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Le 6 février 1939, le jour où le Royaume-Uni a compris que son ennemi n’était pas la France

Il y a quatre-vingts ans, la Grande-Bretagne s’alliait militairement à la France. Une décision tardive et prise dans l’urgence par un pays trop longtemps bienveillant vis-à-vis du fascisme.

Le président du Conseil des ministres français Édouard Daladier, le Premier ministre britannique Neville Chamberlain et Winston Churchill, le 6 février 1940 à Paris | AFP / France Presse Voir
Le président du Conseil des ministres français Édouard Daladier, le Premier ministre britannique Neville Chamberlain et Winston Churchill, le 6 février 1940 à Paris | AFP / France Presse Voir

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Neville Chamberlain, le Premier ministre anglais, s’avance au pupitre de la Chambre des communes. De ce discours, une phrase capitale résonne. «Toute menace contre les intérêts vitaux de la France entraînera l’assistance de la Grande-Bretagne.» Ce 6 février 1939, les Britanniques cèdent aux sirènes françaises –l’aboutissement d’une entreprise de séduction de plusieurs années, ou plutôt de soumission.

«Les Anglais n’étaient plus alliés à la France, explique Serge Berstein, historien spécialiste de cette période. Dès le traité de Versailles, leur souci est d’éviter qu’une nation domine l’Europe. Ils sont convaincus des visées impérialistes françaises.» En parallèle, le Royaume-Uni investit beaucoup en Allemagne et n'a «plus d’intérêt à voir s’appliquer à la lettre la politique de réparations exigée par la France, qui ruine l’économie allemande». Exsangue, Paris se sait trop faible pour envisager un nouveau conflit et se rapproche de son ancien ennemi à la fin des années 1920 –de quoi garder les faveurs de Londres.

«Avec nous, à condition de nous désarmer»

À l’orée des années 1930, l'aristocratie britannique voit d’un bon œil la montée du fascisme, rempart supposé contre le bolchévisme. Un Reich fort est une garantie pour Londres, qui incite la France à désamorcer les tensions nées du réarmement allemand.

Un membre de l’état-major de la marine, le capitaine de vaisseau Decoux, en témoigne début 1934: «Le gouvernement finasse, et manœuvre pour faire croire au monde que nous avons les Anglo-Saxons avec nous. Ils le sont effectivement, à condition de nous désarmer sur terre, sur mer et dans les airs.»

Ulcérée, la France présente des dossiers très complets sur les violations du traité de Versailles. Pour les Britanniques, «il est inopportun d’enquêter».

Cette posture agace Louis Barthou, arrivé au Quai d’Orsay en février 1934. Pour ce «Churchill français», comme le surnomme l'ambassadeur soviétique à Londres Ivan Maïski, l’ennemi, c’est l’Allemagne. Une nouvelle guerre est inévitable; soit l’Angleterre soutient la France, soit il ira chercher des soutiens à l’est.

Barthou claque la porte des négociations sur la limitation des armes et prévient ses «chers amis» britanniques: «La France assurera désormais sa sécurité par ses propres moyens.» Immédiatement, il rencontre les Soviétiques et dessine les contours d’une alliance.

À Londres, le gouvernement s’étrangle. En séance à la Société des nations, Lord Simon rappelle qu’en cas d’attaque de la France contre l’Allemagne, les accords de Locarno contraindraient la Grande-Bretagne à défendre Berlin. La Manche se gèle.

Coup de froid passager, car Louis Barthou meurt le 9 novembre 1934 à Marseille. Lors de son intronisation, son successeur, un certain Pierre Laval, tempère ses collaborateurs: «Il faut amortir doucement l’expérience Barthou.»

L’accord avec les Soviétiques? Vidé de son sens. Sous la pression britannique, il devient un «chiffon de papier qui ne vaut pas l'encre et le papier qui ont servi à l'écrire», selon l’historien Jean-Baptiste Duroselle.

La France de 1935 est isolée. Or «l’idée d’une incapacité à combattre seuls est omniprésente dans la vie politique française», rappelle Serge Berstein.

Cette idée est propagée en premier lieu par l’armée, dès 1934. Avec ses SA et ses SS, le vivier militaire allemand croît de manière exponentielle, comme s’en inquiète le ministre de la Guerre, Philippe Pétain. Les plans de réarmement prennent «un scandaleux retard de deux ans sur l’Allemagne», selon Henri Délange, ingénieur en chef chez l’avionneur Marcel Bloch, qui deviendra en 1946 Marcel Dassault. Le général Vuillemin, impressionné par les avions allemands, craint de voir l’armée de l’air balayée «en quinze jours».

«Une alliée potentielle, mais une rivale réelle»

Aux abois, la France revient dans le giron d’une gouvernante anglaise occupée à cajoler son aiglon. En 1935, un traité naval germano-britannique est signé. Herr Hitler a la cote outre-Manche –«le plus grand Allemand du siècle», dira de lui Sir Lloyd George en 1936. Londres joue la politique de l’apaisement. Il n’est rien que des gentlemen ne puissent régler par le dialogue.

Résignée, la France emboîte le pas, comme s’en rappelle Sir Anthony Eden, secrétaire d’État aux Affaires étrangères de 1935 à 1938: «J’ai eu l’impression que la politique française était de suivre de très près ce qu’on voulait faire, pour être sûr que l’alliance tiendrait.» Pour Serge Berstein, «la France perd son indépendance diplomatique», en vue de séduire «une alliée potentielle, mais une rivale réelle».

Cette soumission divise Paris, tiraillée entre les alliances contractées par le passé à l’est et l’imploration d’une union avec l’Angleterre. L’Anschluss, l'annexion de l’Autriche par le IIIe Reich, provoque l’un des derniers soubresauts français.

