Société

«Je sabote chaque relation dès qu’elle implique un rapprochement émotionnel»

[C'est compliqué] Cette semaine, Lucile conseille Kevin, pour qui montrer ses sentiments est une forme de faiblesse, et qui peine à s'investir dans une relation longue avec une femme.

«J’ai l’impression diffuse que je ne m’autorise pas vraiment à être heureux avec quelqu’un d’autre.» | Mag Pole via <a href="https://unsplash.com/photos/aT_wCsq07FA">Unsplash</a>
«J’ai l’impression diffuse que je ne m’autorise pas vraiment à être heureux avec quelqu’un d’autre.» | Mag Pole via Unsplash

Temps de lecture: 4 minutes

«C’est compliqué» est une sorte de courrier du cœur moderne dans lequel vous racontez vos histoires –dans toute leur complexité– et où une chroniqueuse vous répond. Cette chroniqueuse, c’est Lucile Bellan. Elle est journaliste: ni psy, ni médecin, ni gourou. Elle avait simplement envie de parler de vos problèmes. Si vous voulez lui envoyer vos histoires, vous pouvez écrire à cette adresse: [email protected].

Vous pouvez aussi laisser votre message sur notre boîte vocale en appelant au 07 61 76 74 01 ou par Whatsapp au même numéro. Lucile vous répondra prochainement dans «C'est compliqué, le podcast», dont vous pouvez retrouver les épisodes ici.

Et pour retrouver les chroniques précédentes, c’est par là.

Chère Lucile,

Je m’appelle Kevin et j’ai 24 ans. Pour bien comprendre ce qu'il m’arrive, je pense qu’il faut comprendre comment je suis devenu ce que je suis aujourd’hui. J’ai eu une enfance honnêtement difficile, que j’ai plutôt mal vécue. À l’école primaire, j’étais ce petit enfant fragile, victimisé par tout le monde, car j’étais un «intello» et ne me défendais pas par la violence. J'étais régulièrement victime de ce que l’on appelle aujourd’hui le bullying, et en tant qu’enfant, je pensais régulièrement à me suicider.

Ma mère et les maîtresses d’école ne me croyaient pas quand je disais que l’on me harcelait à l’école, et mes parents ne m’ont jamais inculqué l’importance de savoir s’imposer et de ne pas se laisser marcher sur les pieds. J’ai donc gardé pour moi le fait que j’étais régulièrement insulté et frappé à l’école.

Au collège, je ne me faisais plus harceler, mais ma confiance en moi n’a pourtant pas augmenté. J’ai notamment connu des épisodes d’acné importants qui me faisaient me sentir laid, et ma confiance en moi était proche du néant durant cette période.

C’est au lycée que j’ai peu à peu commencé à me sentir mieux, notamment en prenant davantage soin de moi et de mon apparence. Depuis lors, je n’ai pas eu de problème pour plaire à l’autre sexe. Néanmoins, je sens que j’ai développé une espèce de méfiance envers les relations amoureuses et l’engagement amoureux. Je ne crois d’ailleurs pas vraiment à l’amour et j’ai une vision assez cynique du sujet.

Pour être clair, je vois les relations comme un champ de bataille, où il s’agirait de s’en sortir avec le moins de blessures possible. J’ai peur de m’attacher, car je sais que c’est remettre à l’autre la possibilité de me blesser. Et me connaissant, j’ai une capacité à m’attacher assez facilement à l’autre personne, surtout quand je sens que je suis en phase avec elle et que l’attraction dépasse le simple aspect physique.

J’ai peur de montrer ma faiblesse en m'attachant à quelqu'un. D’autant plus que paradoxalement, je sens que ce comportement ne plaît pas et que pour le bien de la relation, il vaut parfois mieux faire comme si l'on s’en foutait. J’ai l’impression que l’amour est un jeu où celui qui attache le plus d’importance à la relation perd et dès lors, j’essaie de ne pas perdre.

