Culture

En France, protège-t-on (encore) l'indépendance du cinéma?

Plusieurs événements récents témoignent d’inquiétantes dérives dans l’action publique à propos du cinéma.

Être ou avoir reste la question. | Extrait d'«Être et avoir», de Nicolas Philibert / Les Films du Losange
Être ou avoir reste la question. | Extrait d'«Être et avoir», de Nicolas Philibert / Les Films du Losange

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Jean-Michel Blanquer, ministre de l’Éducation nationale, et Franck Riester, ministre de la Culture et de la Communication, viennent de recevoir le même courrier. Cette lettre les alerte sur la mise en danger d’un dispositif dont ils ont ensemble la tutelle et qui concerne chaque année un million d’enfants en France.

Destiné aux élèves de maternelle et d’école primaire, «École et cinéma» est, avec «Collégiens au cinéma» et «Lycéens et apprentis au cinéma», un des trois dispositifs qui accompagne durant tout le parcours scolaire la relation au cinéma, non comme une «matière» à apprendre mais comme une ressource de formation.

Créé en 1994, doyen des dispositifs, «École et cinéma» est depuis sa naissance piloté par l’association Les Enfants de cinéma. Celle-ci coordonne un réseau de milliers d’enseignants volontaires, en concertation avec les salles indépendantes des villes, quartiers et bourgades concernées, pour la découverte des films destinés à ouvrir l’esprit et à associer plaisir et réflexion.

La progression du nombre d'élèves ayant participé au dispositif École et cinéma | Site des Enfants de cinéma

De manière discrétionnaire et au sortir d’un «appel à initiative», le Centre national du cinéma (CNC) a décidé dans une décision rendue publique le 7 décembre 2018 de détruire «Les Enfants de cinéma», en confiant désormais le dispositif à une autre association, Passeurs d’images, opportunément créée quelque mois auparavant (en juin 2018) en reprenant le nom d’un –très légitime– dispositif d’initiation au cinéma hors temps scolaire.

Pourtant, le travail d’Enfants de cinéma n’a jamais fait l’objet d’évaluation négative. Mieux, le même CNC lui avait proposé en 2017 de reprendre également le pilotage de «Collégiens au cinéma».

Au terme de cette procédure opaque («l’appel à initiative» n’a aucune existence juridique, la proposition de Passeurs d’image n’a jamais été rendue publique[1]) et expéditive, la décision met en danger le réseau aussi riche que fragile d’investissements personnels sur le terrain qu’a suscité «Les Enfants de cinéma» et menace l’esprit même des dispositifs. Il inquiète également quant au sort de l’excellente plateforme numérique mise en place par Les Enfants de cinéma, Nanouk.

La catégorie fourre-tout de «l’image»

La lettre envoyée aux deux ministres, cosignée par de nombreux cinéastes, professionnels de l’éducation et acteurs de l’«action culturelle», s’alarme de ce coup de force et demande que la décision soit au moins suspendue et réexaminée.

 

Trois affiches récentes éditées par des membres du dispositif «École et cinéma».

Faute de clarification, cette décision apparaît aujourd’hui comme la convergence entre une volonté autoritaire du CNC de contrôler un dispositif qui pourtant fonctionnait bien et les intérêts d’un groupe professionnel puissant, les exploitants de cinéma, qui apprécieraient que les choix de films ressemblent plus à ce qu’ils diffusent dans leurs multiplexes.

Aux côtés du président de Passeurs d’image, le réalisateur Laurent Cantet dont on veut croire que d’autres occupations (ses propres films) l’accaparent davantage, on trouve en effet comme vice-président Denis Darroy, un proche de Richard Patry, le président de la Fédération des exploitants de salles, poids lourd de l'industrie.

La présentation de Passeurs d’images sur son site montre en tout cas un risque évident de dilution des objectifs de l’éducation avec le cinéma, sous la catégorie fourre-tout de «l’image».

On y perçoit fort bien les effluves de ce brouet où se mélangent films, séries et jeux vidéo, mixant caméras et téléphones portables, salles et ordinateurs, avec une complaisance démagogique pour les formes les plus aguicheuses, paresseuses et commerciales. Pas exactement ce qu’on est en droit d’espérer d’un projet d’enseignement.

Abordage meurtrier à Quimper

Une autre histoire, complètement différente, mais issue du même état d’esprit. Depuis sa naissance en 1982, l’association Gros Plan Cinéma anime la cinéphilie à Quimper et dans sa région. Jusqu’en 2012, elle s’appuie sur le cinéma municipal Le Chapeau rouge, fréquenté par un public nombreux et enthousiaste. Le lieu devient aussi un point de passage régulier de tout ce que la France compte de réalisateurs d'art et essai et de passeurs impliqués dans la transmission de cinéma.

