Tech & internet / Culture

N'en déplaise aux rabat-joie, le jeu vidéo est bien un art

On en a vu s'étonner de l'intégration du jeu vidéo dans le Pass culture proposé par le gouvernement. Des gens qui ne jouent pas, probablement.

Image tirée du jeu «Life Is Strange 2» | Via Square Enix
Image tirée du jeu «Life Is Strange 2» | Via Square Enix

Temps de lecture: 5 minutes

«Quand le ministre de la Culture met sur le même plan Flaubert et GTA. Misère du relativisme culturel. Malraux doit se retourner dans sa tombe.» «Avec ça, vous allez éveiller notre jeunesse, c’est sûr. Mais où est passée cette ambition française qui a fait notre grandeur?» «Est-ce qu’on peut aller au strip-club avec le chèque culture? Parce que le pole dancing est un art.»

Scandale. Le ministre de la Culture Franck Riester l’a lui-même confirmé sur Twitter: les jeux vidéo sont bien inclus dans le Pass culture, dont la phase d’expérimentation a débuté le 1er février dans cinq départements français. «Le jeu vidéo est un art, il y a donc toute sa place», a conclu le ministre, histoire d’enfoncer le clou sur un débat en cours depuis bien longtemps.

Parce qu’il contient tous les autres arts

C’est l’argument le plus facile –à défaut d’être le plus profond– pour plaider la nature culturelle du jeu vidéo. Il y a plein d’arts dedans: du dessin, de la musique, du cinéma, de la littérature, de l’animation, de la sculpture, de l’architecture…

«Le jeu vidéo est bien un art total, car s’il est ludique par nature, il porte aussi l’ambition souveraine de s’inscrire dans une histoire connotée, diaprée de correspondances et de références à tous les arts qui l’ont précédé», écrivait le sociologue Emmanuel Ethis à propos de l’exposition «L’Art dans le jeu vidéo», qui s’est tenue en 2015 au musée Art Ludique de Paris.

Une multitude d’artistes participent à la conception des jeux vidéo d’aujourd’hui, qui a minima peuvent être perçus comme des musées / cinémas / salles de concert virtuelles dans lesquels découvrir leurs œuvres. À défaut d’être joués, les jeux vidéo méritent déjà d’être visités.

Parce qu’il nous montre le monde

«L’artiste nous prête ses yeux pour regarder le monde. Posséder une vision particulière, dégager l’essence des choses qui existe hors de toutes relations; voilà le don inné propre au génie; être en état de nous faire profiter de ce don et de nous communiquer une telle faculté de vision, voilà la partie acquise et technique de l’art», assurait Arthur Schopenhauer dans son test de Red Dead Redemption 2 –à moins que ce ne soit dans Le Monde comme volonté et comme représentation.

Selon une vieille idée reçue, le jeu vidéo serait moins «artistique» que le cinéma ou la littérature, par exemple. En cause, son interactivité, qui en laissant trop de marge de manœuvre au joueur ou à la joueuse empêcherait de faire passer des idées de manière claire.

En réalité, c’est le contraire: les jeux vidéo sont des univers, des simulations, des systèmes pourvus de règles qui nous confèrent un rôle, réagissent à nos actions et laissent plus ou moins de place à l’expérimentation. Pratiquer un jeu, c’est dialoguer avec l’esprit de celles ou ceux qui l’ont créé.

Qu’il s’agisse d’une aventure en monde ouvert comme GTA (qui, entre autres choses, est une formidable caricature de nos sociétés modernes), d’une épopée stratégique comme Civilization VI ou même d’un jeu de plateforme à croquer comme Kirby, il existe toujours un point de vue (philosophique, politique, satirique...), une vision du monde (inquiétante, stimulante, réconfortante...).

Un jeu vidéo n’est jamais neutre; il est toujours plus qu'un «simple» divertissement. Et les idées qu’il porte s’impriment en nous d’autant plus fortement que l'on s’y confronte activement.

Parce que c’est un mode d’expression unique

Tous les sujets abordés régulièrement par les autres arts le sont aussi par le jeu vidéo. Dear Esther, Rime ou Last Day of June parlent du deuil, Gris et Celeste de la dépression. That Dragon, Cancer est un jeu conçu par les parents d’un enfant gravement malade. Gone Home et Life is Strange traitent avec une finesse remarquable de l’adolescence –et de l’amour entre filles. Simplement, l’expression n’est pas forcément directe et scénarisée.

