Société

Peut-on faire fi de son âge biologique?

Ne vous cassez plus la tête à essayer de rajeunir et entrez dans l’ère de l’«âge fluide».

Mireille, 18 ans (depuis 1957) | Tiago Muraro via <a href="https://unsplash.com/photos/pwMds57bapI%0D%0A">Unsplash</a>
Mireille, 18 ans (depuis 1957) | Tiago Muraro via Unsplash

Temps de lecture: 7 minutes

Cet article est publié en partenariat avec l'hebdomadaire Stylist, distribué gratuitement à Paris et dans une dizaine de grandes villes de France. Pour accéder à l'intégralité du numéro en ligne, c'est par ici.

Quand vous y réfléchissez bien, vous n’avez jamais été aussi proche du bonheur que lorsque vous étiez enfant. Pas de de points avec votre banquier sur l’état de vos finances, pas de linge à traîner jusqu’à la laverie parce que vous n’avez toujours pas de machine, pas besoin d’essayer de comprendre le fonctionnement du prélèvement à la source. Ces menus avantages suffiraient-ils à vous faire régresser vers des temps plus radieux, et troquer votre droit de vote contre un aller direct vers le royaume de l’insouciance?

Pour Stefonknee Wolscht, la réponse est oui. Âgée légalement de 55 ans, cette femme trans* canadienne vit comme une petite fille de 6 ans. En plus de porter des robes à volants et des nœuds dans ses cheveux, Stefonknee passe le plus clair du temps qu’elle ne consacre pas à son activité professionnelle à jouer à la poupée et à faire du coloriage. Pour elle, vivre comme une petite fille est un moyen de survie.

Sujette à la dépression et l’anxiété depuis son coming out il y a une dizaine d’années, elle explique trouver dans cette double vie le réconfort qu’un traitement médical n’avait pas su lui apporter.

Son histoire se situe à la marge de notre rapport à l’âge. Mais une puberté de plus en plus précoce, l’allongement de la période qualifiée de jeunesse et l’entrée plus tardive dans l’âge adulte posent la question de la validité de limites rigides, voire de la naissance d’une nouvelle catégorie: celle de l’«âge fluide». Et si on jouait avec les chiffres?

#20YearsChallenge

Emile Ratelband estime qu'il s'agit de son droit le plus strict. En novembre dernier, cette ancienne personnalité de la télévision néerlandaise de 69 ans demandait à la justice de son pays de légalement rajeunir son âge de vingt ans, en changeant le 11 mars 1949 de son passeport en un 11 mars 1969, selon lui plus avantageux.

Pour appuyer son propos, ce «jeune dieu» autoproclamé a fait intervenir la parole de médecins qui l'ont reçu: selon ces spécialistes, son métabolisme était bien celui d’un homme d’une quarantaine d’années. Mais la justice néerlandaise a depuis tranché en sa défaveur, arguant que l'on ne pouvait faire disparaître ainsi vingt ans de sa vie.

À première vue, l’idée peut sembler saugrenue. Mais en demandant à l’État d’ancrer dans la loi sa conviction profonde, Emile n’est rien d’autre que le premier des mythos de l’âge à s’assumer au grand jour.

De cet ami qui fête ses 35 ans avec la même constance depuis 2012 (on te voit) à Karl Lagerfeld, qui a longtemps entretenu le mystère sur sa date de naissance (spoiler: 1935), en passant par les vannes répétées sur l’incapacité de Pharrell Williams à vieillir, l’âge est une donnée supposément rigide avec laquelle on joue en réalité bien plus facilement que l'on n'y pense.

Dans une interview donnée à Konbini mi-janvier 2019, la mannequin franco-rwandaise Christelle Yambayisa expliquait par exemple mentir en permanence pour obtenir des jobs. Âgée de 31 ans, elle disait en avoir 24 pour pouvoir continuer à travailler dans un milieu où la jeunesse est associée à la compétence, peu importe sa tête.

Et comme l’expliquait le Bondy Blog fin décembre 2018, le 1er janvier est la date de naissance que l’on donnait par défaut «aux immigrés venant de pays ou de régions aux services d’état civil absents ou balbutiants».

Pour Robert Harrison, professeur de lettres à l’université de Stanford et auteur de Jeunessence: quel âge culturel avons-nous?, l’âge est en fait une donnée administrative qui n’a pas forcément grand-chose à voir avec l’expérience que l’on a de la vie. On aurait donc, en plus d’un âge biologique, un âge psychologique et un âge culturel, qui ne sont pas forcément corrélés au premier.

Interrogé sur le cas du Néerlandais, il explique que Ratelband n’a pas complètement tort: «Il y a une irréductibilité biologique forte. Si je suis né il y a soixante-neuf ans, je ne peux rien faire contre ça. Mais il y a suffisamment d’éléments pour suggérer qu’un 69 ans d’aujourd’hui correspond à un 49 ans d’il y a deux générations. Il faudra à un moment réajuster ce que veut dire avoir la soixantaine.» De la même façon que dire aujourd’hui que l'on devient «adulte» à 18 ans n’a plus vraiment de sens –voire à 35, si l’on s’en tient à votre incapacité à décrocher le permis de conduire.

Jeune et joli

L’âge administratif ne serait donc pas la mesure idéale de notre expérience de la vie. Mais qu’est-ce qui devrait décider à sa place du chiffre qu’on décide d’afficher sur Tinder?

D’après Emile, c’est la perception qui doit trancher. Au téléphone, il explique avec le sérieux de la personne qui a bien bossé son sujet que «la météo est une bonne comparaison: quand il fait douze degrés dehors mais que le ressenti est de huit, c’est le ressenti qui est important. Moi, mon ressenti est que je suis bien plus jeune que mes 69 ans».