La façade commune du multiplexe Les Arcades et de la salle Art et essai Quai Dupleix, en centre ville de Quimper. | DR

Suite à la réaffectation du bâtiment à d’autres activités par la mairie socialiste d’alors, une cote mal taillée est trouvée pour permettre la survie des activités de Gros Plans Cinéma, en lui confiant la gestions de deux écrans Art et essai, espace baptisé Quai Dupleix, au sein du multiplexe Les Arcades.

Dans des conditions plus difficiles, les responsables de Gros Plan Cinéma réussissent depuis à développer encore la fréquentation. Jusqu'à apprendre par voie de presse que début janvier, Les Arcades (avec Quai Dupleix) viennent d’être vendues à l’opérateur qui domine déjà la fréquentation sur la région, Cinéville, avec une programmation très mainstream.

Grand émoi parmi les nombreux membres de cette communauté cinéphile, relayée par les médias locaux et sur la page Facebook de l’association. La municipalité (passé à Les Républicains), qui payait au propriétaire des Arcades le loyer du Quai Dupleix, dit n’être au courant de rien.

Citée par Le Télégramme, l'élue Brigitte Le Cam (La République en marche) affirme que «la question du rachat [par la ville] afin d’assurer la pérennité de l’art et essai à Quimper est sur la table depuis plusieurs années. Le projet s’est heurté à l’hostilité d’une partie de la majorité municipale et en particulier à celle de l’adjoint aux finances pour des raisons moins techniques qu’idéologiques. Aujourd’hui, c’est la survie de l’art et essai dans sa forme non commerciale qui est en jeu».

Mais, sauf action volontariste pour que Gros Plan Cinéma puisse continuer son travail, c’est un lieu exemplaire d’action au long cours associant engagement associatif, implication municipale et propositions artistiques et éducatives qui est en passe d’être entièrement détricoté.

Les indépendants maltraités

Allez, voici une troisième histoire, encore différente, un peu plus technique. Il existe en France une institution aussi utile que peu connue, le médiateur du cinéma –qui est actuellement une médiatrice.

Cette personne intervient en cas de différend entre les distributeurs et les exploitants, comme l’explicite un ancien médiateur, en cas de difficultés d’accès aux films, de problèmes de concurrence entre salles indépendantes et grands circuits, et de bien d’autres sources de litiges.

La façade des 400 Coups à Angers, privée de l'affiche de Greenbook. | Metropolitan FilmExport - DR

Les cas les plus fréquents portent sur les «films Art et essai porteurs», dont l’exemple type reste les réalisations de Woody Allen, cumulant qualité artistique et assurance d’une fréquentation importante. Ces films jouent un rôle vital dans l'équilibre économique de salles qui consacrent par ailleurs une part importante de leurs écrans à des propositions beaucoup plus audacieuses.

Or voici qu’à l’occasion de la sortie d’un des principaux prétendants aux Oscars, Greenbook, qui entre lui aussi dans cette catégorie, son distributeur décide de réserver les copies sous-titrées, habituellement dévolues aux salles indépendantes, aux multiplexes des grands circuits.

Des cinémas indépendants parmi les plus dynamiques en région, garants de la diversité de la programmation (à Brest, Strasbourg, Angers, Montpellier, Rouen…) à l'échelle nationale, en sont exclus au profit des grands circuits. Et la médiatrice, sollicitée, a de manière inattendue bricolé une réponse hybride, qui continue de pénaliser les salles indépendantes.

Les deux principales organisations de ces dernières, l’AFCAE et le SCARE ont détaillé et dénoncé dans un communiqué cette situation, en soulignant qu’elle remet en question «la prise en compte par une société de distribution de la légitimité du travail de diffusion et d’accompagnement des salles art et essai, une légitimité acquise après des décennies de programmation et validée par des résultats incontestables». Et de pointer la contradiction avec l’esprit de la politique publique en France depuis des décennies.

Escarmouches et symptômes

Escarmouche, sans doute, mais aussi symptôme. Symptôme d'une ringardisation par le curieux air du temps d'aujourd'hui d'une politique publique, vis à vis des salles comme vis à vis de l’enseignement, qui est une politique qui marche.

Elle fait de la France le pays de loin le plus ouvert à la richesse et à la diversité du cinéma international, le pays ayant de loin le taux de fréquentation par habitant le plus élevé, celui où, économiquement culturellement, socialement, le cinéma joue au mieux un rôle important et bénéfique –situation d’ailleurs unanimement reconnue et très largement enviée à l’étranger.

De natures et d’ampleurs diverses, les trois exemples qui précèdent pointent tous dans la même direction: celle, au nom de modernisations et d’adaptations (souhaitables dans bien d’autres domaines) mais dans un implicite où ultralibéralisme et autoritarisme centralisé se donnent la main, d’endommager peut-être irrémédiablement une stratégie économiquement saine, artistiquement féconde et socialement d’une immense utilité. On peut trouver cela dommage.

 

[1] Les Enfants de cinéma ont, eux, rendu publique leur proposition : http://enfants-de-cinema.com/evaluation/appel-initiative-edc/

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