Rejoignant en cela davantage la musique ou certaines installations d’art contemporain (celles de Claude Lévêque, de Yayoi Kusama...) que les arts ouvertement narratifs, le jeu vidéo est aussi un merveilleux outil pour faire partager des états, des sensations, voire des phobies et des pulsions.

De Tetris Effect à Polybius (pour son versant le plus abstrait formellement mais éminemment concret physiquement, notamment en réalité virtuelle) en passant par Flower (où l'on joue le vent qui va rendre ses couleurs au monde) ou le très tactile Luxuria Superbia (dont le but est de donner un orgasme à son ordinateur ou sa tablette), c’est un art du dispositif et de l’expérience. Et même chez Mario, ce Charlot-Sisyphe des temps modernes dont la course d’obstacles reprend sans cesse: l’organisation des niveaux qu’il parcourt –leur level design– est parfois une œuvre d’art et un langage en soi, qui nous parle de nos vies si on sait l’écouter.

Parce qu’un jeu vidéo est aussi une scène

Dans le jeu vidéo, l’artiste n’est pas –seulement– la personne que l'on croit. C'est un art participatif, dont le public prend souvent le relais des game designers pour «finir» l’œuvre en l’habitant. Si on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve, on ne joue pas non plus deux fois exactement au même jeu vidéo, puisqu’on le transforme un peu à chaque partie.

Les auteurs du jeu indé lynchien Kentucky Route Zero soulignent souvent ce que leur œuvre doit au théâtre.

Il ne faut pas négliger non plus le phénomène Fortnite, qui relève certes du jeu d’élimination mais est aussi une scène ouverte joyeusement investie par les ados du monde entier.

Dans les jeux vidéo, la performance n’est pas que sportive: elle est également théâtrale, artistique. Les personnages dansent et les joueurs ou joueuses se racontent des histoires, ignorant temporairement ce que leur demande le jeu pour laisser libre cours à leur inspiration du moment.

L’une des spécificités de l’art vidéoludique est là: il ne permet pas seulement l’expression de ses créateurs ou créatrices, mais aussi celle de son public. D’où, notamment, le succès des vidéos de type «Let’s Play» sur Twitch ou YouTube: même quand le jeu est moche, la partie peut être belle, drôle, intéressante.

Parce qu’il compte énormément d’œuvres majeures

«Le jeu video est un art… Citez moi une œuvre transcendante de cet art svp», lâchait un internaute révolté par notre bon ministre. OK, mais pourquoi se limiter à une quand on pourrait en citer 100, 500, 1.000?

S’il a gagné en respectabilité avec les années, notamment quand les progrès technologiques lui ont permis de ressembler au cinéma, le jeu vidéo n’a pas attendu la période récente pour offrir des expériences profondément en phase avec la définition de la nature humaine. Centipede, Space Invaders, Pac-Man ou Frogger ne sont pas que des curiosités vintage: ce sont les peintures de Lascaux du jeu vidéo, son Arrivée d’un train en gare de la Ciotat, primitives mais saisissantes. Essentiellement, tout était déjà là.

Aujourd’hui, le temps est à la diversité la plus folle, des blockbusters inspirés que sont The Last of Us ou Zelda: Breath of the Wild aux expérimentations underground d’un Stephen Lavelle –qui, chaque mois depuis plus d’une décennie, met en ligne gratuitement sur son site trois ou quatre nouveaux jeux bizarres–, en passant par les rééditions de «classiques» tel Shadow of the Colossus et les perles indés comme Stardew Valley, Inside, Firewatch, Virginia, Hollow KnightPour ne pas le voir, il faut vraiment ne pas vouloir regarder.

Parce que toute définition de l’art est vouée à évoluer

Le jeu vidéo n’entre pas dans votre définition de l’art –parce qu’il est aussi une industrie ou un sport, parce qu’il est interactif, parce qu’il peut se montrer vulgaire et mercantile, parce que certains de ses plus gros succès tiennent moins de l’œuvre nouvelle que de la mise à jour informatique annuelle…? C’est sans doute le signe qu’il faudrait en changer, ou au moins la compléter, comme chaque fois que s’impose un nouveau mode d’expression.

L’art, c’est ce qui submerge, ce qui échappe, ce qui embrase. Et quand ça dépasse, c’est qu’il est grand temps d’élargir la case.

cover
-
/
cover

Liste de lecture