Selon Pierre-Henri Tavoillot, maître de conférences en philosophie à la Sorbonne et auteur avec Éric Deschavanne de Philosophie des âges de la vie, le cas de Ratelband reflète surtout «une tendance à l’individualisme contemporain. La logique du self-made-man, celui qui se fabrique lui-même et qui veut maîtriser toutes les dimensions de son identité».

Interviewée par Out Magazine en 2014, la reine des control freaks Mariah Carey –qui déplorait sur Instagram le 16 janvier son incapacité à participer au #10YearsChallenge pour cause d’imperméabilité au concept d’âge– expliquait d'ailleurs avoir «éternellement 12 ans» et préférer «célébrer la vie» plutôt que de fêter son anniversaire année après année.

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

I don't get this 10 year challenge, time is not something I acknowledge. *Picture taken at some point prior to today

Une publication partagée par Mariah Carey (@mariahcarey) le

Le problème, c’est que d’après le philosophe, cette logique est vouée à l’échec. Parce qu’on ne considère plus les vieilles personnes comme des croûtons séniles de façon aussi radicale qu’avant. «Ces revendications vont à l’encontre de l’évolution de la “police des âges” –l’idée, jadis, qu’il y avait pour chaque âge des frontières précises: majorité à 21 ans, retraite à 60, etc. Tous ces seuils sont devenus plus négociables, plus flexibles, mais nous ne sommes pas pour autant dans la fluidité des âges: il reste des seuils, plus forcément sociaux mais individuels: la mort des parents, le premier travail.»

Et si l'on ne vous réveille plus le jour de vos 15 ans pour marcher pieds nus dans la forêt pendant trois jours sans boire et sans manger avant de vous délivrer un diplôme d’adulte, le passage d’un âge à un autre n’a pas pour autant complètement disparu: «Les repères sont communs. L'individu choisit, mais chaque récit le met dans une communauté. Il n’y a par exemple rien de plus ridicule que quelqu’un qui veut paraître plus jeune qu’il n’est.»

À ça, Ratelband oppose l’argument suivant: l’existence d’une méga-industrie chargée de nous faire croire au rêve d’une jeunesse éternelle, à grand renfort de colorations, de Botox et de chirurgie. Si l’on essaye de nous vendre à tout-va le concept de jeunesse, pourquoi ne pas aller jusqu’au bout? Comme l’explique Harrison, «personne n’est trompé par le fait que certains individus choisissent de rajeunir d’une dizaine d’années en colorant leurs cheveux. Changer son âge légal pourrait être une forme de coloration pour cheveux.»

Dans un monde où l’expérience que l'on a de la vie compte a priori plus qu’un chiffre sur du carton plastifié, rajeunir légalement d’une génération reviendrait donc à passer du gris à l’auburn.

Ça fait bientôt quinze ans que j'ai 10 ans

Sur internet, l’argument de la perception et de l’auto-détermination peine pourtant à convaincre. Et c’est là que fait rage le débat entre les personnes qui croient à une fluidité de l’âge possible et celles pour qui la «réalité biologique» –celle du temps passé sur Terre depuis la naissance– est indépassable.

Une guerre qui n’est pas que philosophique, puisque pour nombre d’utilisateurs et utilisatrices de Twitter, Tumblr et YouTube –Social Justice Warrior ou non– qui s’emparent de ce sujet pour le dézinguer, l’idée d’un âge fluide masquerait en réalité une rhétorique pédophile. À la manière des adultes rôdant sur TikTok en se faisant passer pour des ados comme les autres pour chiner de la prépubère en toute discrétion, certaines personnes trans-âges revendiquées ne le seraient que pour passer du temps avec leurs proies potentielles.

En janvier 2018, le Chicago Tribune rapportait l’histoire d’un homme accusé d’avoir agressé sexuellement trois petites filles, qui s’était défendu en disant être trans-âge. Une argumentation WTF permise par l’apparition un an plus tôt du terme clovergender. Dans la définition qui en circule sur Twitter, Tumblr et sur les pages Facebook qui y sont consacrées à l’époque, il est décrit comme suit: «L’esprit des personnes clovergender ne se développe plus passé l’âge de 13 ans. Elles sont attirées par des jeunes enfants, sexuellement ou amoureusement. Les personnes clovergender ne sont pas des pédophiles, mais des grands enfants.»

L’idée circule, choque et fait l’objet de longues discussions sur internet. Interrogée sur ces accusations, Stefonknee est d’ailleurs très claire: elle ne veut faire «que des trucs d’enfants»: «Le sexe n’est pas un truc que les enfants font. Les gens qui assimilent ça à de la pédophilie cachent quelque chose à propos d’eux-mêmes.»

Bien vu Stefonknee, puisque ce terme de clovergender est un hoax. Comme l’expliquait le site de fact-checking Snopes quelques jours après l’apparition du terme, le concept a été monté de toutes pièces par des utilisateurs de 4chan à la toute fin 2016. Le but: décrédibiliser les personnes trans* en associant la pédophilie à la communauté LGBT+ et en expliquant que «la reconnaissance des personnes transgenres permettrait à quiconque de normaliser tout et n’importe quoi» –un peu comme on expliquait circa 2013 que l’étape d’après le mariage pour tous, c’était le mariage avec son chien.

Toujours envie de rajeunir de vingt ans? Allez plutôt passer votre permis –si vous roulez avec la fenêtre grande ouverte, votre coupe Gloria Gaynor sera une parfaite diversion à votre physique déclinant.

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