Jusqu'à présent, je n’ai eu qu’une relation à proprement parler, qui a duré trois mois et qui s’est terminée car j’ai dû partir à l'étranger. J’ai eu beaucoup plus de relations sans lendemain et de sex friends mais pas d’autres relations suivies, car inconsciemment, je sens que je sabote chaque relation naissante dès qu’elle implique un rapprochement émotionnel de ma part.

Cela passe par des paroles désobligeantes pour que la personne décide d’elle-même de s’éloigner de moi, jusqu'à l’éloignement volontaire de ma part. Mon entourage a beaucoup de mal à comprendre car les occasions ne manquent pas, mais je continue de rater le coche lorsqu’il s’agit des relations.

J’ai l’impression diffuse que je ne m’autorise pas vraiment à être heureux avec quelqu’un. Comme si en quelque sorte je ne le méritais pas, que je sentais que j’allais nécessairement tout gâcher et que du coup, il valait mieux tout ruiner maintenant plutôt que d’attendre.

Je tiens à préciser que je suis heureux seul et que je n’attends pas d’une autre personne qu’elle me rende heureux, mais plutôt que je cherche quelqu’un avec qui être moi-même et avec qui je partagerais mon bonheur. J’ai au fond l’envie de partager une vraie relation avec une femme, mais je n’y arrive pas.

Kevin.

Cher Kevin,

Je me méfie des phrases comme «il vaut parfois mieux faire comme si l'on s’en foutait». Je vais vous le dire, de ma plutôt grande expérience des relations amoureuses: ces règles ne servent à rien. À vrai dire, les seuls endroits où je les ai vues énoncées de la sorte étaient sur des sites consacrés à la drague et tenus par des masculinistes notoires. Et les hommes qui les écoutent, ces gens-là, sont des hommes comme vous: des hommes qui ont souffert. Certains transforment leur frustration et leurs angoisses en violences contre les femmes. Ne devenez pas l’un de ceux-là.

En fait, vous devez comprendre que «les femmes», ça n’existe pas. Que toutes les personnes qui vous ont brimé dans votre jeunesse n’ont pas un seul et même visage. L’autre n’est pas une entité unique et terrifiante qui porte en elle toutes les souffrances de votre enfance. Vous réagissez en réalité comme l’enfant que vous étiez alors. Mais cet enfant a grandi. Et de vos yeux d'adulte, je suis sûre que vous voyez déjà le monde autrement.

Si vous voyez l’amour et le couple comme une zone de guerre, je vous arrête tout de suite, ne vous lancez pas dans la bataille. C’est le meilleur moyen de finir estropié pour une cause que l'on ne comprend pas vraiment.

Je me suis mariée à deux reprises, j’ai été en couple un certain nombre de fois, et je peux vous assurer que malgré les déconvenues, malgré la souffrance, malgré les larmes, je me suis toujours engagée dans mes histoires d’amour avec bonheur. Parce que j’ai toujours su que le sentiment d’être bien avec l’autre, les moments de tendresse et de complicité valent mille fois plus que les larmes qui n’arriveront peut-être jamais.

Pourquoi partir perdant? Je peux vous assurer que si vous traitez l’autre comme une alliée plutôt que comme une ennemie, vous aurez beaucoup moins de raisons de voir couler vos larmes –et de faire couler les siennes.

Vous n’êtes plus un enfant apeuré, vous êtes devenu un adulte qui a souffert mais qui s’est construit avec cette souffrance. Si vous transformez votre expérience en empathie, cela peut même devenir une grande richesse.

Je vous conseille de changer d’attitude, de faire confiance à l’autre. La prochaine femme qui vous plaira vraiment, et à qui vous semblerez plaire en retour, je vous conseille de lui dire sans détour qui vous êtes: «J’ai été un enfant en souffrance, alors je ne sais pas toujours bien réagir et je peux avoir besoin de me protéger.» Vous verrez sa réaction. Personnellement, je n’ai jamais rejeté quelqu’un pour ces raisons. Je crois que peu de femmes le feront.

C’est votre histoire, c’est vous, n’en ayez pas honte. Si vous n’êtes pas sincère, si vous cachez un élément aussi important de votre personnalité, je doute qu’il soit possible de vous comprendre et de vous aimer pleinement, comme vous le méritez.

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