Santé / Culture

On peut rire de la dépression, surtout avec «So sad today»

L'adaptation d'un compte Twitter allant loin dans la description d'une dépression vient de sortir en version française. Extrême et hilarant.

Montage réalisé à partir de la couverture française de «So sad today» | Éditions de l'Olivier
Montage réalisé à partir de la couverture française de «So sad today» | Éditions de l'Olivier

Temps de lecture: 4 minutes

«Pour moi, mettre un enfant au monde alors qu'il n'a rien demandé est une faute morale.» C'est par cette prise de position digne d'Emil Cioran que s'ouvre So sad today, autofiction qui parvient aussi bien à nous faire chialer de rire qu'à nous faire hurler de désespoir. Publié aux éditions de l'Olivier pour sa version française, le livre est présenté comme l'adaptation d'un compte Twitter. Celui de Melissa Broder, qui commença par se cacher derrière le pseudo @sosadtoday avant de sortir de l'ombre à la suite du succès imprévu de son compte.

C'est en juillet 2012 que Melissa Broder, alors écrivaine et poétesse méconnue, ouvre ce compte Twitter, qu'elle considère alors comme un simple déversoir à idées noires. Très vite, le compte @sosadtoday se distingue par son sens du flood («Si j'ai gardé mon compte Twitter anonyme, c'est en partie parce que j'étais gênée de tweeter autant», écrit l'autrice dans le livre), mais aussi et surtout par la clairvoyance avec laquelle il expose facette après facette tout ce à quoi la dépression peut ressembler.

«Cause du décès: les personnes enthousiastes»

Le succès des tweets est immédiat. À ce jour, près de 800.000 personnes se sont abonnées au compte @sosadtoday. Sollicitée par plusieurs médias, Melissa Broder commence dès 2015 à adapter ses tweets sous forme d'articles bien moins lapidaires, mais toujours anonymement, pour les sites Vice et The Fanzine. Ce n'est que quelques mois plus tard qu'elle décide de sortir de l'ombre, révélant son identité dans le cadre d'une interview accordée à Rolling Stone en 2015.

Parfois tragique, souvent cradingue, So sad today est pourtant d'une force absolue, parce que l'emphase de l'écrivaine dynamite tout ce qui pourrait ressembler à du misérabilisme. 

Le livre qui vient de débarquer dans nos librairies consiste en grande partie en une retranscription directe de certains des articles publiés à l'époque, comme par exemple J'ai fait le quizz «Êtes-vous accro à Internet? et la réponse est: oui», le deuxième article jamais publié par Melissa Broder sur Vice.

Le résultat tient autant de Charles Bukowski que de Miranda July. Il y a chez Melissa Broder une obsession de transparence qui le pousse à ne rien dissimuler, même le moins reluisant. Parfois tragique, souvent cradingue, So sad today est pourtant d'une force absolue, parce que l'emphase de l'écrivaine dynamite tout ce qui pourrait ressembler à du misérabilisme. Même lorsqu'elle décrit son émétophilie (atirance quasi fétichiste pour le vomi), Melissa Broder le fait avec inventivité, fantaisie et précision. C'est à la fois complètement fucked up et parfaitement crédible.

«Mon Tumblr top secret qui parle de fétichisme du vomi a 211 followers, ce qui me rend bien plus fière que ce compte Twitter»

Le reflet de son époque

Le comble pour un livre qui parle autant d'addiction, c'est qu'il devient lui-même totalement addictif. Qu'elle parle d'internet, de drogues, de sextos ou de Nicorette, Broder montre à la fois qu'elle a tout compris de son époque (mieux: elle est son époque) et qu'elle maîtrise mieux les comportements addictifs que bien des spécialistes ayant multiplié les études sur le sujet.

Si l'ensemble est aussi drôle, c'est parce que Melissa Broder n'a pas créé de toutes pièces un personnage de femme dépressive dont elle puisse ensuite se servir comme punching-ball humoristique. On en revient à la fameuse interrogation de Pierre Desproges sur l'humour: «Premièrement, peut-on rire de tout? Deuxièmement, peut-on rire avec tout le monde?» (et non pas «On peut rire de tout, mais pas avec n'importe qui», phrase qu'il n'a jamais écrite ni prononcée). So sad today offre une réponse imparable: oui, on peut rire de tout, si c'est la personne concernée qui le décide.

 

«Des études confirment: je suis ma pire ennemie»

Ainsi donc, la psychophobie (fait de discriminer une personne parce qu'elle est atteinte de dépression, ou par exemple de troubles bipolaires) n'est pas la bienvenue, qu'elle soit ou non à des fins humoristiques. En revanche, lorsqu'une personne comme Melissa Broder décide d'étaler sa dépression sur les réseaux sociaux et les sites internet, c'est un grand oui. Surtout lorsqu'elle le fait avec autant de talent. L'entité So sad today (les tweets, les articles, le livre) lui a servi d'exutoire, et c'est formidable. Elle aura aussi permis à des milliers de personnes de s'identifier un peu ou beaucoup, et donc de se sentir moins seules.

«J'aurais peut-être dû m'y attendre: durant les premiers jours sans Effexor, j'avais commencé à voir des morceaux de cadavres à la place des objets, et d'autres images tout aussi obsédantes. Je voyais un bout de couverture et je croyais que c'était une jambe. Je prenais une mallette noire pour un monstre. Mais tant que ce n'est pas complètement la merde, je crois toujours pouvoir gérer. En me rendant compte que ce n'étaient que des objets, j'explosais de rire. Ça va faire un tweet vraiment marrant.»

Le message va même au-delà: avec So sad today, Melissa Broder invite les personnes touchées par la dépression à la réinventer, à en faire ce qu'elles veulent. Hurler son désespoir et son envie de mourir? Pas de problème. Faire des blagues sur son anorexie, la pauvreté de sa vie affective, le caractère sordide de sa vie sexuelle? Aucun souci non plus. L'air de rien, So sad today invite celles et ceux qui vont mal à prendre la parole, à ne pas avoir honte, à refuser de rester cachées.

Semence et parents morts

Et puis c'est juste à hurler de rire. Dans le chapitre Aime comme si tu essayais de combler un vide, il y a notamment quatre pages d'anthologie, dont la morale m'empêche de vous copier ici le moindre extrait. Dans ce passage, un échange de «textos cochons» dévie assez rapidement de la trajectoire dite normale, pour évoquer des tweets que l'on imprimerait avant de les asperger de semence, des chibres qui traversent l'espace-temps des des cadavres de parents morts. Je suis un être sinistre, je ne ris que quand je me brûle, et pourtant j'ai frôlé le fou rire en lisant ces pages.

«"Message vu" sur Facebook: une histoire d'amour»

C'est là le miracle de So sad today: alterner le dégueulasse, le bouleversant et le sublime, et servir l'ensemble sous la forme d'un cocktail hyper équilibré. Melissa Broder dit des choses magnifiques sur l'amour (et notamment sur celui qu'elle nomme «Rocco Siffredi» dans son livre parce qu'il souhaitait garder l'anonymat). Ce qu'elle raconte des relations libres est aussi frappé au coin du bon sens. C'est finalement un livre très rassurant: qu'elle parle de polyamour ou de fétichisme du vomi, l'autrice nous montre qu'il existe parfois un fossé infranchissable entre la personne que l'on aimerait être (libre, sans tabou, capable d'explorer tous ses fantasmes à fond) et celle que l'on est vraiment. Contre toute attente, le bien que fait ce bouquin est incommensurable.

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