intermédiaire du président de la République italienne en poste de 1985 à 1992, Francesco Cossiga. Personnage inclassable, ce dernier fut l’une des clés de voûte de la Démocratie chrétienne, parti qui dirigea l’Italie durant la première République (1948-1994).

Pour étayer ses hypothèses, le juge Priore a publié plusieurs ouvrages –avec l’aide d’une poignée de journalistes spécialisés–, dans lesquels il relate les confidences que Cossiga lui aurait faites à ce sujet: Alexandre de Marenches, directeur du SDECE durant les faits, aurait avoué à Francesco Cossiga que la mort des quatre-vingt-une personnes voyageant dans le DC9 cette nuit-là était bien imputable à une erreur de la chasse française. Là encore, aucune source autre que ce témoignage ne permet de confirmer cette déclaration.

Il est toutefois frappant de constater la construction de cadres de référence communs entre l’affaire Hypérion et celle du DC9 d'Ustica. Aldo Moro serait mort avec l’assentiment de l’État français car sa politique philo-arabe était un obstacle à notre bonne entente avec Israël; le tir du missile français sur le MiG libyen était destiné à «punir» la péninsule des relations officieuses qu’elle avait développées avec la Libye du colonel Kadhafi –à chaque fois, une guerre secrète menée par la France contre l’Italie pour le contrôle de la Méditerranée.

Ce même été 1980, le 2 août, un attentat à l’explosif souffle la salle d’attente de la deuxième classe de la gare de Bologne. Quatre-vingt-cinq personnes sont tuées et plus de 200 sont blessées.

Les procès et les enquêtes n’ont pas mis à jour ce qui a motivé cet attentat attribué aux terroristes néo-fascistes, même si Francesca Mambro, Valerio Fioravanti et d’autres membres des Noyaux armés révolutionnaires (NAR) ont été condamnés pour son exécution matérielle. Le groupe terroriste de matrice néofasciste était adepte du «spontanéisme armé»; ses actions étaient moins inspirées d’une doctrine que de l’action directe. Composés de très jeunes activistes, les NAR avaient déjà tué trente-trois personnes avant d’être impliqués dans l’attentat de la gare de Bologne.

Avant d’aboutir à la condamnation, les enquêtes furent longues et polluées par les manipulations d’une partie des services de renseignement italiens. De très nombreuses pistes ont été avancées pour expliquer l’attentat.

Sans surprise, parmi les mobiles avancés figure entre autres une implication hypothétique de la France. Le 13 janvier 1981, une information permet de découvrir dans le train reliant Tarente à Milan des explosifs similaires à ceux utilisés à Bologne et des papiers d’identité de ressortissants allemands et français. La piste internationale franco-allemande, après enquête, s'avère résulter d’une manipulation des services secrets italiens.

La doctrine Mitterrand, une atteinte à la souveraineté italienne

On comprend mieux pourquoi certains contentieux entre la France et l'Italie restent très épineux. Les griefs sont anciens, mais les enjeux restent plus que jamais d’actualité. Il s’agit pour l’Italie de sortir de l’état de souveraineté limitée dans laquelle elle se trouvait depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Nation majeure mais État fragile, elle porte en son sein une sphère intellectuelle dont le legs culturel et historique confine au confusionnisme.

L’exécutif actuel se sert de cette histoire «alternative» pour fustiger l’arrogance française et son «colonialisme rampant» avec d’autant plus d’assurance que les prises de positions françaises sont parfois indignes, tant elles reflètent un sentiment de supériorité qui ne repose sur aucune réalité tangible.

C’est ce sentiment qui a conduit la France de Mitterrand à prendre la posture du sage sur son rocher et à refuser d’extrader pendant des années des individus –dont Cesare Battisti– au nom d’une doctrine qui doit peu au droit international et beaucoup au fait du prince. Il est compréhensible que de l’autre côté des Alpes, cela soit assimilé à de l’ingérence.

L’assassinat d’Aldo Moro par les Brigades rouges le 9 mai 1978 à Rome sera précurseur du crépuscule des années de plomb italiennes. Comprenant alors que leur pays ne basculera pas dans une «révolution prolétarienne», une partie des activistes de l’extrême gauche transalpine fuient vers la France.

Le cadre juridique et répressif mis en place par l’État les pressurise fortement. Les lois d’exception permettent aux magistrats de la péninsule d’allonger les périodes de détention provisoire, le statut de collaborateur de justice ou de repenti facilite la réunion des preuves nécessaires aux condamnations et des personnalités comme le général Dalla Chiesa portent encore de sérieux coups aux organisations terroristes rouges.

À l’aube des années 1980, la France sert de terre d’exil aux clandestins de la «lutte armée» italienne, alors que certains d’entre eux sont soit recherchés, soit déjà condamnés en Italie. Dès 1981, le gouvernement Mitterrand fera preuve d’une tolérance particulière à leur égard.

Le chiffre de 300 activistes sur le territoire français est avancé par Mitterrand lui-même en 1985, dans un discours qu’il tient à Rennes et qui constitue l’acte créateur de ce qui est entré dans l’histoire politique française et italienne comme la «doctrine Mitterrand». Le président socialiste, sur les conseils du juriste Louis Joinet, artisan de la doctrine, prend la décision de protéger les individus accusés de terrorisme en Italie en refusant leurs extraditions, à condition que ceux-ci aient exprimé se repentir de la violence politique et qu’ils n’aient pas commis de crime de sang.