Le 12 mars 1938, Yvon Delbos, ministre des Affaires étrangères, envoie un télégramme à son homologue britannique, tandis que l’aigle nazi dévore l’Autriche dans le silence général: «Le Führer escompte notre passivité.» Il réclame une réaction forte et unie contre Hitler, ainsi qu'un rapprochement de la Tchécoslovaquie et de l’Autriche pour résister à l’Allemagne.

«Cela encouragerait les espoirs de Schuschnigg [le chancelier autrichien, ndlr] en un secours militaire de la part de la France et de la Grande-Bretagne, qui ne saurait se produire», lui répond sèchement Lord Halifax, devenu secrétaire d’État aux Affaires étrangères.

Lord Halifax et Neville Chamberlain à Londres, en novembre 1938 | AFP / France Presse Voir

Abattu, Delbos envoie comme consigne à son ambassadeur en Allemagne de «s’associer à la démarche prescrite par Londres». Il écrit ensuite aux principales ambassades un avertissement: «La situation ne justifie aucune panique. Elle serait différente le jour où l’expansion allemande s’attaquerait à l’indépendance ou à l’existence des États auxquels nous lient des engagements spéciaux. La première tâche du prochain gouvernement sera de déterminer l’Angleterre, que l’on veut espérer instruite par les faits, à donner à notre action un appui affranchi des réserves.» Sur les bords de la Tamise, la rebuffade irrite.

«Alors je ferai mon devoir»

Quelques mois plus tard, Adolf Hitler réclame les territoires des Sudètes, une population germanophone de Tchécoslovaquie alliée de la France.

En plein regain de tension, le 22 mai 1938, une note britannique arrive sur le bureau du nouveau ministre des Affaires étrangères, Georges Bonnet, partisan de l’alliance franco-britannique. À peine a-t-il parcouru le papier qu’il vacille. Le ton est sec, la condescendance palpable. «Avant de prendre toute action qui pourrait rendre la situation plus critique [avec l’Allemagne] ou qui pourrait exposer la France à une attaque allemande, le gouvernement français s’engage à consulter le gouvernement anglais» –parmi ces actions, la mobilisation. Ce n'est ni plus ni moins qu'une mise sous tutelle en bonne et due forme.

Georges Bonnet panique. Il prend, sans en référer au président du Conseil Édouard Daladier, des initiatives solitaires pour ne pas froisser Londres. Parmi elles, une lettre adressée le 20 juillet au ministre des Affaires étrangères tchécoslovaque: «En aucun cas votre gouvernement ne doit croire que si la guerre éclate, nous serons à ses côtés, alors surtout que dans cette affaire notre isolement diplomatique est total.»

Daladier a vent de ce «lâchage» et annote rageusement la lettre. Il est partisan d’une ligne plus dure vis-à-vis de l’Allemagne. Il rencontre Neville Chamberlain à Londres, juste après la réunion germano-britannique de Bad Godesberg du 22 au 24 septembre 1938, pour signifier le refus de Paris de s’associer au plan de démantèlement de la région des Sudètes.

Interrogé en 1967, Daladier se souvient. «“Et si Hitler maintient et refuse toute tractation?”, me demande Chamberlain. Je lui réponds: “Alors je ferai mon devoir”» –comprendre la guerre.

Les Britanniques craignent ce personnage orageux à l’accent chantant. Daladier a confiance en la ligne Maginot et se dit prêt à envahir l’Allemagne –question d’honneur et de parole donnée. Si la Tchécoslovaquie est agressée, la France intervient.

Lord Halifax, en charge des Affaires étrangères, se rapproche de son homologue Georges Bonnet. Les mots ont un sens: si la Tchécoslovaquie consent à donner les 30.000 km², les trois millions d’âmes et les fortifications réclamées par le Führer, il n’y aura pas d'«agression».

Tandis que Prague est poussée à céder sans conflit, Chamberlain envoie Sir Wilson signifier à Hitler que la France se tient prête à intervenir, et que la Grande-Bretagne devrait la suivre. La promesse enchante Daladier. Mais étrangement, ce message ne sera pas délivré à Adolf Hitler, officiellement trop en colère pour écouter.

«Ah les cons, ils croient que je leur amène la paix»

Chamberlain a gagné du temps et lance la fameuse conférence de Munich, ouverte le 29 septembre 1938. Pour les Britanniques, il s’agit d’un problème franco-allemand, comme l’assure après la guerre Leonard Plugge, alors député conservateur: «Il fallait empêcher que la France doive faire face à ses engagements en faisant en sorte que la Tchécoslovaquie se sacrifie un peu, de façon à ce qu’il n’y ait pas de conflit entre l’Allemagne et la France

Sans appui, Daladier s’incline. De l’avion qui le ramène de Munich, il voit une foule massée au Bourget. «Ils viennent me casser la gueule, conclut-il. Ils ont raison.» Quand il entend des hourras, il murmure: «Ah les cons, ils croient que je leur amène la paix...» Chamberlain, lui, n'hésite pas à brandir «la paix d’une génération».

Édouard Daladier sur la piste du Bourget, à son retour de Munich, le 30 septembre 1938 | AFP / France Presse Voir

En février 1939, la Pologne, l’Ukraine et les Pays-Bas se sentent menacés par le IIIe Reich. À quelques semaines de la Seconde Guerre mondiale, Londres s’aperçoit que l’adversaire n’était pas la France. «Le fait qu’après Munich, l’Allemagne veuille encore des territoires montre que la politique de Chamberlain était à côté de la plaque, explique Serge Berstein. Il faut en urgence se rapprocher de la France.» L’Entente de 1914 refait surface –avec des années de retard et un funeste futur.

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