Bettino Craxi, ancien président du Conseil italien, et François Mitterrand à l'Élysée, le 3 septembre 1990 à l'Élysée | Daniel Janin / AFP

S’appuyant sur une supériorité du droit français en matière de droit humains, cette doctrine a autorisé Toni Negri (idéologue des autonomes italiens), Oreste Scalzone (proche de Negri, président de l’association des italiens réfugiés en France et membre de Potere operaio), Marina Petrella (Brigades rouges), Cesare Battisti (Prolétaires armés pour le communisme) et bien d’autres à refaire leur vie en France, malgré de très lourdes condamnations par l’État italien.

Cet acte politique n’avait pas de valeur juridique propre; il n’était pas non plus jurisprudentiel –c’est d’ailleurs ce qui a permis la première extradition, celle de Paolo Persichetti en 2002, et la fin de son application avec la loi Perben II en 2004. Il n'était qu’une promesse, une parole donnée au nom d’un humanisme en vogue dans la social-démocratie française de ces années-là. La doctrine fut malgré tout rigoureusement appliquée, en dépit des protestations qui n'ont cessé de s’amplifier en Italie.

Avec la doctrine Mitterrand, la personne physique du président français engageait de façon unilatérale la personne morale que constitue l’État. Accorder le statut de réfugiées politiques à des ressortissantes et ressortissants d'une démocratie comme l'Italie, dont le régime parlementaire repose sur le suffrage universel direct, minimisait de fait la souveraineté de notre voisine transalpine.

L'impossible travail de deuil d'une nation meurtrie

Par le biais de ses tribunaux, de ses représentations diplomatiques et de ses associations de victimes, l’Italie n'a eu de cesse, entre 1978 à 2002, de demander l’extradition de celles et ceux qu’elle considère comme des criminels.

Ces demandes répétées et non satisfaites n’ont pas empêché pas le déroulement de multiples procès, à l'issue desquels les peines accordées étaient le plus souvent très lourdes –de nombreuses perpétuités ont été prononcées. L’exemple de Cesare Battisti est à cet égard très révélateur: accusé de quatre assassinats, il écopera au terme de son procès par contumace de quatre condamnations à vie.

Cesare Battisti au moment de sa remise en liberté, le 3 mars 2004 à Paris | Jacques Demarthon

La doctrine Mitterrand proclamée au nom des droits humains est assimilée à une ingérence par l'Italie, qui considère irrecevable et illégitime la protection accordée par la France à ses concitoyennes et concitoyens légalement condamnés. Les deux pays ne s’entendent pas; ils considèrent le problème avec un cadre de référence différent. Le point de vue français est alimenté par une vision historique et politique, alors que l’Italie entend faire respecter son droit, base de l’établissement de la vérité.

La population italienne, qui vit sous tension politique depuis 1967, a conscience que l’histoire ne peut être écrite sans vérité judiciaire sur les attentats et les assassinats –une situation qui rend le deuil impossible. Il convient de se rappeler qu’avant la terreur rouge, il y eut dans le pays la terreur noire, autre nom du terrorisme d’extrême droite. Et à ce jour, il n’existe toujours pas de coupables officiels pour les attentats aveugles de matrice fasciste. L’Italie sait qu’elle a nécessairement besoin de juger et de condamner physiquement les coupables du terrorisme de gauche pour éviter «ce passé qui ne passe pas», pour reprendre la formule d’Isabelle Sommier.

Or ce travail lui est nié par la France, qui porte atteinte à sa souveraineté en décidant que certains criminels italiens jugés en Italie ont un statut particulier en France. Avec l’entrée de l’Italie dans l’espace Schengen en 1997, cette atteinte s'est doublée d’une violation du droit communautaire, puisque les pays signataires –dont la France et l’Italie– doivent de fait répondre à un mandat d’arrêt international sans condition.

La vision mitterrandienne de la supériorité française en matière de droits humains est remise en cause par plusieurs personnalités du monde intellectuel italien, à l'image d'Antonio Tabucchi, qui signa en 2011 une tribune dans le Monde. Dans celle-ci, l'écrivain avançait nombre d’arguments qui ne permettaient visiblement pas à la France de se poser en donneuse de leçons: tribunaux spéciaux pour les affaires de terrorisme avec jugements pouvant être rendus sans motivation et à huis clos, particularismes de la garde à vue française critiqués par la Cour européenne des droits de l’homme, loi Kouchner ayant profité à Maurice Papon bien plus qu’à Action directe, etc.

Antonio Tabucchi rappellait également que la magistrature italienne est indépendante et qu'elle n’obéit pas au garde des sceaux. Dans les faits et dans la pratique, il n'existe aucune prédominance morale du droit français sur le droit italien, et la doctrine Mitterrand appliquée par les gouvernements successifs jusqu’en 2002 constituait bien une atteinte à la souveraineté.

Les incertitudes pesant aujourd’hui sur la cohésion de l’Union européenne ouvrent la voie aux affrontements symboliques entre le camp des «progressistes» et celui des «populistes». Au cœur de ce combat pour l’hégémonie culturelle et politique, tous les coups sont permis. Les vices-Premiers ministres italiens, Luigi Di Maio et Matteo Salvini, se saisissent de toutes les armes symboliques qui se trouvent à leur portée pour déstabiliser Emmanuel Macron. Pour ce faire, le serpent à deux têtes italien fait appel à une technique qui a fait ses preuves: il utilise la force de son adversaire, au risque d’être lui-même emporté dans la chute.

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